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Robert Fisk : Du sang et des pansements pour les innocents

Publie le lundi 31 mars 2003 par Open-Publishing

http://argument.independent.co.uk/commentators/story.jsp?story=392161
Independent (Londres) 30 Mars 2003
par Robert Fisk dans la banlieue Bagdadi de Shu’ale
Traduction par Cuba Solidarity Project

Le morceau de métal fait à peine 30 centimètres, mais les chiffres gravés
dessus indiquent l’origine de la dernière atrocité commise à Bagdad.

Au moins 62 civils ont trouvé la mort depuis hier après midi, et les
inscriptions sur le morceau de métal indiquent l’identité du coupable. Hier
les Américains et les Britanniques faisaient de leur mieux pour laisser
entendre qu’un missile anti-aérien Irakien avait détruit ces dizaines de
vies, ajoutant même qu’une "enquête était toujours en cours" sur le carnage.
Mais les inscriptions sont occidentales et non arabes. Et de nombreux
survivants ont entendu l’avion.

A l’hôpital Al-Noor hier matin, j’ai vu des scènes cauchemardesques de
douleur et de souffrance. Une fille âgée de deux ans, Saida Jaffar,
emmitouflée de pansements, un tube dans le nez et un autre dans l’estomac.
Tout ce qui pouvais voire était son front, deux petits yeux et un menton. A
ses cotés, du sang et des mouches recouvraient une pile de vieux pansements.
Pas très loin, couché sur un lit sale, se trouvait Mohamed Amaid, trois ans,
son visage, son ventre, ses mains et ses pieds serrés par des pansements.
Une grosse masse de sang coagulé s’étalait sous son lit.

Ceci est un l’hôpital sans ordinateurs, équipé d’appareils à rayons-X
primitifs. Mais le missile lui était guidé par des ordinateurs et cette
importante pièce de débris avait était codé par un ordinateur. Les
américains pourraient facilement le vérifier - s’ils en ont envie. On y lit
30003-704ASB 7492. La lettre "B" a été rayée et pourrait être un "H". On
dirait un numéro de série. On peut lire un autre code que les fabricants
d’armes appellent généralement le numéro de "lot" : MFR 96214 09.

Le morceau de métal qui porte ces inscriptions fut retiré des décombres
quelques minutes seulement après l’explosion du missile, vendredi soir, par
un vieil homme dont la maison se trouve à environ 100 mètres du cratère.
Même les autorités irakiennes ne connaissent pas l’existence de cette pièce.
Le missile a projeté des pièces de métal à travers la foule —
principalement des femmes et des enfants — et à travers les pauvres murs
des maisons environnantes, amputant sur son passage des membres et des
têtes. Trois frères, l’aîné avait 21 ans et le cadet 12, furent fauchés dans
le salon de leur maison en briques située de l’autre coté de la rue. A deux
portes de là, deux soeurs furent tuées de la même manière. "Nous n’avons
jamais vu de telles blessures" m’a dit le Dr Ahmed, un anesthésiste de
l’hôpital Al-Noor. "Ces gens ont été perforés par des dizaines de bouts de
métal." Il avait raison. Un vieil homme à qui j’avais rendu visite dans
l’hôpital avait 24 perforations à l’arrière de ses jambes et fesses,
quelques unes d’une largeur d’environ 3 cm. Une radiographie que m’a tendu
un médecin montrait clairement la présence d’au moins 35 pièces de métal
toujours fichées dans son corps.

Tout comme le massacre sur la route de Sha’ab mardi dernier - où au moins 21
civils Irakiens furent tués où brûlés vifs par deux missiles tirés par un
avion de chasse américain — Shu’ale est un quartier chiite pauvre où on
trouve des boutiques à un seul étage faits de tôle et de ciment et des
petites maisons en briques. Ce sont ces mêmes personnes que messieurs Bush
et Blair espèrent voir se soulever contre Saddam. Mais hier la colère des
taudis était dirigée vers les américains et les britanniques, par de vielles
femmes et des pères et frères en deuil qui se sont exprimés sans
hésitations — et sans la présence généralement omniprésente des "agents" du
gouvernement.

