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Le citoyennisme...........

Publie le vendredi 28 novembre 2003 par Open-Publishing

"Si la logique de la fausse conscience ne peut se connaître elle-même
véridiquement, la recherche de la vérité critique sur le spectacle
doit aussi être une critique vraie. Il lui faut lutter pratiquement
parmi les ennemis irréconciliables du spectacle, et admettre d’être
absente là où ils sont absents. Ce sont les lois de la pensée
dominante, le point de vue exclusif de l’actualité, que reconnaît la
volonté abstraite de l’efficacité immédiate, quand elle se jette vers
les compromissions du réformisme ou de l’action commune de débris
pseudo-révolutionnaires. Par là le délire s’est reconstitué dans la
position même qui prétend le combattre. Au contraire, la critique qui
va au delà du spectacle doit savoir attendre."

Guy Debord.

La Société du Spectacle.

Les thèses rassemblées ici n’ont pas la prétention de dire le dernier
mot sur le sujet dont elles traitent. Elles sont plutôt un ensemble
de pistes dont certaines pourront être suivies, approfondies, et
d’autres peut-être simplement abandonnées. Si nous parvenons à donner
quelques points de repères (historiques, entre autres) à une critique
qui se cherche encore, nous aurons pleinement atteint notre but. Nous
pensons également que ni ce texte ni aucun autre ne pourra, par la
seule force de la théorie, abattre le citoyennisme. La véritable
critique du citoyennisme ne se fera pas sur le papier, mais sera
l’œuvre d’un mouvement social qui devra forcément contenir cette
critique, ce qui ne sera pas, loin s’en faut, son seul mérite. A
travers le citoyennisme, et parce que le citoyennisme y est contenu,
c’est l’ordre social présent tout entier qui sera remis en cause. Le
moment nous semble bien choisi pour commencer cette critique. Si le
citoyennisme a pu, à ses débuts, entretenir un certaine confusion
autour de ce qu’il était réellement, il est aujourd’hui contraint par
son succès même à s’avancer de plus en plus à découvert. A plus ou
moins court terme, il devra montrer son vrai visage. Ce texte vise à
anticiper sur ce démasquage, pour qu’au moins certains ne soient pas
alors pris de court, et sachent peut-être réagir de manière
appropriée.

I. Définition préalable.

Nous ne donnerons ici qu’une définition préalable du citoyennisme,
c’est à dire ne portant que sur ce qu’il est le plus évidemment.
L’objet de ce texte sera de commencer à le définir de façon plus
précise.
Par citoyennisme, nous entendons d’abord une idéologie dont les
traits principaux sont 1°) la croyance en la démocratie comme pouvant
s’opposer au capitalisme 2°) le projet d’un renforcement de l’Etat
(des Etats) pour mettre en place cette politique 3°) les citoyens
comme base active de cette politique.
Le but avoué du citoyennisme est d’humaniser le capitalisme, de le
rendre plus juste, de lui donner, en quelque sorte, un supplément
d’âme. La lutte des classes est ici remplacée par la participation
politique des citoyens, qui doivent non seulement élire des
représentants, mais agir constamment pour faire pression sur eux afin
qu’ils appliquent ce pour quoi ils sont élus. Les citoyens ne doivent
naturellement en aucun cas se substituer aux pouvoirs publics. Ils
peuvent de temps en temps pratiquer ce qu’Ignacio Ramonet a appelé
la "désobéissance civique" (et non plus "civile", qui rappelle trop
fâcheusement la "guerre civile"), pour contraindre les pouvoirs
publics à changer de politique.

Le statut juridique de "citoyen", compris simplement comme
ressortissant d’un Etat, prend ici un contenu positif, voire même
offensif. Pris comme adjectif, "citoyen" décrit en général tout ce
qui est bon et généreux, soucieux et conscient de ses
responsabilités, et plus généralement, comme on disait
autrefois, "social". C’est à ce titre qu’on peut parler "d’entreprise
citoyenne", de " débat citoyen", de "cinéma citoyen", etc.
Cette idéologie se manifeste à travers une nébuleuse d’associations,
de syndicats, d’organes de presse et de partis politiques. Pour la
France on a des associations comme ATTAC, les amis du Monde
Diplomatique, AC !, Droit au Logement, l’APOC (objecteurs de
conscience), la Ligue des Droits de l’Homme, le réseau Sortir du
nucléaire, etc. Il est à noter que la plupart du temps les personnes
qui militent au sein de ce mouvement font partie de plusieurs
associations à la fois. Côté syndicats on a la CGT, SUD, la
Confédération Paysanne, l’UNEF, etc. Les partis politiques sont
représentés par les partis trotskistes, et les Verts. Les partis
politiques ont toutefois un statut à part dans le citoyennisme, mais
nous y reviendrons. A l’extrême gauche du citoyennisme, on peut
inclure la Fédération Anarchiste, la CNT et les anarchistes
antifascistes, qui se mettent le plus souvent à la remorque des
mouvements citoyennistes pour y rajouter leur grain de sel
libertaire, mais se trouvent de fait sur le même terrain.

A l’échelle mondiale on a des mouvements comme Greenpeace, etc., et
tout ce qui s’est retrouvé à Seattle en fait de syndicats,
associations, lobbies, tiers-mondistes, etc.
La liste complète serait fastidieuse à donner. L’important est que
tous ces groupements se retrouvent idéologiquement sur le même
terrain, avec des variantes locales. Le citoyennisme est désormais un
mouvement mondial, qui repose sur une idéologie commune. De Seattle à
Belgrade, de l’Equateur au Chiapas, on assiste à sa montée en force,
et il s’agit donc maintenant, pour lui comme pour nous, de savoir au
juste quel chemin il prendra, et jusqu’où il pourra aller.

II. Prémisses et fondements.

Les racines du citoyennisme sont à chercher dans la dissolution du
vieux mouvement ouvrier. Les causes de cette dissolution sont à la
fois l’intégration de la vieille communauté ouvrière et l’échec
manifeste de son projet historique, lequel a pu se manifester sous
des formes extrêmement diverses (disons du marxisme-léninisme au
conseillisme). Ce projet se ramenait, dans ses diverses
manifestations, à une reprise du mode de production capitaliste par
les prolétaires, mode de production duquel ils sont les enfants et
donc les héritiers. L’accroissement des forces productives, dans
cette vision du monde, était également la marche vers la révolution,
le mouvement réel à travers lequel le prolétariat se constituait
comme future classe dominante (la dictature du prolétariat),
domination qui menait ensuite (après une très problématique "phase de
transition") au communisme. L’échec réel de ce projet a eu lieu dans
les années 1920, et en 1936-38 en Espagne. Le mouvement international
des années 1968 a souvent été nommé "deuxième assaut prolétarien
contre la société de classe", venant après celui de la première
moitié du XXème siècle.

Les années 70, puis les années 80, avec la crise et la mise en place
de la mondialisation sous sa forme moderne, marquent le déclin et la
disparition de ce projet historique. Cette mondialisation se
caractérise par l’automation croissante, donc par le chômage de
masse, et les délocalisations dans les pays les plus pauvres, qui
jettent hors de l’usine le vieux prolétariat industriel des pays les
plus développés. On observe ici une tendance des entreprises à
se "débarrasser" au moins formellement d’une bonne partie leur
secteur productif pour le reléguer dans la sous-traitance, pour
idéalement ne plus s’occuper que de marketing et de spéculation.
C’est ce que les citoyennistes nomment la "financiarisation du
capital". Une entreprise comme Coca-Cola ne possède aujourd’hui
directement quasiment plus aucune unité de production mais se
contente de "gérer la marque", de faire fructifier son capital
boursier, et "réinvestir" en rachetant des concurrents plus petits
auxquels elle fait également subir une délocalisation forcenée, etc.
On a un double mouvement de concentration du capital et d’émiettement
de la production. Une voiture peut se composer de pare-chocs
fabriqués au Mexique, de composants électroniques taiwanais, le tout
étant assemblé en Allemagne, tandis que les bénéfices transitent par
Wall-Street.

