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Prisons secrètes

Publie le mercredi 13 juin 2007 par Open-Publishing

Le procureur suisse Marty présente son second rapport : les Etats-Unis exploitent un réseau d’enlèvements, de tortures et d’emprisonnements, l’Italie savait.

BRUXELLES

Prisons secrètes et pratique de la torture en Pologne et en Roumanie, obstacles dans les enquêtes sur les enlèvements illégaux de la part des états italien, allemand et macédonien. Et derrière tout ça, un contrat entre l’OTAN et la CIA, signé en secret le 4 octobre 2001, pour couvrir et aider les services secrets américains dans ses diverses activités en Europe : en pratique presque tout le monde savait et tout le monde s’est tu. C’est le schéma dessiné hier par Dick Marty, le procureur suisse chargé le 7 novembre 2005 par le Conseil de l’Europe (organisme qui n’a rien à voir avec l’Union européenne) d’enquêter sur les opérations de la CIA. Marty a présenté hier son second rapport, un an exactement après le premier."Les Etats-Unis -dit le procureur- ont voulu imposer une guerre sans règles contre le terrorisme, une guerre qui a tourné au désastre".

En juin dernier Marty avait parlé d’un "toile d’araignée internationale" d’enlèvements, de vols aériens et de détentions, tous rigoureusement illégaux et en violation des conventions des droits de l’homme. Hier les mots les plus employés étaient "honte" et "responsabilité". Paroles adressées à de nombreuses personnes dont Romano Prodi et son gouvernement. "L’actuel gouvernement italien -a affirmé Marty dans une conférence de presse donnée à Paris- est allé plus loin que le gouvernement Berlusconi dans sa tentative d’arrêter l’enquête menée par le tribunal de Milan ». De façon plus concrète, Prodi a utilisé l’arme du secret d’état pour empêcher les juges de travailler, une arme, assure Marty, qui nous ramène "aux temps de la guerre froide ». L’attaque ne s’arrête pas là : "La logique aurait voulu que le gouvernement actuel fasse tout son possible pour démontrer que le gouvernement précédent a couvert ou accompli des actions illégales dans le domaine de la détention et du transfert illégal de présumés terroristes ». Au contraire, la logique italienne veut que l’ex-chef du SISMI (Services secrets italiens, NDT) Nicolò Pollari qui, selon Marty "a menti effrontément au Parlement européen" sur l’affaire Abu Omar, est devenu le conseiller du Premier Ministre. Il est normal que pour un Suisse (et pas seulement pour lui) cela puisse apparaître pour le moins curieux. Prodi pourra cependant se consoler : il est en bonne compagnie. Marty pointe en effet du doigt la moitié de la classe dirigeante polonaise, de Kwasnieski aux frères Kaczinski, en passant par les ex-premiers ministres Miller et Belka, et attaque aussi les roumains Iliescu et Basescu : "Toutes les plus hautes autorités de l’état étaient au courant de ce qui se passait sur leur territoire". En l’occurrence il s’agissait des prisons secrètes, mais le discours vaut également pour l’Italie, l’Allemagne, la Macédoine, le Royaume-Uni, la Bosnie et le Canada, avec cette différence pour les deux derniers pays, qu’ils ont reconnu leurs responsabilités. Les autres s’obstinent à nier.

Les preuves, pendant ce temps, augmentent. "Il y a suffisamment d’éléments pour affirmer que deux centres secrets gérés par la CIA ont existé en Europe entre 2003 et 2005, plus précisément en Pologne et en Roumanie" a déclaré Marty. Dans la prison polonaise de Stare Kiejkuty, passaient les grosses prises de Al Quaida, comme Abu Zubaidah et Khalid Cheik Mohammed, considéré comme un des cerveaux du 11 septembre, tandis que la Roumanie s’occupait du menu fretin. Plus d’un soupçon pèse aussi sur l’existence de centres analogues sur l’île britannique de Diego Garcia et en Thaïlande. Dans ces prisons, lit-on dans le rapport, les détenus "sont soumis à des traitements inhumains et dégradants" et à des "interrogatoires renforcés", en pratique à la torture : musique assourdissante, air conditionné étouffant ou glacial, privations sensorielles, mois d’isolement, détenus laissés entièrement nus pendant des semaines. Les sources qui permettent de formuler de telles accusations, précise Marty, proviennent de "témoignages fiables et concordants" fournis par plusieurs agents des services secrets américains et européens.

Selon Varsovie et Bucarest, il s’agit au contraire d’un tas d’ordures. "Nous attendons les preuves, car pour le moment Marty n’en a apporté aucune", affirme le porte-parole du ministre des affaires étrangères polonais. "Calomnies sans preuves, présentées avec mauvaise foi", répète durement en écho la sénatrice roumaine Norica Nicolai. Profil bas à Bruxelles où le commissaire Frattini rappelle seulement que la lutte contre le terrorisme doit être menée à l’intérieur des lois et des conventions internationales. Ce qui est en cause est une question qui touche le coeur des valeurs de l’UE : les pays impliqués et qui continuent à se taire, pourraient perdre leur droit de vote. Mais les institutions européennes (commission, parlement, états membres) ne semblent pas avoir une grande envie de sortir de la loi du silence.

Edition de samedi 9 juin 2007 de il manifesto

Traduit de l’italien par Elisabeth Cadic-Njeim et M-A P.