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Plateforme critique de la recherche scientifique

Publie le mardi 17 octobre 2006 par Open-Publishing
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Le modèle de la science conserve aujourd’hui une grande force, image
d’universalité et de puissance dans un contexte de dérèglement climatique et
de délabrement social globalisé. Au milieu de tous ces progrès dans
l’absurdité de la vie, de la brutalité croissante des sociétés, la Recherche
est bien le seul domaine qui donne l’image rassurante d’une continuité avec
les époques antérieures. Un domaine qui semble à peu près à l’abri de la
mesquinerie des rapports marchands. Un domaine où, quand tout s’écroule parailleurs, ça continue d’avancer. Illusion funeste.

Certes, un corpus de connaissances rigoureusement établi sera toujours
indispensable, tout comme l’élaboration de techniques au service
des-communautés humaines. Mais tout cela est très marginal au sein de ce que l’on appelle aujourd’hui la Recherche, et sert le plus souvent à justifier
le reste. La bonne conscience naïve rejoint le pire cynisme dans ses effets,
laissant le champ libre à toutes les aberrations imaginables. On ne se sauve
pas en servant de soutien idéologique aux pires atrocités.

En cette période troublée où, tant dans la bouche des chercheurs que dans
l’imagerie collective, la technoscience s’affiche comme seule apte à définir
notre avenir commun, nous, jeunes étudiant-e-s, chercheur-euse-s,
chômeur-euse-s, ancien-ne-s croyant-e-s en la capacité de l’Université à
nous sauver de tâches idiotes ou irresponsables, avons décidé de nous
organiser en vue d’un bouleversement radical que nous avons choisi de ne pas attendre.

Nous dénonçons la collaboration active des chercheurs avec les pouvoirs
militaires et industriels qui les financent, définissent leurs objectifs et
utilisent les connaissances et les techniques issues des laboratoires. Cette
collaboration remonte aux origines de la science moderne : les progrès des
sciences ont toujours entretenu d’étroites relations avec ceux des
techniques de guerre. Mais elle a connu un saut quantitatif et qualitatif
décisif avec la Seconde Guerre Mondiale. Aujourd’hui, la plupart des
recherches scientifiques servent avant toute chose à accroître la puissance
militaire et économique, et non à faire avancer les connaissances. La
volonté de savoir est l’alibi qui sert à faire accepter la course à
l’armement et la compétition économique internationale.

À l’heure où ce goût pour la puissance vient clore tout questionnement sur
le monde, nous tenons à dénoncer les mythes qui viennent légitimer ou
occulter cette collaboration :

Le mythe du Progrès est de moins en moins crédible à mesure que se
multiplient, surtout pour les plus pauvres, les conséquences catastrophiques
du développement économique. Les recherches les plus nauséabondes et
intéressées ont toujours prétexté qu’elles allaient guérir et nourrir le
plus grand nombre, améliorer les conditions de vie. Mais à la place de ces
avancées, on constate que la modernisation a causé un tel désastre
écologique que les choses les plus élémentaires sont maintenant devenues du
luxe : eau et air purs, alimentation saine, végétation. De plus, l’idée d’un
progrès continu des conditions d’existence grâce au perfectionnement
technique dissimule la soumission des individus à des phénomènes qui
s’imposent à eux, les rendant quotidiennement dépendants des nouvelles
technologies et des satisfactions compensatoires qu’elles pourvoient. Dans
le cas de la science, la vision progressiste de l’histoire se berce encore
de l’idée que toute avancée des connaissances est intrinsèquement bonne,
même quand dans l’immédiat elle est associée au pire. Il est pourtant urgent
de comprendre que les dégâts induits par la frénésie scientifique sont
souvent irréversibles. Principale responsable de leur multiplication, la
technoscience ne pourra rien (ou si peu) face aux radiations, aux cyclones
ou aux cancers, qui sont et resteront des catastrophes. Prétendre les
résoudre par des solutions techniques revient à s’enfermer dans une fuite en
avant absurde. Quant à l’idée d’une éventuelle réappropriation de cet
ensemble technologique, elle est aussi aberrante que celle de vouloir faire
d’une aire d’autoroute un lieu de convivialité. Le mythe de la « Recherche
publique » dessine l’image d’une recherche qui obéirait à des critères
fondamentalement différents de ceux de la recherche privée. Or les deux sont
depuis longtemps inextricables, tant au niveau de l’organisation et du
financement des programmes que du type de questionnement en vigueur. Dans l’ensemble, elles participent du même projet d’artificialisation de la vie
et de mécanisation des relations humaines. Nous voyons ceci explicitement
confirmé, depuis quelques années, dans la recherche publique, où se trouvent
mises en avant les valeurs et les pratiques des secteurs les plus « 
dynamiques » de l’économie marchande (start-ups, PME de pointe, etc.). Le
mythe de la « science pure » est né précisément au moment où l’imbrication
de l’industrie et de la science était définitivement scellée. Depuis ses
débuts, la science moderne consiste essentiellement à produire des faits à
partir de machines : c’est une technoscience. Le mouvement même des
techniques et des savoirs rend aujourd’hui insensée la croyance en une
science qui serait pure connaissance, à côté d’une science dite « appliquée
 ». Dans les sciences dures, les faits sont informulables en dehors de tout
l’appareillage technologique qui les sous-tend, préside aux expérimentations
et structure le rapport à la réalité des chercheurs. Dans les sciences
prétendument humaines, les rares chercheurs refusant de gérer et
d’instrumentaliser les populations ne pèsent rien face aux techniciens du
social et finissent le plus souvent par travailler pour eux.
Il faut donc rompre avec le projet des sciences modernes, tel qu’il s’est
cristallisé au XVIIe siècle (et qui est encore aujourd’hui une référence
indépassable, malgré les précautions parfois prises). Il consistait à
établir une connaissance totale et objective des phénomènes grâce aux
mathématiques et à en acquérir la maîtrise technique immédiatement associée, pour le plus grand bonheur de l’humanité. Les progrès de la science ont d’eux-mêmes confirmé l’inanité de cette religion de substitution : la
science, aussi avancée soit-elle, n’atteindra jamais l’objectivité absolue
et ne fournira pas de réponse aux interrogations fondamentales de l’être
humain. Quant au versant pratique, le XXe siècle a consacré l’échec du point
de vue de l’ingénieur : loin de servir le bonheur et la liberté, le
formidable accroissement de puissance permis par la Recherche a surtout
contribué à dissoudre les sociétés humaines à coup d’assujettissements et de
dépendances, et à mettre en péril les conditions minimales de notre survie.