Les Etats quant à eux accompagnent cette mondialisation en se
défaisant du secteur public hérité de l’économie de guerre
(dénationalisations), en "flexibilisant" et en réduisant autant qu’il
est possible le coût du travail. Cela donne en France la loi sur les
35 heures que réclamait a cor et à cri le très citoyenniste (dans ses
manifestations officielles du moins) mouvement des chômeurs de 1998,
et le PARE. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 et le mouvement
des étudiants et des cheminots en 1986 sont des repères qui nous
permettent de situer les progrès de cette dissolution et le
remplacement progressif du vieux mouvement ouvrier par le
citoyennisme, dans le cadre de la mondialisation.

Le mouvement de 1968, en France comme dans le monde, a bien été
le "dernier assaut contre la société de classes". Son échec marque la
liquidation historique de ce qu’a été jusqu’à ce moment-là le vieux
rêve de la révolution prolétarienne, à savoir le rêve de l’assomption
historique du prolétariat comme prolétariat, c’est à dire comme
classe du travail. L’autogestion et les conseils ouvriers ont été la
limite extrême de ce mouvement. Nous ne le regrettons pas. C’est
aussi toute une contestation sociale beaucoup plus large et
multiforme qui a été liquidée au sortir de ces années-là, lorsque
s’est abattue sur le monde la chape de plomb des années quatre-vingt.
Même si on l’entend encore dans des manifestations, le slogan "tout
est à nous, rien n’est à eux" est l’exact contraire de la réalité, et
l’a toujours été Bien entendu, il fait aujourd’hui allusion à une
illusoire "répartition des richesses" (et de quelles "richesses" peut-
on aujourd’hui parler ?), mais il provient en droite ligne du vieux
mouvement ouvrier, qui entendait gérer par lui-même le monde
capitaliste. On voit à travers ce slogan à la fois une résurgence,
une continuité et un détournement des idéaux du vieux mouvement
ouvrier (naturellement dans ce qu’il avait de moins révolutionnaire)
par le citoyennisme. C’est ce qu’on appelle l’art d’accommoder les
restes. Nous y reviendrons plus loin. La disparition de la conscience
de classe et de son projet historique, rendus caducs par l’éclatement
et la parcellarisation du travail, par la disparition progressive de
la grande usine "communautaire", et également par la précarisation du
travail (tout ceci résultant non d’un complot visant à museler le
prolétariat mais du processus d’accumulation du capital qui l’a mené
jusqu’à la mondialisation actuelle), ont laissé le prolétariat
aphone. Il en vient même à douter de sa propre existence, doute qui
fut encouragé par nombre d’intellectuels et par ce que Debord a
défini comme "spectaculaire intégré", qui n’était que l’intégration
au "spectacle".

Privée de perspectives, la lutte des classes ne pouvait que
s’enfermer dans des luttes défensives, parfois d’ailleurs très
violentes comme en Angleterre. Mais cette énergie était surtout
l’énergie du désespoir. On peut aussi noter que cette perte de
perspectives positives s’est souvent manifestée, chez les individus
qui avaient connu les années 60-70, par un désespoir personnel très
réel, parfois poussé jusqu’à ses dernières conséquences, suicide ou
terrorisme.

Le citoyennisme vient s’inscrire dans ce cadre. Le deuil de la
révolution ayant été fait, plus aucune force ne se sentant en mesure
d’entreprendre à nouveau de transformer radicalement le monde, il
fallait bien, l’exploitation suivant son cours, que s’exprime une
contestation. Ce fut le citoyennisme.

Son acte officiel de naissance peut être situé en décembre 1995. Ce
mouvement, sur la base très réelle de l’opposition à la privatisation
du secteur public et donc de l’aggravation des conditions de travail
et de la perte de sens de ce travail lui-même, ne pouvait dans la
situation présente se manifester que comme défense du service public,
et non comme remise en question de la logique capitaliste en général,
telle qu’elle se manifeste dans le service public. Cette défense du
service public implique logiquement que l’on considère que le service
public soit ou plutôt doive être en dehors de la logique capitaliste.
C’est un mauvais procès que l’on a fait à ce mouvement lorsqu’on lui
a reproché d’être un mouvement de privilégiés, ou simplement
d’égoïstes corporatistes. Mais on peut constater que même les actions
les plus radicales et les plus généreuses de ce mouvement en
portaient la limite. Alimenter gratuitement en électricité des foyers
est une chose, réfléchir sur la production et l’emploi de l’énergie
en est une autre. On peut voir à travers ces actions que l’Etat est
ici conçu comme une communauté parasitée par le capital, lequel
viendrait s’intercaler entre les citoyens-usagers et l’Etat. Le
citoyennisme ne dit pas autre chose. On peut constater que le
citoyennisme ne récupère pas un mouvement qui serait plus radical. Ce
mouvement est simplement absent, pour l’heure. Le citoyennisme se
développe comme l’idéologie nécessairement produite par une société
ne concevant plus de perspectives de dépassement.

L’autre constatation que l’on peut faire, c’est que le mouvement de
1995, acte de naissance du citoyennisme, fut un échec, même dans ses
objectifs limités. La privatisation du secteur public continue de
plus belle, et il peut même se situer en avant-garde de l’idéologie
du privé, comme entreprise participative, implication dans la
gestion, etc. On y dégraisse également, et on y crée des emplois
précaires, les "emplois-jeunes". On y supprime des postes et
surcharge de travail les postes restants. Le secteur public est
également en première ligne pour l’application de la loi sur les
trente-cinq heures, et donc la flexibilisation. Une fois de plus,
s’il en était besoin, on peut voir que la logique de l ’Etat et celle
du capital ne s’opposent en rien, et c’est là une des limites
internes du citoyennisme.

III. Le rapport à l’Etat, le "réformisme" et le keynésianisme.

Le rapport du citoyennisme à l’Etat est à la fois un rapport
d’opposition et de soutien, disons de soutien critique. Il peut s’y
opposer, mais ne peut se passer de la légitimation qu’il lui offre.
Les mouvements citoyennistes doivent très rapidement se poser en
interlocuteurs, et pour cela ils doivent parfois entreprendre des
actions "radicales", c’est à dire illégales ou spectaculaires. Il
s’agit là à la fois de se poser en victime, de prendre l’Etat en
défaut (c’est à dire opposer l’Etat idéal à l’Etat réel), et
d’arriver plus vite à la table de négociations. L’arrivée des CRS est
le signe qu’on a été entendu. Naturellement, tout ceci doit se passer
sous l’oeil des caméras. La répression est l’acte de naissance des
mouvements citoyennistes, elle n’est plus comme autrefois le moment
de l’affrontement où l’on mesure le rapport de force, mais celui
d’une légitimation symbolique. D’où, par exemple, le malentendu entre
René Riesel et les quelques autres de la Confédération Paysanne qui
voulaient créer ce rapport de force, et José Bové (et manifestement
la plus grande partie de la Confédération), qui par une action
spectaculaire entendait poser son mouvement comme interlocuteur de
l’Etat, ce en quoi il a d’ailleurs partiellement réussi.