"C’est un crime" a murmuré une femme en colère. "Oui, je sais qu’ils
racontent qu’ils visent des cibles militaires. Mais voyez vous des soldats
par ici ?". On ne peut répondre que par le négatif. Quelques journalistes
ont bien raconté qu’ils avaient vu un missile Scud sur un camion près de la
zone de Sha’ab jeudi dernier et qu’il y avait des batteries anti-aériennes
autour de Shu’ale. A un moment donné hier matin, j’ai entendu un avion de
combat américain traverser le ciel au-dessus de la scène du massacre et j’ai
entraperçu un missile sol-air entamer une vaine poursuite, laissant derrière
lui un sillage au dessus des taudis dans le ciel d’un bleu profond. Une
batterie anti-aérienne - fabriquée aux environs de 1942 - entra aussi en
action à quelques pâtés de maison de là. Mais même si les Irakiens placent
ou déplacent leurs munitions près des quartiers, cela justifie-t-il que les
américains tirent sur des zones surpeuplées, là où ils savent qu’il y a des
rues et des marchés bondés - et en plein jour ?

L’attaque de la semaine dernière sur la route de Sha’ab a eu lieu sur une
route principale à midi pendant une tempête de sable - alors que des
dizaines de civils étaient certains d’y trouver la mort, quelque que fusse
le cible visé par le pilote. "J’avais cinq fils et maintenant je n’en ai
plus que deux — et comment savoir s’ils survivront ?" m’a dit hier un homme
d’age mur, assis sur le sol nu en béton de sa maison. "Un de mes garçons a
été frappé aux reins et au coeur. Sa poitrine était remplie d’éclats ; ils
sont entrés par la fenêtre. Maintenant tout ce que je peux dire est que je
suis triste d’être encore en vie." Un voisin nous a interrompu pour raconter
qu’il avait vu l’avion de ses propres yeux. "J’ai vu le flanc de l’avion et
j’ai remarqué qu’il a changé de trajectoire après avoir tiré le missile".

Le repérage des avions est devenue une activité de la vie quotidienne à
Bagdad. Et à ce lecteur qui m’a gentiment demandé si je pouvais voir de mes
propres yeux les avions américains au-dessus de la ville, je dois dire qu’au
cours de 65 raids aériens, je n’ai pas vu — malgré mes yeux de lynx — un
seul avion. Je les entends, surtout la nuit, mais ils volent à des vitesses
supersoniques ; pendant la journée, ils volent généralement au-dessus des
nuages noirs qui balaient la ville. Une fois, une seule, j’ai vu un
missile - les missiles de croisière ou Tomahawk ne volent qu’à environ 800
km/heure - descendre un boulevard en se dirigeant vers le Tigre. Mais les
colonnes de fumée grises qui s’élèvent vers le ciel tels les doigts d’une
main de mort sont reconnaissables entre toutes, de même que les explosions
sourdes qui les accompagnent. Et — lorsque l’on tombe dessus par hasard —
les inscriptions informatiques sur les morceaux révèlent leur origine. Tout
comme les inscriptions sur le missile de Shu’ale.

Pendant toute la matinée d’hier, les américains ont remis ça, faisant sauter
des cibles dans le périmètre de Bagdad - où les troupes Irakiennes creusent
les défenses extérieures — et dans le centre.Un missile tiré du ciel fit
sauter le toit du Ministère de l’Information Irakien, détruisant un groupe
d’antennes satellites. Un immeuble de bureaux où j’avais pris position pour
observer les bombardements s’est littéralement balancé pendant un raid. Même
à l’hôpital Al-Noor hier, les murs tremblaient tandis que les survivants du
massacre du marché luttaient contre la mort.

Hussein Mnati a 52 ans et se contenta de me fixer du regard - son visage
perforé par des fragments de métal - tandis que les bombes faisaient sauter
la ville. Un homme d’une vingtaine d’années était assis sur le lit à coté,
un bout de bras gauche couvert de pansements et baignant dans le de sang. 12
heures auparavant, il avait encore un bras gauche, une main gauche, des
doigts. Maintenant il me raconte. "J’étais au marché et je n’ai rien senti".
"Le missile est arrivé et je me trouvais sur sa droite puis une ambulance
m’a emmené à l’hôpital".

Que son amputation ait été soulagée ou non par des anesthésiques, il voulait
parler. Lorsque je lui ai demandé son nom, il s’est redressé sur son lit et
il m’a crié : "Je m’appelle Saddam Hussein Jassem".

Cuba Solidarity Project
http://cubasolidarite.fr.st
"Lorsque les Etats-Unis sont venus chercher Cuba, nous n’avons rien dit,
nous n’étions pas Cubains."