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Antiracisme

Publie le jeudi 19 février 2004 par Open-Publishing

« Ce qu’il faut bien appeler deux visions du "mal" sécrété par la modernité : celle qui privilégie
le racisme colonial et celle qui privilégie le racisme génocidaire. (…) Le conflit
israélo-palestinien est indéniablement un site où le problème de la concurrence des visions du mal atteint sa
plus haute intensité… »
Michel Feher, « Les divisions de la gauche mouvementée », Vacarme, n°20, été 2002.

S’agissant des tensions autour du conflit israélo-palestinien, on a souvent l’impression que
chacun est invité à choisir son antiracisme de prédilection (contre d’autres). Or l’antiracisme prenant
sens sur fond d’un universalisable (le pari d’une humanité commune), dès que le camp antiraciste
se segmente, l’antiracisme perd une part de ses points d’appui logiques et éthiques.

L’article de Michel Feher éclaire la division actuelle des antiracistes. Certes, il y a en tout
premier lieu les sentiments d’appartenance à telle ou telle « communauté » de ceux qui se sentent
légitimement visés par la recrudescence de la stigmatisation et de la violence (que cela soit chez les
Français de culture juive ou arabo-musulmane). Mais, hors de cette implication directe,
l’antiracisme qui lutterait de manière privilégiée contre la judéophobie (nouvelle figure de
l’antisémitisme, ne venant pas seulement de l’extrême-droite) et celui menant d’abord un combat contre le racisme
anti-arabe, et son déplacement islamophobe depuis le 11 septembre 2001, n’utiliseraient pas la
même grille d’interprétation du racisme.

L’anti-islamophobie interpréterait plutôt, à travers une
grille « anti-coloniale », les « fonctions du racisme en termes de domination », en faisant de l’Occident
(et des Etats-Unis) l’ennemi principal. L’anti-judéophobie, à travers une grille
« anti-génocidaire », envisagerait l’histoire moderne « sous l’angle d’une conjuration jamais achevée du fantasme
mortifère de pureté » ; la Shoah constituant un cas extrême. Pour le premier pôle, le racisme serait
d’abord une question d’exploitation économique et d’oppression sociale. Pour le second pôle, le
racisme serait avant tout une « phobie du mixte, du cosmopolite ». Bien sûr, ces deux pôle ont des liens
 : la visée de « purification » implique des rapports de domination (jusqu’à la destruction physique
des « impurs ») et l’oppression socio-économique traîne avec elle des pratiques de « purification »
(comme la « lutte du Bien contre le Mal » de Bush).

Mais on aurait affaire, dans l’architecture
intellectuelle implicite de chaque pôle, à un dosage et à une articulation différents. Le libéralisme
politique (mettant l’accent sur la préservation des conditions de la pluralité humaine), et non pas
économique (la croyance dans le marché comme régulateur principal), se situerait davantage dans le
second pôle et la gauche radicale le plus souvent dans le premier. Cette piste affine, sans être
exclusive, notre intelligence de la situation. Par exemple, certaines réponses dogmatiques (ne
voyant que « l’impérialisme occidental » et non pas, également, les spécificités de « l’épuration
ethnique ») au sein de la gauche radicale au cours des guerres en ex-Yougoslavie ont été symptomatiques de
ce problème.

Mais, inversement, l’oubli ces dernières années de la question de l’exploitation
économique ou des nouveaux dangers de l’impérialisme américain chez d’anciens gauchistes ralliés au
néocapitalisme au nom de la défense des acquis des démocraties libérales rend assez bien compte de
leur incompréhension du mouvement altermondialiste.

Pour tenter de sortir, intellectuellement, de l’impasse de cette périlleuse polarisation, la
gauche radicale ne doit-elle pas s’efforcer de réunifier l’antiracisme autour d’un nouvel humanisme ?
Un humanisme plus fragile qui puise aussi dans certaines ressources du libéralisme politique contre
l’hégémonie du libéralisme économique. Pour commencer à sortir, pratiquement, de ce bourbier :
pourquoi ne pas organiser une grande manifestation nationale « Contre les racismes, l’islamophobie et
la judéophobie », par exemple en avril, hors période électorale, en se déconnectant des positions
des uns et des autres sur le conflit israélo-palestinien ou sur le foulard islamique ?

Des
associations comme la Ligue des Droits de l’Homme, le MRAP et ATTAC, des syndicats comme les SUD ou la
FSU, des partis comme la LCR, les Verts ou le PCF ne seraient-ils pas disponibles ? Et pourquoi pas
les rédacteurs et les lecteurs de Charlie ? Chiche !

Paru dans Charlie Hebdo

N° 609, mercredi 18 février 2004