Accueil > Bush, obscène mécanicien de l’empire

Bush, obscène mécanicien de l’empire

Publie le mercredi 9 avril 2003 par Open-Publishing

Mésopotamie. Babylone. Le Tigre et l’Euphrate. Combien d’enfants, dans
combien de salles de classe, pendant combien de siècles, ont voyagé dans le
passé, transportés sur les ailes de ces mots ? Et maintenant des bombes y
tombent, et elles brûlent et humilient cette ancienne civilisation.

Sur l’acier de leurs missiles, des soldats américains adolescents
"griffonnent" des messages d’une écriture enfantine : pour Saddam, de la
part du détachement des gros.

Un immeuble est frappé. Un marché. Une maison. Une fille qui aime un
garçon. Un enfant qui voulait seulement jouer avec les billes de son grand
frère.

Le 21 mars, le jour qui a suivi le début de l’invasion et de l’occupation
illégales de l’Irak par des troupes américaines et britanniques, un
correspondant de CNN "intégré" (embedded) interviewait un soldat américain :
"Je veux aller fourrer mon nez là-dedans, a dit le simple soldat A. J. Je
veux me venger du 11 septembre."

Pour être honnête envers ce correspondant "intégré", on doit ajouter qu’il a
timidement suggéré que jusqu’ici rien ne permettait d’établir un lien entre
le gouvernement irakien et les attentats du 11 septembre 2001. Le simple
soldat A. J. a tiré une langue longue comme ça : "Ouais, ben, tous ces
trucs, ça me passe un peu au-dessus de la tête."

D’après une enquête New York Times/CBS, 42 % des Américains croient que
Saddam Hussein est directement responsable des attentats du 11 septembre
contre le World Trade Center et le Pentagone. Et, d’après un sondage d’ABC,
55 % des Américains croient que Saddam Hussein soutient directement
Al-Qaida.

Chacun peut imaginer quel est le pourcentage parmi les forces armées
américaines qui croient à ces vérités fabriquées de toutes pièces. Il est
peu probable que les soldats américains et britanniques qui combattent en
Irak aient conscience que leurs gouvernements ont soutenu Saddam Hussein à
la fois politiquement et financièrement tout au long de ses pires excès.

Pourquoi devrait-on accabler le pauvre A.J. et ses compagnons avec ce genre
de détails ? Ça n’a plus aucune importance, n’est-ce pas ? Des centaines de
milliers d’hommes, des chars, navires, hélicoptères, bombes, munitions, de
la nourriture protéinée, des avions-cargos qui transportent du papier de
toilette, des insecticides, des vitamines et des bouteilles d’eau minérale,
sont en route. La logistique phénoménale de l’opération "Liberté pour
l’Irak" en fait un univers en soi. Il n’est plus nécessaire d’en justifier
l’existence. Elle existe. Elle est.

Le président George Bush, commandant en chef de l’US Army, de la marine, des
forces aériennes et des marines, a donné des instructions claires. "L’Irak -
Sera - Libéré." (Peut-être veut-il dire que même si les corps des Irakiens
sont tués, leurs âmes seront libérées.)

Les citoyens américains et britanniques doivent au commandant suprême de
renoncer à la pensée et de se rassembler derrière leurs soldats. Leurs pays
sont en guerre ! Opération "Liberté en Irak" ? Je ne le pense pas. Cela
ressemble plutôt à l’opération "Faisons la course, mais d’abord laisse-moi
te briser les genoux".

Devant les forces armées les plus riches, les mieux équipées et les plus
puissantes que le monde ait jamais vues, l’Irak a montré un courage
spectaculaire et a même réussi à opposer une véritable défense. Une défense
que le couple Bush-Blair a aussitôt dénoncée comme une tromperie, une
lâcheté. (Mais la tromperie est une vieille tradition chez nous, les
indigènes. Quand nous sommes envahis/colonisés/occupés et qu’on nous ôte
toute dignité, nous avons recours à la ruse et à l’opportunisme.)

Quand la télévision arabe Al-Jazira montre des civils blessés, on dénonce
cela comme de la propagande arabe "émotionnelle" destinée à faire naître une
hostilité envers les "alliés", comme si les Irakiens mouraient dans le seul
but de faire croire que les "alliés" sont méchants. Même la télévision
française a émis des critiques pour les mêmes raisons. Mais les
porte-avions, les bombardiers furtifs et les missiles de croisière, qui
traversent le ciel du désert sur les écrans des télévisions britanniques et
américaines, sont décrits comme la "beauté terrible" de la guerre.