L’Etat lui même entérine bien volontiers ces pratiques, et n’importe
qui aujourd’hui peut faire une petite manifestation, par exemple
bloquer le périphérique, et être ensuite reçu officiellement pour
exposer ses griefs. Les citoyennistes s’indignent d’ailleurs de cet
état de fait qu’ils ont contribué à créer, trouvant qu’on ne peut
tout de même pas déranger l’Etat pour rien. Les interlocuteurs
privilégiés voient d’un mauvais oeil les parasites, les pique-
assiettes de la démocratie.

Des pratiques citoyennistes sont également promues directement par
l’Etat, comme le montrent les "conférences citoyennes" ou
les "concertations citoyennes" par lesquelles l’Etat entend "donner
la parole aux citoyens". Il est intéressant de constater à quel point
les citoyennistes se contentent facilement de n’importe quel ersatz
de dialogue, et veulent bien admettre tout ce qu’on voudra, pourvu
qu’on les ait écoutés, et que des experts aient "répondu à leurs
inquiétudes". L’Etat joue ici le rôle de médiateur entre la "société
civile" et les instances économiques, comme les citoyennistes seront
ensuite médiateurs du programme de l’Etat (qui n’est que
l’accompagnement de la dynamique du capital), révisé de façon
critique, vers la "société civile". On l’a vu avec la loi sur les 35
heures. Ils jouent ici le rôle qui était classiquement dévolu aux
syndicats dans le monde du travail, pour tout ce qu’on appelle "les
problèmes de société". L’ampleur de la mystification montre aussi
l’ampleur du champ de la contestation possible, qui s’est étendu à
tous les aspects de la société. Dans leur rapport à l’Etat, les
citoyennistes commencent aussi, en tout cas en France, à être malades
de leur victoire. De plus en plus, le mouvement se scinde, et se
recompose, entre ceux qui ont tendance à faire confiance au pouvoir
(à la gauche) et ceux, plus radicaux, qui entendent continuer le
combat. Mais le problème essentiel n’en reste pas moins posé. La
gauche étant au pouvoir, pour qui d’autre pourront-ils voter ? Faut-
il plus de Verts au gouvernement, ou faut-il au contraire que les
Verts se retirent du pouvoir pour mieux jouer leur rôle d’opposants ?
Mais à quoi peut servir un parti politique, si ce n’est à entrer dans
l’arène démocratique ?

Le citoyennisme est constitutivement incapable de se concentrer en un
parti, en tout cas dans les sociétés qui sont déjà démocratiques. Il
faut une dictature ou une démocratie autoritaire pour que les
aspirations de la petite et moyenne bourgeoisie entrent en résonance
avec une contestation plus vaste, et puissent se concentrer en un
parti démocratique d’opposition radicale. On l’a vu a Belgrade ou au
Venezuela avec le national-populiste Chavez. Mais partout où la
démocratie est déjà là, des partis correspondant tant bien que mal
aux aspirations de cette petite et moyenne bourgeoisie existent déjà,
et c’est justement ce système de partis dont une large part des
citoyennistes se méfient. Dans les pays les plus avancés, le
citoyennisme se concentre essentiellement autour d’un désir de
démocratie plus directe, "participative", une démocratie
de "citoyens". Ils ne se proposent naturellement aucun moyen d’y
parvenir, et ce désir de démocratie directe finit comme toujours
devant une urne, ou dans l’abstention impuissante.

Les Verts sont intéressants à cet égard, puisqu’ils manifestent cette
limite du citoyennisme. Issus des mouvements écologistes des années
70, ils ont parfaitement pris le tournant des années 80. Mais ils
restent également sur le vieux modèle d’un Parti, forme concentrée
qui est antinomique à la nature nébuleuse des forces vives du
citoyennisme. Ils couraient donc par leur nature même le risque de se
retrouver face à l’exercice réel du pouvoir, et c’est bien ce qui
s’est passé. C’est là en fait le dernier risque politique que courent
les "réformistes", celui de gouverner. Militer, dans ce cadre là,
n’est pas toujours sans conséquences, comme les Verts ont pu le
constater à leurs dépens. Ce qui permet de contourner ce risque,
c’est le lobbying. Les lobbies n’exercent jamais directement le
pouvoir. On ne peut leur imputer les "échecs" de l’Etat. Le
militantisme de lobby est sans fin, dans tous les sens du terme.
Voilà qui est très satisfaisant pour des individus désireux de
s’engager sans courir ce risque politique. Dans un lobby, on est
entre soi, et il n’est pas nécessaire de se chercher une base
sociale, comme dans un parti classique, par des moyens plus ou moins
démagogiques. On peut en toute sécurité se montrer "radical" On peut
tranquillement se poser en conseiller critique du Prince, sans
affronter les difficultés du gouvernement. On peut éternellement se
lamenter sur le manque de "volonté politique", en matière de
nucléaire, d’immigration ou de santé publique sans considérer si peu
que ce soit ce qu’il est effectivement possible de faire, pour un
Etat, dans le contexte capitaliste.

Un des exemples les plus délirants de cet état de fait est
l’inénarrable association ATTAC. Il est de notoriété publique que
l’idée même d’une taxation des transactions boursières fait se
contorsionner d’hilarité l’économiste le plus stupide. Il est
également évident que l’application dans un seul Etat de cette
taxation le plongerait immédiatement dans une crise noire, et qu’il
est manifestement impossible d’appliquer mondialement une telle
mesure. Il crève aussi les yeux que même dans le cas où, prise de
folie, une organisation comme l’OMC en viendrait à préconiser une
telle mesure, le tollé mondial serait tel qu’elle n’aurait plus qu’à
la remettre dans sa musette. Et, pour pousser jusqu’à l’absurde, que
si même une telle mesure était appliquée, il s’ensuivrait
automatiquement une aggravation mondiale de l’exploitation, pour
corriger les pertes.

Tout ceci n’empêche pas les économistes d’ATTAC de pérorer à ce
sujet, avec courbes et graphiques, dans l’indifférence amusée de ceux
qui exercent réellement le pouvoir. On veut bien également les
recevoir de temps en temps, pour rire un peu, et surtout pour bien
montrer à quel point l’Etat est attentif à toutes les propositions
que les citoyens voudront bien lui faire. Il faut toutefois
reconnaître à ATTAC le mérite d’avoir introduit, dans une discipline
aussi sinistre que l’économie, cet élément de comique qui lui faisait
encore défaut.

Nous voyons ici que son impuissance n’est pas encore un problème pour
le citoyennisme. Presque personne ne songe encore à le juger sur ses
résultats, puisque l’urgence d’obtenir des résultats ne se fait pas
encore réellement sentir. Lorsque cela commencera à être fait à une
vaste échelle, il n’est pas douteux qu’il n’en aura plus pour très
longtemps.

Nous sommes à ce stade de notre propos naturellement conduits à
évoquer la question du "réformisme" citoyenniste. On sait que les
citoyennistes se donnent eux-mêmes volontiers ce qualificatif. On
comprend qu’ils veulent par l’emploi de ce terme suggérer qu’ils sont
plus pragmatiques, plus réalistes que ces sacrés idéalistes de
révolutionnaires. Et en effet on peut bien voir jusqu’où va leur
pragmatisme et leur réalisme avec une association comme ATTAC. Nous
autres, pauvres révolutionnaires, compensons en tout cas notre manque
de pragmatisme par la mauvaise habitude de souvent juger des choses
en ayant recours à l’histoire, c’est à dire à ce qui s’est réellement
produit jusqu’à présent. Et force nous est de constater que le
réformisme surgit toujours dans des moments de crise du système
capitaliste. Le Front Populaire, par exemple, était réformiste. Dans
un moment où l’insurrection ouvrière était partout, où les usines
étaient occupées, la réponse, entre autres, du Front Populaire à été
de donner aux ouvriers des congés payés, qu’ils n’avaient jamais
demandé Keynes aussi était un réformiste, et la crise de 1929 y fut
pour quelque chose. Mais il n’y a actuellement pas de grèves
insurrectionnelles, pas de baisse des investissements, pas de baisse
significative de la consommation. Même la récente et relative hausse
des taux d’intérêts, après une décennie de baisse continuelle, et la
très prévisible débâcle des "valeurs technologiques" sont plus
perçues comme une consolidation des marchés que comme un risque de
crise. Il n’y a pas actuellement de crise réelle du capital. Il ne
saurait donc y avoir de réformistes.

