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Controverse sur la projection de "Route 181"

Publie le vendredi 12 mars 2004 par Open-Publishing

L’une des deux projections prévues à Paris, au festival Cinéma du réel, de "Route 181", un film du Palestinien Michel Khleifi et de l’Israélien Eyal Sivan, a été supprimée, au nom du "malaise" suscité notamment par une scène évoquant le film "Shoah", de Claude Lanzmann.

Pour la première fois depuis la naissance, en 1978, du Cinéma du réel, un prestigieux rendez-vous du documentaire, l’un des films présentés, Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël, a fait l’objet d’une controverse suffisamment vive pour que l’une des deux projections habituellement prévues soit supprimée (Le Monde du 6 mars).

"Depuis l’annonce de la programmation, de nombreux courriers, émanant de signataires très divers, expriment le malaise ressenti face à une nouvelle projection du film dans l’enceinte d’une institution publique de l’Etat, note un communiqué, mercredi 3 mars. Comprenant ce malaise et compte tenu des risques de troubles à l’ordre public, le ministère de la culture, le Centre Pompidou et la Bibliothèque publique d’information (BPI) ont décidé de limiter à une seule projection la programmation de ce film au lieu des deux prévues initialement et de sensibiliser le public par un message préalable sur les dangers de tout point de vue unilatéral."

Pour Suzette Glénadel, déléguée générale du Cinéma du réel, cette affaire constitue "un précédent grave". "Nous n’avons subi que trois fois des pressions venant d’ambassades ou d’autres sources demandant le retrait de films sélectionnés, raconte-t-elle. Nous n’avons jamais cédé. C’est la première fois que l’on prend peur devant des pressions extérieures."

Le film de Michel Khleifi et Eyal Sivan, une suite de rencontres faites le long de la ligne de partage entre Israël et la Palestine instituée par l’ONU en 1947, avait déjà provoqué des réactions passionnées lors de sa diffusion sur Arte, en novembre 2003. Les deux cinéastes sont amis depuis longtemps. Le premier, Palestinien, vit en Belgique et enseigne le cinéma à l’université Columbia, à New York. Le second, Israélien, installé depuis 1986 en France, n’a jamais caché ses positions antisionistes : il est partisan d’un Etat binational, laïque, ce qui lui vaut des haines féroces.

La controverse a commencé en février, avec une lettre signée par une douzaine d’intellectuels et de cinéastes : l’universitaire Anny Dayan Rosenman, les cinéastes Arnaud Desplechin, Eric Rochant et Noémie Lvovsky, les philosophes Bernard-Henri Lévy et Elisabeth de Fontenay, la metteur en scène Brigitte Jaques, la sociologue Liliane Kandel, et les écrivains Philippe Sollers, Eric Marty et Gé ! rard Wajcman. Adressée au président du Centre Pompidou, avec copie à différents responsables du centre, de la BPI, du festival, ainsi qu’aux cinq membres du jury de la compétition internationale, elle s’inquiète de la programmation d’un film "qui charrie des "vérités" historiques très contestables et très contestées, et qui participe d’une démarche qui empoisonne le débat politique sur le conflit israélo-palestinien". Elle dénonce une scène évoquant le film Shoah : un coiffeur palestinien y raconte un massacre, en 1948, à Lod, avant un plan sur des voies ferrées qui évoque, lui aussi, le film de Claude Lanzmann.

OUVERTURE HOULEUSE

"Le plagiat de séquences entières de Shoah de Claude Lanzmann vient illustrer une pratique perverse et systématique dont la logique profonde est celle du retournement des victimes en bourreaux", écrivent-ils. "Programmer ce film qui ne peut et qui ne veut susciter que de la haine, en un moment qui est aussi le moment où se font jour les initiatives officieuses ou officielles, porteuses d’espoir pour un règlement pacifique du conflit (pacte de Genève, initiative Ayallon-Nusseibeh), constituait un acte politique qui n’était dénué ni de conséquences ni de gravité."

Bruno Racine, le président du Centre Pompidou, convoque alors Gérald Grunberg, le directeur de la BPI, et Mme Glénadel. "Dans le contexte actuel, nous avons la certitude - et la police nous le confirme - qu’il y a des risques sérieux de dérapages et d’affrontements, explique M. Racine. Sur le seul motif d’ordre public, il aurait pu être prudent de renoncer. Nous n’avons pas voulu censurer le film, mais nous ne pouvions pas garantir que les deux projections se passent dans des conditions sereines. Nous avons donc choisi, pour la diffusion, le jour où nous avions les meilleures garanties."

Le communiqué annonçant la déprogrammation partielle du film et le "message préalable" sur les "dangers de tout point de vue unilatéral" ! suscitent la réaction indignée de MM. Sivan et Khleifi. Selon eux, le communiqué "suggère que leur film est de nature à favoriser "la montée des propos et actes antisémites ou judéophobes en France"", une "accusation infamante" "qui est le résultat d’une campagne de pressions et d’intimidation exercée sur le Centre Pompidou et la BPI". Pour les cinéastes, il s’agit "d’un grand pas vers le rétablissement de la censure et d’un encouragement aux extrémistes".

A la soirée d’ouverture du festival, jeudi 4 mars, l’atmosphère est électrique. Des membres de l’association des cinéastes documentaristes (Addoc) distribuent aux spectateurs le communiqué des cinéastes, précédé de quelques lignes de soutien de l’Addoc. M. Grunberg, le directeur de la BPI, décide de lire le communiqué du centre dans une salle houleuse où certains crient à la "censure". M. Sivan, sollicité par la salle, se lève, dit ne pas comprendre comment les autorités sont en mesure de faire face aux troubles publics un jour mais pas deux, et lance "Messieurs les censeurs, bonsoir" avant de quitter la salle, suivi par une quinzaine de personnes. Le lendemain, le Collectif des auteurs-réalisateurs pour la défense des oeuvres (Cardo) s’indigne de l’annulation d’une des projections alors que l’oeuvre de ces cinéastes "témoigne de leur attachement à la justice et à la paix".

D’autres cinéastes et intellectuels réagissent à leur tour. Dans un texte publié par Libération le 8 mars, plus de trois cents personnes, dont Jean-Luc Godard, Mathieu Lindon, Pierre Vidal-Naquet, Tzvetan Todorov, Russell Banks, Claire Simon, Claude Guisard, Etienne Balibar, Abraham Segal, François Maspero, s’inquiètent d’"une décision qui s’apparente à une censure qui ne dit pas son nom". "Sans forcément partager les choix et les points de vue exprimés dans Route 181, précisent les signataires, dont le nombre dépasse aujourd’hui six cents, il nous paraît inacceptable de catégoriser cette oeuvre co ! mme pouvant susciter "des propos et actes antisémites ou judéophobes"." "En tant qu’oeuvre de l’esprit, Route 181 participe à un débat intellectuel que chacun est libre de critiquer."

Lundi 8 mars, le ministère de la culture, le Centre Pompidou et la BPI ont annoncé avoir finalement réussi à libérer la grande salle, qui compte plus de 400 places, alors que l’unique projection était jusqu’alors prévue dans une petite salle. Contrôle policier à l’entrée. Le film doit être suivi d’un débat, comme prévu, et précédé - peut-être - d’un avertissement. Ce dernier point n’est pas encore tranché.

LE MONDE