Quand des soldats de l’armée américaine d’invasion (l’armée "qui n’est là
que pour aider") sont faits prisonniers et montrés à la télévision
irakienne, George Bush dit que cela viole la convention de Genève et "montre
le mal qui au cour du régime". Mais il est tout à fait acceptable que des
chaînes de télévision américaines montrent les centaines de prisonniers
détenus par le gouvernement américain sur la base de Guantanamo, agenouillés
sur le sol, les mains attachées dans le dos, un bandeau sur les yeux et un
casque sur les oreilles pour assurer une perte visuelle et auditive absolue.
Quand on les interroge sur le sort réservé aux prisonniers de Guantanamo,
les officiels du gouvernement américain ne nient pas qu’ils sont maltraités.
Mais ils nient qu’il s’agisse de "prisonniers de guerre" ! Ils disent que ce
sont des "combattants illégaux", ce qui implique que leur traitement est
légitime !

Quand les "alliés" ont bombardé les locaux de la télévision irakienne (ce
qui, soit dit en passant, est aussi contraire à la convention de Genève), il
y a eu une jubilation grossière dans les médias américains. En fait, depuis
quelque temps, Fox TV menait une opération de lobbying pour que cette
attaque ait lieu. Cela a été vu comme quelque chose de justifié contre la
propagande arabe. Mais les principales chaînes de télévision américaines et
britanniques continuent à se vanter d’être "équilibrées", alors que leur
propagande atteint des niveaux hallucinants.

Pourquoi la propagande devrait-elle être l’apanage des médias occidentaux ?
Simplement parce qu’ils s’y prennent mieux ? Les journalistes occidentaux
"intégrés" ont reçu le statut de héros travaillant sur les lignes de combat.
Le travail des journalistes "non intégrés" (comme Rageh Omaar de la BBC,
bouleversé par les corps d’enfants brûlés et par des blessés) est remis en
cause avant même qu’ils commencent leur reportage : "Nous devons vous
prévenir que ce reportage est contrôlé par les autorités irakiennes."

Les télévisions américaines et britanniques parlent de plus en plus des
soldats irakiens comme de "miliciens" (c’est-à-dire la populace). Un
correspondant de la BBC parle d’eux sur un ton solennel comme de
"quasi-terroristes". La défense irakienne est de la "résistance", ou pis,
des "poches de résistance". La stratégie irakienne est de la tromperie.

Pour les "alliés", il est clair que la seule stratégie moralement acceptable
de la part de l’armée irakienne serait qu’elle s’avance dans le désert pour
y être écrasée sous les bombes des B-52 ou mise en pièces par les
mitrailleuses. Tout le reste est tricherie.

Et maintenant, il y a le siège de Bassora. Un million et demi de personnes,
dont 40 % d’enfants. Sans eau potable et avec très peu de nourriture. Nous
attendons toujours le mythique "soulèvement" chiite, les foules heureuses
qui sortiront de la ville et qui lanceront des roses et des hosannas sur
l’armée de "libération". Où sont les foules ? Ne savent-ils pas, ces
Irakiens, que les productions de télé travaillent pour boucler les
programmes ? Si le régime de Saddam Hussein tombe, il se peut fort bien
qu’on danse dans les rues de Bassora. Mais si le régime de Bush tombait, on
danserait dans les rues du monde entier.

Après des jours de famine et de soif imposées aux citoyens de Bassora, les
"alliés" ont amené quelques camions de nourriture et d’eau, et ils les
ontmis en stationnement à la périphérie de la ville, là où ils étaient très
tentants. Des gens désespérés se sont précipités sur les camions et se sont
battus pour avoir de la nourriture. (On a entendu dire que l’eau était
vendue. Pour relancer l’économie agonisante, vous comprenez.) Sur les
camions, des photographes désespérés se battaient pour prendre des photos
des gens désespérés qui se battaient pour avoir de quoi manger. Ces photos
seront envoyées, via des agences, à des journaux et à des magazines de luxe
qui paient bien. Leur message : les messies sont arrivés, qui distribuent
des pains et des poissons.