En outre, toutes les réformes entreprises dans le capitalisme ne
l’ont été que pour sauver le capitalisme lui-même. Il n’y a pas de
réformes anticapitalistes. Keynes ne se cachait pas d’être un
libéral, et de vouloir sauver le système libéral mis en danger par la
crise de 1929.
Il nous faut ici nous attarder un instant sur Keynes, présenté par le
citoyennisme comme l’économiste-miracle, remède à tous nos maux. Il
faut d’abord dire de l’homme lui-même qu’il connaissait très bien le
capitalisme de son temps, puisqu’il avait amassé une fortune
personnelle de 500 000 dollars, en se consacrant seulement une heure
et demie par jour aux transactions internationales en devises et en
biens, tout en travaillant pour le gouvernement anglais. On comprend
que le Krach de 1929 ne l’ait pas laissé indifférent.

Le Krach de 1929 marque l’entrée du capitalisme dans sa période
moderne. Il est le résultat de la formidable expansion du XIXème
siècle, qui ne semblait devoir trouver devant elle aucune limite, en
particulier en Amérique. Le rêve américain battait son plein, qui
allait se terminer en cauchemar. Ce rêve reposait sur l’esprit
d’entreprise, sur l’audace entrepreneuriale des héritiers des
conquérants de l’Ouest, et il fut abattu par la réalité du
capitalisme, où les investissements ne se font pas par goût du risque
ou esprit d’entreprise, mais pour réaliser des profits. Le
capitalisme parvenu à maturité stagnait, et on commençait à
s’apercevoir qu’une croissance indéfinie n’était pas acquise, comme
une loi naturelle. Les investissements baissèrent, ou plutôt
s’effondrèrent. Les théories économiques classiques postulaient que
puisqu’il y a toujours de l’offre, il y aurait toujours de la
demande, négligeant le fait que les entreprises ne produisent pas
pour fournir des biens, mais pour extraire la plus-value de cette
production. Keynes intervint dans ce contexte. Ce qu’il fallait,
c’était de l’investissement, à savoir créer de nouveaux marchés,
inventer de nouveaux produits, entrer dans le monde de la
consommation de masse. Dans le contexte de la crise, c’était à
l’Etat "d’amorcer la pompe", c’est à dire de remettre les gens, tant
bien que mal, au travail, d’établir une politique monétaire
inflationniste et de créer des infrastructures sur la base desquelles
le capital privé pourrait réinvestir. Qui va fabriquer des
automobiles, dit Keynes, s’il n’y a pas assez de routes ?
Le président Roosevelt avait d’ailleurs déjà commencé à mettre en
pratique cette politique, sans le précieux appui théorique que Keynes
lui apportera plus tard. Il ne faut pas oublier que la crise de 1929
avait aussi jeté quelques millions de chômeurs sur les trottoirs et
sur les routes, et que les "raisins de la colère" commençaient à
dangereusement mûrir.

On voit en tout cas que le keynésianisme est essentiellement libéral.
Il dit simplement que le libéralisme à lui tout seul ne peut se
réguler, que le simple jeu de l’offre et de la demande n’est pas le
moteur qui permettrait au capital de s’accroître indéfiniment, et que
c’est donc à l’Etat de (re)construire les conditions de la
croissance, pour ensuite laisser la place aux investisseurs privés.
En 1934 Keynes écrit dans une lettre au New York Times : "Je vois le
problème du redressement de la façon suivante : combien de temps
faudra-t-il aux entreprises ordinaires pour venir à la rescousse ? A
quelle échelle, par quels moyens et pendant combien de temps les
dépenses anormales du gouvernement doivent-elles se poursuivre en
attendant ?" Nous soulignons "anormales". On voit bien que l’idée de
Keynes n’était nullement celle d’un contrôle permanent et continu du
capital privé par l’Etat ou des instances internationales. Keynes
n’était pas socialiste.

Il l’était d’ailleurs si peu qu’il écrivit en 1931, en parlant
du "communisme" : "Comment puis-je adopter une doctrine qui,
préférant la vase au poisson, exalte le prolétariat crasseux au
détriment de la bourgeoisie et de l’intelligentsia qui, en dépit de
tous leurs défauts, sont la quintessence de l’humanité et sont
certainement à l’origine de toute oeuvre humaine ?" Il est vrai que
la bourgeoisie était alors bien différente de ce qu’elle est devenue,
et qu’elle ne sentait pas encore le besoin de se lamenter, avec
Viviane Forrester, sur ce qu’il est désormais convenu
d’appeler "l’horreur économique".

Il faut indiquer pour finir que les théories de Keynes avaient leurs
limites, et que le capitalisme a d’autres méthodes pour "relancer les
investissements" : dix ans après la crise de 1929 commençait la
guerre qui allait ravager le monde, donner un coup de fouet inespéré
au progrès technologique, et faire entrer le monde industrialisé dans
l’âge bienheureux de la consommation de masse. Keynes lui-même
apporta d’ailleurs sa contribution à cette "relance des
investissements" en écrivant un opuscule intitulé Comment financer la
guerre.

Les citoyennistes prétendent critiquer le libéralisme, et se
réclament de Keynes. Comme ils n’ont jamais prétendu non plus être
anticapitalistes, on en déduit donc que s’ils sont contre le
libéralisme tout en restant procapitalistes, ils sont pour ce qu’on
appelait autrefois le "socialisme", c’est à dire le capitalisme
d’Etat. On comprend mieux alors la présence de trotskistes dans leurs
rangs. Mais, bien entendu, ils se défendent aussi de cela. On a
décidément du mal à savoir ce qu’ils veulent.
Nous affirmons qu’il n’y a pas actuellement de crise capitaliste, et
eux naturellement affirment le contraire. En effet, il faut bien
qu’il y ait crise pour que l’on fasse appel à eux. La crise est
l’élément naturel du réformiste. Ils ont cru en trouver une en Asie
du sud-est, mais cette crise-là était bien plutôt la preuve que le
capitalisme a bien retenu les leçons de Keynes, et qu’il ne croit
plus que le libéralisme va se réguler tout seul. La crise asiatique a
donc été très rapidement jugulée, avec toutefois
quelques "conséquences sociales". Mais le capitalisme se moque
des "conséquences sociales", tant qu’il n’est pas centralement remis
en cause. Il n’y aura plus de keynésianisme social, plus de Trente
Glorieuses. Cela aussi est derrière nous.

Si les citoyennistes peuvent parler de crise, c’est que l’Etat en a
parlé d’abord. Depuis trente ans, la France est, paraît-il, en crise.
Cette "crise", bien réelle au début, a bien plutôt été ensuite une
façon de justifier l’exploitation. Aujourd’hui, c’est la "reprise"
qui joue ce rôle, et les réformistes sont bien embêtés. Les voilà
contraints de réajuster leur discours, toujours calqué sur celui de
l’Etat, et ceux qui il y a six mois nous parlaient d’une crise
mondiale généralisée nous parlent aujourd’hui de "répartir les fruits
de la croissance". Où est la cohérence ?
Où sont-ils donc, ces keynésiens antilibéraux, ces réformistes sans
réformes, ces étatistes qui ne peuvent participer à un Etat, ces
citoyennistes ?