Débarrassée de tous les freins sociaux et politiques, la gestion
quantitative du monde se révèle catastrophique. Elle ne continue à donner
l’illusion de sa maîtrise qu’en étendant toujours plus loin son champ
d’expérimentation, ses initiatives réductionnistes et ses équations hors de
propos. Dans leurs désirs d’omnipotence et de manipulation, les
gestionnaires continuent de faire « comme si » cette maîtrise était réelle,
persistant, par des pratiques frauduleuses et des expérimentations
dangereuses, à faire entrer de force dans leurs modèles mécanistes tout ce
qu’ils ont renoncé à comprendre. Jusqu’à en arriver à produire une vie en
bulle, dans laquelle personne ne dispose plus des points de repère
permettant de réfléchir et de juger.

À rebours de tous les projets politiques, de gauche ou de droite, qui
souscrivent encore à ce projet de maîtrise totale du vivant et ne proposent
que de s’y engouffrer un peu plus, nous pensons que le point de départ de
toute réflexion politique devrait résider dans ce double constat :

L’effondrement de plus en plus rapide des conditions biologiques de notre
survie (et corrélativement, la mainmise de la technoscience sur la survie et
la reproduction de tous).

L’impuissance grandissante des êtres humains sur le cours de leur existence,
vidant de leur substance les concepts de raison et de liberté. Partir de ce
double constat, c’est saisir les difficultés dans lesquelles nous nous
trouvons pour lutter. D’une part, la précarité des conditions de vie, toile
de fond de tous discours et projet politiques, sert de plus en plus à
justifier la passivité et à détruire les initiatives qui vont dans le sens
de l’autonomie. D’autre part, la réduction de tous au statut de rouage dans
les structures de production et d’échange nous a largement désappris ne
serait-ce que l’usage de la parole pour réfléchir ensemble. Nous croyons
pourtant que la raison critique et la sensibilité, aussi atrophiées soient
elles aujourd’hui, nous rendent malgré tout irréductibles à du bétail, des
marchandises ou des machines. C’est en nous appuyant, entre autres, sur ces
facultés, que nous pourrons maintenir une indépendance critique, et cultiver
des réflexions et des savoir-faire qui ne donnent pas prise aux États, aux
industries et à leurs marchandises. S’en prendre à la Recherche signifie se
placer à côté de tous ceux et toutes celles qui essaient de se réapproprier
leur vie.

Tant de choses sont à faire pour mener une telle offensive :

Prendre conscience qu’il y a déjà des lignes de fracture au sein de la
Recherche, que le malaise lié à la vie dans les laboratoires, aux
conceptions qui y sont cultivées et au sentiment de participer à
l’écrasement des gens est bien réel, et qu’il n’est pas seulement un
problème de caractère, de psychologie individuelle. Approfondir l’analyse,
dans chacun des domaines que nous connaissons, recenser, actualiser et
mettre en commun les critiques de la science moderne, pour rompre avec la
spécialisation et l’isolement qui ont cours dans les laboratoires.

Comprendre comment des mouvements de contestation forts dans les années
1970, comme par exemple les luttes contre la recherche militaire ou le
nucléaire, se retrouvent aujourd’hui complètement anéantis, noyés sous le
déferlement technologique.

Diffuser cette critique de la Recherche et du monde industrialisé partout où il est encore possible de faire entendre une voix discordante, et mettre fin, là où l’on peut, à l’insupportable impunité de l’obscurantisme scientiste. Dénoncer sans ambiguïté toutes les procédures pseudo démocratiques (forums hybrides, conférences de citoyens, sondages sur internet...) qui consistent à faire valider par le plus grand nombre des décisions déjà prises, et qui, par-là, intègrent, neutralisent et discréditent la critique. Être partout, en somme, où se déploie la dictature ordinaire de la vérité des experts, afin de rappeler les vérités dont ils s’agit, quelles usurpations et quel type de monde ils défendent.

Nous appelons à établir les liens encore possibles entre toutes les
personnes qui, issues ou non du milieu scientifique, parfois s’ignorent et
entendent résister en acte à l’avancée de la technoscience. La question
n’est pas de rapprocher la science du citoyen, mais de casser la logique de
l’expertise, de dénoncer le mensonge de la neutralité de la recherche et
d’empêcher la science contemporaine de contribuer, au jour le jour, à
détruire la politique, la remplaçant par une affaire technique.

Si nous aimons la curiosité et le souci de compréhension, nous pensons
qu’ils seraient bien mieux employés à l’encontre de ce qui nous arrive.

Groupe Oblomoff 21ter, rue Voltaire 75011 Paris

oblomoff@no-log.org

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