En juillet dernier, la livraison à l’Irak de 5,4 milliards de dollars de
marchandises a été bloquée par le couple Bush-Blair. Cela n’a pas fait les
gros titres. Mais, aujourd’hui, sous la tendre caresse de la télévision en
direct, 450 tonnes d’aide humanitaire - une part minuscule de ce qui est
nécessaire (appelons ça des accessoires de mise en scène) - sont arrivées
sur un bateau anglais, le Sir-Galahad. L’entrée dans le port d’Oum Qasr a
mérité une journée entière de reportages en direct. Quelqu’un veut-il un sac
pour dégueuler ?

Nick Guttmann, directeur des urgences pour Christian Aid, a écrit dans
l’Independant on Sunday qu’il faudrait trente-deux Sir-Galahad par jour pour
atteindre la quantité de nourriture que recevait l’Irak avant le début des
bombardements. Pourtant, cela ne devrait pas nous surprendre. C’est une
vieille tactique. Les Américains l’ont mise en pratique il y a longtemps.
Voyez cette modeste proposition de John McNaughton publiée par le Pentagone
pendant la guerre du Vietnam : "Les frappes dirigées contre la population
risquent non seulement de créer une vague de répulsion contre-productive à
l’étranger, mais elles risquent aussi d’augmenter la possibilité d’un
élargissement du conflit à la Chine et à l’Union soviétique. En revanche, la
destruction d’écluses et de barrages - si elle est correctement faite - peut
être porteuse de promesses. Elle mérite d’être étudiée. De telles
destructions ne tuent pas et ne noient pas les gens. L’inondation des
rizières après quelque temps répand la famine, sauf si on fournit de la
nourriture - ce que nous pouvons offrir à la table de conférence."

Les temps n’ont pas beaucoup changé. La technique a évolué pour devenir une
doctrine. Cela s’appelle "gagner les cours et les esprits". Voici la
mathématique morale : 200 000 Irakiens ont été tués pendant la première
guerre du Golfe. Des centaines de milliers de personnes sont mortes à cause
des sanctions économiques. (Au moins, ceux-là ont été sauvés de Saddam
Hussein.) On en tue encore plus chaque jour. Des milliers de soldats
américains qui ont combattu pendant la guerre de 1991 sont déclarés
officiellement "invalides" à cause d’une maladie appelée "syndrome de la
guerre du Golfe", en partie en raison, croit-on, de l’exposition à de
l’uranium appauvri. Cela n’a pas empêché les "alliés" de continuer à
utiliser cet uranium appauvri.

On parle maintenant de ramener l’ONU sur le devant de la scène. Mais cette
vieille dame ONU, il apparaît qu’elle n’était pas aussi extraordinaire qu’on
le disait. On l’a rétrogradée (même si elle conserve son salaire élevé).
Elle est devenue la concierge du monde. C’est la femme de ménage philippine,
la jamadarni indienne, la fiancée par correspondance thaïlandaise, l’aide
ménagère mexicaine, la jeune fille au pair jamaïcaine. On l’emploie pour
nettoyer la merde des autres. On en use et abuse à volonté.

Malgré les soumissions empressées de Tony Blair et ses manières serviles,
George Bush a dit clairement que l’ONU ne jouerait aucun rôle indépendant
dans l’Irak d’après-guerre. Les Etats-Unis choisissent ceux qui
bénéficieront des juteux contrats de "reconstruction". Bush a demandé à la
communauté internationale de ne pas "politiser" la question de l’aide
humanitaire. Le 28 mars, après que Bush eut demandé la reprise immédiate du
programme de l’ONU "Pétrole contre nourriture", le Conseil de sécurité a
voté la résolution à l’unanimité. Cela signifie que tout le monde est
d’accord pour que l’argent irakien (tiré de la vente du pétrole) soit
utilisé pour nourrir le peuple irakien qui meurt de faim à cause des
sanctions imposées par les Etats-Unis et à cause de la guerre illégale menée
par les Etats-Unis.

On nous dit que les contrats pour la "reconstruction" de l’Irak pourraient
relancer l’économie mondiale. Il est amusant de voir comment les intérêts
des entreprises américaines se confondent si souvent, si bien et si
délibérément avec les intérêts de l’économie mondiale.