La réponse est simple : ils sont dans une impasse.
Il peut paraître saugrenu d’affirmer qu’un mouvement qui occupe si
manifestement tout le terrain de la contestation puisse se trouver
dans une impasse.
Certains y verront une affirmation gratuite, dictée par on ne sait
quel ressentiment. Nous avons pourtant évoqué tout à l’heure la
décomposition et la disparition d’un mouvement bien plus ancien, et
pourvu d’une base sociale infiniment plus large et plus combative,
sans pour cela avoir à prendre de précautions oratoires
particulières, tant cette disparition semble aujourd’hui évidente. De
la même manière, nous pensons qu’un autre mouvement social est
possible, sur des bases jusqu’alors inédites.

IV. Citoyennisme et citoyens.

Lorsque Ignacio Ramonet parle de désobéissance "civique" et non plus
de désobéissance "civile", il marque une distinction révélatrice du
rapport du citoyennisme avec sa propre base. Le mot "civil" se
rapporte objectivement, de façon neutre, au citoyen d’un Etat, celui
qui n’a pas choisi d’y naître. "Civique" est ce qui est le propre du
bon citoyen, c’est à dire celui qui manifeste activement son
appartenance à ce même Etat. On voit ici que la distinction est
essentiellement d’ordre moral.

Et en effet, une des forces du citoyennisme est bien d’être un
mouvement essentiellement moral, pour ne pas dire moralisateur. On
voit avec quelle aisance il passe au-dessus des faits et ne
s’embarrasse pas d’analyses lorsqu’il s’agit de passer de la
dénonciation de la "crise" à la "répartition des fruits de la
croissance". C’est qu’il s’agit à chaque fois d’avoir la position la
plus "civique", c’est à dire la position la plus généreuse, la plus
morale. Et en effet, tout le monde est pour la paix, contre la
guerre, contre la "mal-bouffe", pour la "bien-bouffe", contre la
misère, pour la richesse. En somme, il vaut mieux vivre riche et en
bonne santé en temps de paix, que pauvre et malade en temps de guerre.
Rien ne se vend mieux que la morale, en ce monde qui se situe
résolument, un siècle après Nietzsche, par delà bien et mal. Mais ce
besoin de consolation est impossible à rassasier.

On peut voir par exemple l’embarras qu’a causé dans les rangs
citoyennistes la triste affaire de Givers. Cette révolte avait la
particularité d’être à la fois une résurgence archaïque de l’action
ouvrière, et la manifestation d’un désespoir bien moderne. Un
citoyenniste pendant cette affaire se demandait dans Le Monde si on
pouvait qualifier l’action des ouvriers de CELLATEX "d’action
citoyenne".. Nous pouvons lui répondre. Le couteau sur la gorge,
absolument déboussolés, et sans le recours de cet optimisme soucieux
propre aux lecteurs du Monde Diplomatique, les salariés de Givers
n’étaient pas des citoyens, et ils n’ont pas agi en tant que tels.
L’impuissance des citoyennistes à réagir dans cette circonstance
montre quel type de réactions ils pourront avoir dans d’autres
circonstances, à une échelle plus grande. Ils ne tarderont
naturellement pas à en appeler à la répression des mauvais citoyens,
au nom de la démocratie, de L’Etat de Droit, et de la morale. C’était
d’ailleurs bien le propos du citoyenniste du Monde, qui entendait par
son insidieux questionnement (tout à fait objectif, bien sûr) couper
l’herbe sous le pied d’une sympathie naissante, et rappeler les
citoyens à la raison, pour préparer l’éventuelle répression qui
naturellement n’a pas eu lieu, puisque, dans la situation actuelle,
les salariés ne pouvaient que négocier. Il est en tout cas
intéressant de constater comment, dans cette mini-crise, un
citoyenniste va s’empresser de proposer à l’Etat ses services de
médiateur. Le citoyennisme est potentiellement un mouvement contre-
révolutionnaire.

Cet exemple montre également l’incapacité du citoyennisme à trouver
une réaction face à un mouvement qu’il n’a pas lui-même créé.
Il faut aussi souligner que la base sociale du citoyennisme est
considérablement plus large et aussi plus floue que les seuls
militants associatifs et syndicaux.
Le citoyennisme est l’expression des préoccupations d’une certaine
classe moyenne cultivée et d’une petite bourgeoisie qui a vu ses
privilèges et son influence politique fondre comme neige au soleil,
en même temps que disparaissait la vieille classe ouvrière. La
restructuration à l’échelle mondiale du capitalisme a laissé sur le
carreau l’ancien capital national, et donc la bourgeoisie qui en
était détentrice et les classes moyennes qu’elle employait. La
vieille société bourgeoise du XIXème siècle, aux relents persistants
d’Ancien Régime, a bel et bien disparu. La consolidation de l’Etat et
la critique de la mondialisation jouent ici comme nostalgie du vieux
capital national et de la société bourgeoise, la critique des
multinationales comme nostalgie de l’entreprise familiale. Encore une
fois, ils se lamentent sur un monde perdu.

Et deux fois perdu, puisque le terme de citoyen veut aussi se référer
à la vieille appellation républicaine, sans doute plus celle des
premiers temps de la révolution bourgeoise que celle de la Commune de
Paris (encore qu’un film interminable et volontairement anachronique
tourné récemment sur ce sujet semble indiquer que l’on voudrait
récupérer cela aussi). Mais cette révolution, justement, a été faite,
et nous vivons dans le monde qu’elle a créé. Les sans-culottes
seraient sans doute étonnés de voir ce qu’est devenue la République
qu’ils ont contribué à établir, mais les morts ne reviennent pas plus
qu’on ne se baigne deux fois dans le même fleuve. Il n’est par contre
pas impossible que de futurs sans-culottes traînent en Nike sur le
parking d’une très moderne cité.

Les classes moyennes en déshérence se reconstituent à travers le
citoyennisme une identité de classe perdue. Un salon "bio" peut ainsi
se déclarer "vitrine des modes de vie et de pensée citoyenne".. Que
ceux qui ne mangent pas "bio" se le disent : ils ne sont
pas "citoyens". Un jeune citoyenniste peut alors synthétiser de façon
fulgurante ses doutes sur le prolétariat : "Que veux-tu attendre
d’eux ? Ils font leurs courses chez Auchan." Les citoyennistes ne
peuvent en tout cas, sur les bases qu’ils occupent actuellement,
récupérer un éventuel mouvement social plus radical, duquel il sont
viscéralement coupés. Ils ne pourront à ce moment-là qu’offrir à
l’Etat qu’ils défendent une caution morale à la répression. Les
pseudo-solutions qu’ils avancent, face à une crise réelle,
apparaîtront alors comme ce qu’elles sont, à savoir un moyen de
maintenir l’ordre des choses existant. On ne peut se contenter
d’opposer abstraitement et à perte de vue l’Etat au capital,
la "vraie" démocratie à la démocratie telle qu’elle est, "l’économie
solidaire" au libéralisme, lorsque des masses de gens commencent à
chercher des réponses à leur situation concrète. Un mouvement né
d’une crise majeure, c’est à dire de la remise en question des
conditions d’existence mêmes ne saurait se satisfaire durablement de
telles amusettes.

Ils pourront tout de même, puisqu’ils sont là, occuper un moment la
révolte, qui pourra aussi se manifester par un nationalisme exacerbé,
qu’ils auront auparavant contribué à entretenir et développer (on en
voit actuellement les prémisses à travers l’anti-américanisme
développé par Bové et bien d’autres). Mais la critique du capital
mondialisé n’a pas face à elle l’alternative d’un retour au capital
national, défendu par l’Etat. Si cette alternative très hautement
improbable est mise en jeu, on aura plutôt la guerre.
Nous voyons là que rien ne nous garantit que le prochain mouvement
social soit révolutionnaire. Il contribuera en tout cas à démasquer
définitivement le citoyennisme, et laissera peut-être le champ libre
à une remise en jeu du très vieux projet d’une transformation du
monde, au delà de l’Etat et du capital.

V. Citoyennisme et révolution.

Tout l’ancien mouvement révolutionnaire reposait sur la reprise en
main par les ouvriers du mode de production capitaliste, dont ils se
sentaient virtuellement possesseurs en raison de la place effective
qu’ils occupaient dans la production. Cette place effective, ce
rapport réel du prolétariat avec la production a été laminé dans les
années 70 par l’automation et la précarisation. Certains radicaux,
comme ceux de l’Encyclopédie des Nuisances ou Camatte (Invariance) on
senti ou théorisé cette transformation, mais ils ne pouvaient sortir
de cette conception ancienne de la révolution sans abandonner la
révolution elle-même, et c’est bien ce qui se passa. L’I.S. après
tout ne préconisait qu’un "meilleur emploi des forces productives",
pour la création de situations, par le biais des conseils ouvriers.
Ils ne voyaient pas (mais à ce moment-là qui pouvait le voir ?) en
quoi le mode de production capitaliste était capitaliste, en quoi
l’automation qu’ils vantaient n’était pas un moyen de libérer du
temps pour "vivre sans temps mort et jouir sans entraves", mais une
façon de dégager du profit pour le capital. Et après la "contre-
révolution" des années 70-80 ils ont simplement identifié cette même
production, que les ouvriers avaient échoué à reprendre, comme source
de tous les maux.

Au lieu de percevoir la disparition du vieux mouvement ouvrier comme
nouvelle condition d’un mouvement révolutionnaire à venir, et surtout
comme chance de ce mouvement, il l’ont perçue comme catastrophe. Et
ce fut bien une catastrophe pour l’ancien mouvement ouvrier, son
arrêt de mort. La plus grande partie de la génération post soixante-
huitarde s’est ainsi engloutie dans le vide laissé par cette défaite.
Et nous ne songeons certes pas à le leur reprocher, une conception
vieille d’un siècle ne s’oublie pas en un jour, ni même en vingt ans.
Aujourd’hui ce bilan peut commencer à se faire. Nous avons eu, depuis
1995, le privilège douteux de voir une idéologie se rebâtir sur les
ruines de la révolution. Si nous l’avons assez rapidement identifiée
dans ce qu’elle avait de nouveau, il a été un peu plus long pour nous
de la percevoir dans ce qu’elle avait d’archaïque, c’est à dire
d’historiquement déterminé. Nous avons indiqué plus haut que cette
idéologie, le citoyennisme, pratiquait l’art "d’accommoder les
restes" du vieux mouvement révolutionnaire. C’est parce qu’au fond le
vieux mouvement révolutionnaire ne constituait pas un dépassement du
capitalisme, mais une gestion de celui-ci par la "classe montante"
qu’était censé être le prolétariat, que le citoyennisme se veut
aujourd’hui "réformiste". La "gestion ouvrière" du capital s’est
simplement aujourd’hui transformée en "répartition des richesses",
en "taxation du capital", la production disparaissant derrière le
profit, derrière le capital financier, derrière l’argent. "De
l’argent, il y en a, dans les poches du patronat", dit le slogan.

Certes oui, mais au nom de quoi cet argent devrait-il atterrir dans
les poches des prolétaires, pardon, des "citoyens" ?
Le vieux mouvement ouvrier n’ayant pu aboutir à la communauté humaine
se change ainsi en simple intéressement aux profits capitalistes, de
façon obscène et révélatrice (il faut toutefois noter que si on ne
demande "que" de l’argent au capitalisme, c’est aussi parce que l’on
sait ne rien pouvoir en attendre d’autre). Il y a certes là de quoi
écoeurer un vieux révolutionnaire, un de ceux qui pensaient pouvoir
construire un monde meilleur. Mais s’il était déjà illusoire de
penser pouvoir construire ce monde par la gestion ouvrière du
capital, ils l’est tout à fait de penser pouvoir contraindre le
capitalisme à partager ses profits pour le bonheur de tous
les "citoyens", à supposer même que leur argent puisse faire notre
bonheur. Le citoyennisme touche au point central d’une illusion
vieille d’un siècle, et cette illusion, déjà morte dans les faits,
est sur le point d’être détruite.

"Tout est à nous, rien n’est à eux", s’obstinent-ils à chanter dans
leurs manifestations. Mais le capital, cette masse d’argent ne visant
qu’à s’accumuler par la domination de l’activité humaine, et donc par
la transformation de cette activité suivant ses propres normes, a
créé un monde où "tout est à lui, rien n’est à nous". Et il ne s’agit
pas seulement de la propriété privée des moyens de production, mais
également de leur nature et de leurs buts. Le capital ne s’est pas
simplement approprié ce qui était nécessaire à la survie de
l’humanité, ce qui n’était que le premier moment de sa domination, il
l’a également transformé, par l’industrialisation et la technologie,
de telle manière qu’aujourd’hui presque plus rien n’est produit pour
être consommé, mais simplement pour être vendu. Produire pour nos
besoins ne peut être le fait du capitalisme. Presque plus rien ne
subsiste de l’activité humaine précapitaliste. Le monde est bel et
bien devenu une marchandise.

Le capital n’est pas une force neutre qui, si on "l’orientait"
convenablement, pourrait aussi bien faire le bonheur de l’humanité
qu’il fait sa perte. Il ne peut pas "dépolluer aussi bien qu’il
pollue", comme l’a prétendu un citoyenniste écologiste, puisque c’est
son mouvement même qui l’amène inéluctablement à polluer et à
détruire, c’est à dire que le mouvement d’accumulation et de
production pour l’accumulation passe par-dessus toute idée
de "besoin", et donc également du besoin vital qu’est pour l’humanité
la préservation de son environnement. Le capital ne suit que ses
propres fins, il ne peut être un projet humain. Il n’y a pas
une "autre mondialisation". Il n’a pas face à lui les besoins de
l’humanité, mais la nécessité de l’accumulation. S’il se met à
recycler, par exemple, la branche ainsi créée fera tout pour avoir
toujours de quoi recycler. Le recyclage, qui n’est qu’une autre façon
de produire de la matière première, crée toujours plus de
déchets "recyclables". En outre, il pollue bien autant que n’importe
quelle autre activité industrielle.

Nous devons ici, pour éviter toute confusion, nous porter en faux
contre cette idée quelque peu paranoïaque que véhiculent
certains "radicaux", selon laquelle le capital polluerait pour créer
un marché de la dépollution, ou en tout cas que chaque dégât provoqué
par le capitalisme engendrerait des marchés pour la réparation de ces
dégâts, suivant le schéma du "pompier incendiaire" Il y a des dégâts,
et ils sont nombreux, que personne ne veut réparer, simplement parce
que leur réparation ne constitue pas un marché. La preuve en est que
ce sont la plupart du temps les Etats qui doivent assumer seuls le
coût d’une dépollution, et le conflit peut se situer là, entre les
Etats et les entreprises, et tout le débat sur les "pollueurs-
payeurs" en est la manifestation. Limiter la casse, et surtout les
frais, sans pour autant faire fuir les investisseurs, telle est la
quadrature du cercle que le "capitalisme écologique" doit résoudre,
tel est le véritable enjeu des "règlementations écologiques".

Il ne s’agit en tout cas jamais de ne plus polluer, mais de savoir
qui doit payer dans le cas où la pollution est par trop
catastrophique et visible. Le prétendu "marché de la dépollution",
contrairement à celui du recyclage, n’existe pas vraiment, parce
qu’il ne produit aucun bénéfice en retour, sinon celui très relatif
de se mettre en conformité avec certaines réglementations, et n’est
donc qu’une pure charge pour les entreprises, charge qu’elles ont
intérêt à limiter au maximum. Personne ne veut dépolluer, et on l’a
vu à la récente conférence de la Haye.

Nous pourrions développer plus longuement tout ceci, mais cela
déborderait notre propos. Nous voyons en tout cas ici qu’il ne
saurait être question d’une gestion "humaine" de la production
capitaliste, et encore moins de reprendre telle quelle cette
production. Tout est à reconstruire. La révolution sera aussi le
moment du "grand démantèlement", et de la reprise sur des bases
inédites de l’activité humaine, aujourd’hui presque entièrement
dominée par le capital.

Le vieux mouvement ouvrier manifestait le lien unissant capitalisme
et prolétariat. Le plus exploité des ouvriers pouvait se sentir
dépositaire, à travers son travail, d’un monde futur, où le travail
dominerait le capital. Le Parti était à la fois une famille et un
Etat ouvrier en germe, chaque chef syndical pouvait se sentir lié à
la communauté ouvrière à la fois présente et à venir. Les
transformations du mode de production capitaliste au cours des vingt
dernières années ont laminé tout ceci, généralisant la séparation des
individus.

Dans son expansion, le capitalisme a dû détruire les vieilles
communautés de souche paysanne pour créer la classe ouvrière qui lui
était nécessaire. A peine cette classe ouvrière créée, il doit de
nouveau la détruire, et se trouve face au problème de l’intégration
de millions d’individus à son monde.
Les citoyennistes apportent une réponse dérisoire en tentant de
reconstituer le lien qui unissait autrefois la "classe ouvrière" par
celui qui unirait les "citoyens", c’est à dire l’Etat. Cette
recherche de la reconstitution du lien à travers l’Etat se manifeste
dans le nationalisme latent des citoyennistes. Le capital abstrait et
sans visage est remplacé par des figures nationales, par la moustache
de José Bové, ou la réhabilitation de l’hymne tsariste en Russie (il
ne s’agit plus là de citoyennisme, bien sûr, mais de la manifestation
d’un nationalisme bien plus général, et également sans issue). Mais
l’Etat ne peut offrir que des symboles, des ersatz de lien, parce
qu’il est lui même pour ainsi dire saturé de capital, et qu’il ne
peut agiter ces symboles que dans le sens qui lui est dicté par la
logique capitaliste à laquelle il appartient.

Le "citoyen" comme lien est la manifestation d’un vide, ou plutôt du
fait qu’il appartient maintenant au capitalisme, et à lui seul,
d’intégrer ces milliards de gens privés de la communauté Et nous
sommes obligés de constater qu’il le fait, jusqu’à présent, tant bien
que mal.
Cependant, le capitalisme est toujours confusément perçu comme une
force extérieure et hostile à l’humanité, soit qu’il la prive de
pain, soit qu’il la prive de "sens". Dans les sociétés capitalistes
avancées, cela se manifeste par la fuite des individus séparés dans
ce que les sociologues nomment la "sphère privée", les loisirs, la
famille ou ce qu’il en reste, la bande de copains, etc. Ceci
développe très logiquement un marché de la séparation, qui se
manifeste à travers les outils de communication-consommation, mais
cette consommation de "l’être ensemble" se résout finalement, dans le
monde de la marchandise, en un "avoir tout seul" qui replonge dans la
séparation qu’elle était censée pallier.

Le travail lui-même, qui est toujours la principale force
d’intégration du capital, est de plus en plus perçu comme une
contrainte extérieure et il n’est plus que marginalement ce qui
décrit l’identité d’individus toujours plus nivelés dans la masse. Et
cela n’a rien d’étonnant, à l’heure de la disparition des métiers,
remplacés par des fonctions ne réclamant aucune compétence
particulière. Le "monde du travail" est aussi devenu celui de
l’incompétence. Cette dynamique de déqualification peut-être perçue
par certains comme une décadence (et la dynamique de l’intégration
par le capital crée bien ses propres "barbares" de l’intérieur), mais
elle est également une démoralisation du travail, où celui-ci
apparaît réellement à chacun comme vide de sens, pur arbitraire,
contrainte extérieure, exploitation. La morale du travail, autrefois
partagée également par la bourgeoisie et le prolétariat, est en train
de se dissoudre dans le mouvement de l’intégration capitaliste.
L’intégration capitaliste (problème central sur lequel il nous faudra
revenir) se fait de plus en plus sentir comme artificielle, elle est
en tout cas très problématique, et elle induit ce qu’on pourrait
nommer une névrose de masse, liée au sentiment de n’avoir plus aucune
prise sur sa vie. Le prochain mouvement révolutionnaire ne pourra
faire l’économie de ce constat, puisque cette impuissance, qui est
également ce que l’on nommait autrefois aliénation, fait partie
intégrante de notre rapport au monde capitaliste.

VI. "Prolétaires de tous les pays, je n’ai pas de conseils à vous
donner !"

Nous ne nous donnerons pas le ridicule de présenter ici ce que devra
être le prochain mouvement révolutionnaire. Personne ne peut le dire
avec certitude, sans tomber dans une idéologie de rechange. Nous
pouvons toutefois imaginer, à partir de ce qui est déjà là, ce que ce
mouvement pourra être, c’est à dire ce qui dans la situation présente
est le germe d’une situation future.
La mondialisation du capital et la dissolution des capitaux nationaux
impliquent qu’il s’agira d’un mouvement mondial, et pas sous la forme
caricaturale d’une action contre l’OMC ou la CNUCED. Il ne s’agira
pas d’aller mettre le feu à Francfort ou à Bruxelles, mais d’agir
face au capitalisme tel qu’il se présente ici, là où nous sommes,
parce qu’ici, là où nous sommes, c’est là que se joue réellement la
mondialisation. La mondialisation du capital est aussi la
mondialisation de la lutte, et lorsqu’on décide à New York de ce qui
est produit au Mexique et emballé dans le Pas-de-Calais, toute
attaque locale a des répercussions globales.

La dissolution de la conscience de classe et du vieux mouvement
ouvrier ont également pour conséquence que chacun se trouve, dans sa
vie, seul face à tous les aspects de la domination et de
l’exploitation, simultanément. Il n’y a plus de refuge, plus de
communauté où se replier. L’identité que l’on se construisait à
travers le travail tend à se dissoudre, au profit d’une tentative de
recomposition autour du privé, de la bande de copains ou la famille,
des loisirs. Mais avec les loisirs de masse, la décomposition de la
famille et la brutalité des rapports sociaux, le particulier se
retrouve à chaque fois réexpulsé vers le général. L’homme moderne est
un homme public.

Jamais dans l’histoire de l’humanité les individus n’ont été
contraints à se penser de façon aussi globale, en tant qu’humanité, à
l’échelle mondiale. Ceci est à la fois une souffrance (et on comprend
mieux ici ce qui peut attirer certains chez Zerzan ou Kaczinski,
entre autres régressions) et la condition même de la libération. Les
primitivistes veulent se libérer de l’humanité, revenir à cette
harmonie antérieure de la communauté restreinte isolée. Mais ce
retour est impossible. Il n’y a pas d’en dehors du capitalisme.
En 1860, Marx pouvait encore écrire dans le Capital : "Pour
rencontrer le travail commun, c’est à dire l’association immédiate,
nous n’avons pas besoin de remonter à sa forme naturelle primitive,
telle qu’elle nous apparaît au seuil de l’histoire de tous les
peuples civilisés. Nous en avons un exemple tout près de nous dans
l’industrie rustique et patriarcale d’une famille de paysans qui
produit pour ses propres besoins (...)." Cet "exemple" a disparu.
Toute l’activité humaine ou presque est désormais régie par le
capitalisme, ce qui pousse certains, comme Zerzan ou Kaczinski, et
bien d’autres avec eux, à regretter le "bon vieux temps", qu’il soit
primitif-fusionnel, ou patriarcal-artisanal.

Mais toutes ces formes
d’organisation sociale n’ont pas su résister au capitalisme, et on
voit mal dès lors comment elles pourraient être son avenir, à moins
de postuler une nature de l’humanité dont ces formes seraient la
manifestation, et également une autodestruction catastrophique du
capitalisme (c’est à dire du monde), après laquelle elles pourraient
tout naturellement retrouver leur place momentanément usurpée. Mais
cette "autodestruction " du capitalisme serait également la nôtre, et
c’est donc à partir du capitalisme qu’il nous faut envisager
l’avenir, que cela nous plaise ou non.
On a vu que la globalisation des individus déborde largement les
limites du travail salarié. Chaque aspect de la vie est soumis à
cette globalisation, et c’est donc chaque aspect de la vie qui
demandera a être transformé, unitairement. Dit plus simplement, on ne
peut aujourd’hui rien changer sans finalement tout changer. Cela sera
la principale condition de la révolution à venir.

Très concrètement, chaque problème que le capitalisme nous léguera ne
pourra se résoudre qu’à l’échelle d’une société entière. Déchets
nucléaires, transports, agriculture, tout ceci nous conduira à des
choix et des modes d’organisation qui devront être conduits
globalement, hors de la propriété privée et de la division
hiérarchique du travail. Et il ne s’agira pas seulement de travail.
Le "monde sans frontières" que le capitalisme a créé pour la
marchandise sera bel et bien un monde sans frontières pour
l’humanité. Il n’y aura pas de droits de douane.
Nous remettrons à plus tard le soin de développer ce que tout cela
implique. Nous pourrions également évoquer ce que pourraient être les
modes d’organisation que les hommes se donneront alors, mais il nous
semble que l’immensité des problèmes pratiques qui se poseront alors
sera telle que des solutions inédites devront être alors mises en
oeuvre, et sans doute souvent dans l’urgence. L’initiative
individuelle sera peut-être alors aussi nécessaire que la
concertation générale, et jamais l’une ne saurait remplacer l’autre.

Le débat reste ouvert, et c’est aussi sur toutes ces questions qu’il
nous faut "savoir attendre".

VII. Conclusion provisoire.

Nous nous sommes efforcés ici d’évoquer les principales limites et
faiblesses du citoyennisme, et l’on voit que ce ne sont pas
simplement des limites ou des faiblesses "théoriques", mais qu’elles
sont bien réelles et lui seront sûrement fatales, à plus ou moins
court terme.

Pour autant, il n’est pas question de rester assis les bras
croisés "en attendant" que le citoyennisme s’écroule, pour laisser
magiquement la place à la révolution. Ce mouvement a bien des
ressources encore, et il est sans doute capable de s’adapter à de
nouvelles conditions. Nous avons cependant précisé ici à
quelles "conditions" il ne saurait s’adapter. Nous n’avons en tout
cas qu’à peine ébauché cette critique, qui sera poursuivie par
d’autres. La question à laquelle nous avons aussi voulu tenter de
répondre, c’est celle de la manière dont il nous semble qu’il
convient d’aborder la critique. Trop souvent, des révolutionnaires
critiquent ceux qu’ils prétendent être les "réformistes", sous le
simple prétexte qu’ils ne seraient pas révolutionnaires. C’est
présenter les choses comme s’il s’agissait au fond d’un simple débat
d’opinions, au fond égales, c’est à dire également vides, paroles
creuses face à la toute-puissante objectivité du monde.

A ce compte-
là, on peut défendre n’importe quoi, et préférer les Indiens de
Zerzan aux cow-boys de Kaczynski, la Renaissance à la société
industrielle, les prolétaires à casquette aux jeunes rapeurs en Nike.
Le prochain mouvement révolutionnaire devra aussi trouver son propre
langage. Il ne s’exprimera sûrement pas dans les termes que nous
employons ici, qui sont ceux d’une certaine tradition théorique. Le
langage théorique que nous employons est un outil pour comprendre la
révolution à venir, il n’est pas cette révolution elle-même. Il nous
faudra cependant sortir de l’emploi magique-affectif du langage, qui
est le langage de l’aliénation contemporaine, le langage de ceux qui
n’ont aucune prise pratique sur le monde, et ne peuvent donc que le
rêver. Seuls ceux qui n’ont aucun pouvoir sur le monde peuvent dire
n’importe quoi, sans crainte d’être jamais démentis, puisqu’ils
savent que leurs propos sont sans conséquences.

Dans le monde de l’intégration capitaliste, il n’y a plus ni vérité
ni mensonge, juste des sensations éphémères ; il nous faut cesser
d’avoir peur de la vérité. Si souvent nous voyons dans la prétention
à dire la vérité une domination, un "fascisme", une volonté
d’hégémonie du discours, c’est que dans le monde capitaliste seuls
ceux qui dominent peuvent prétendre à dire la "vérité", puisqu’ils la
créent eux-mêmes, et détiennent le monopole de la "parole vraie".
Mais cette "vérité" est si manifestement fausse, et notre impuissance
à y répondre si écrasante, que nous finissons par être dégoûtés de
toute tentative de rechercher la vérité, et doutons de la possibilité
de dire quoi que ce soit de vrai, c’est à dire de rendre, autant
qu’il nous est possible, intelligible le monde où nous vivons.
Dans l’arbitraire du spectacle, tout est question de "point de vue".
Chacun, "de son point de vue", peut avoir à la fois tort et raison,
et l’indifférence libérale à autrui se manifeste dans le respect de
toutes les "opinions".

L’appel "révolutionnaire" à la subjectivité, résidu du surréalisme et
du situationnisme vaneigemiste, est plus que jamais réactionnaire, à
l’heure où le capitalisme lui-même en appelle à la séparation
jouissive : "rêvez, nous ferons le reste". C’est au contraire un
langage commun qu’il nous faut retrouver. Notre subjectivité même ne
peut se construire réellement que si nous sommes capables, avec
d’autres, de saisir l’objectivité du monde que nous partageons.
Comprendre, c’est dominer, et donc pouvoir changer le monde.
Commencer à tenter de comprendre, c’est rétablir la communication
avec ce qui nous entoure, fissurer la glace de la séparation.

Nous n’avons pas critiqué ici les citoyennistes parce que nous
n’aurions pas les mêmes goûts ou les mêmes valeurs, pas la même
subjectivité. Nous n’avons d’ailleurs pas critiqué les citoyennistes
en tant que personnes, mais le citoyennisme, en tant que fausse
conscience et en tant que mouvement réactionnaire, comme on disait
autrefois, c’est à dire qui concourt à étouffer ce qui n’est encore
qu’en germe. Nous l’avons critiqué historiquement, ou du moins avons
tenté de le faire.
Nous ne doutons d’ailleurs pas que nombre d’individus qui sont
aujourd’hui englués dans les contradictions du citoyennisme par
louable désir d’agir sur le monde, n’en viennent un jour à rejoindre
ceux qui désirent réellement le transformer.
Nous ne sommes ni plus ni moins "radicaux" que le moment dans lequel
nous sommes.