Pendant que le peuple américain finira de payer pour la guerre, les
compagnies pétrolières, les fabricants et les marchands d’armes, et les
entreprises impliquées dans la "reconstruction" tireront directement des
profits de la guerre. Beaucoup, parmi eux, sont de vieux amis et d’anciens
employeurs de la clique Bush-Cheney-Rumsfeld-Rice. On négocie déjà les
contrats pour la "reconstruction". Ces nouvelles ne font pas la "une" des
journaux parce que la plupart des entreprises de presse américaines
appartiennent et sont dirigées par les mêmes intérêts.

Tony Blair assure que l’opération "Liberté pour l’Irak" permet de rendre le
pétrole irakien au peuple irakien. C’est-à-dire qu’on rend le pétrole
irakien au peuple irakien via les multinationales comme Shell, Chevron,
Halliburton. Ou quelque chose nous a-t-il échappé ? Halliburton est
peut-être une société irakienne ? Le vice-président Dick Cheney (qui est un
ancien patron d’Halliburton) est peut-être un crypto-Irakien ?

Alors que le fossé se creuse entre l’Europe et l’Amérique, des signes
indiquent que l’on pourrait entrer dans une nouvelle période de boycotts
économiques. Le problème, c’est que, si les retombées de la guerre
entraînent ce genre de choses, ce sont les Etats-Unis qui vont souffrir le
plus. Leur territoire est peut-être défendu par des gardes-frontières et des
armes nucléaires, leur économie est reliée à la terre entière. Leurs
avant-postes économiques sont exposés et vulnérables aux attaques venant de
toutes les directions. Déjà on publie sur Internet des listes de produits
américains et britanniques et de sociétés qui devraient être boycottés. En
dehors des cibles habituelles, Coca, Pepsi et McDonald, des agences
gouvernementales comme Usaid, la britannique SFID, les banques américaines
et anglaises, Arthur Anderson, Merrill Lynch, American Express, des
entreprises comme Bechtel, General Electric ou encore Reebok, Nike et Gap,
pourraient se retrouver en état de siège. Ces listes sont complétées et
affinées par des militants dans le monde entier. Elles pourraient devenir un
guide pratique que dirigerait et canaliserait la colère encore informe, mais
qui monte dans le monde.

Brusquement, l’aspect "inévitable" du projet de globalisation commence à
sembler plus qu’un peu évitable.

Il devient clair que la guerre contre le terrorisme n’est pas vraiment
dirigée contre le terrorisme, et que la guerre en Irak ne concerne pas
seulement le pétrole. C’est la tendance à l’autodestruction d’une
superpuissance en route vers la suprématie, la domination, l’hégémonie
globale. On soutient que le peuple d’Argentine et le peuple d’Irak ont été
tous deux décimés par le même processus. Seules les armes utilisées contre
eux sont différentes : dans un cas, c’est le carnet de chèques du FMI ; dans
l’autre, des missiles.

Enfin, il y a la question de l’arsenal des armes de destruction massive de
Saddam Hussein. (Tiens, on les avait presque oubliées, celles-là !) Dans la
brume de la guerre, une chose sûre : si le régime de Saddam Hussein possède
effectivement des armes de destruction massive, il manifeste un degré
étonnant de responsabilité et de retenue dans une telle situation de
provocation extrême. Dans des circonstances semblables (par exemple, si
l’armée irakienne bombardait New York et faisait le siège de Washington),
pourrait-on en attendre autant de la part du régime de Bush ? Garderait-il
ses milliers de têtes nucléaires enveloppées dans leur papier d’emballage ?
Et ses armes chimiques et biologiques ? Ses stocks de bacilles du charbon,
de variole, et ses gaz neurotoxiques ? Laissez-moi rire. Dans la brume de la
guerre, nous en sommes réduits aux spéculations : soit Saddam Hussein est un
tyran extrêmement responsable. Soit, tout simplement, il ne possède pas
d’armes de destruction massive. De toute façon, et quoi qu’il se passe
maintenant, l’Irak sort de l’épreuve en meilleur état que le gouvernement
américain.

Voici l’Irak - un Etat voyou, une grave menace pour la paix du monde, un
membre de l’"axe du Mal". Voici l’Irak, envahi, bombardé, assiégé,
brutalisé, on chie sur sa souveraineté, le cancer tue ses enfants, on
massacre sa population dans les rues.

Et nous regardons CNN-BBC, BBC-CNN, tard dans la nuit. Nous voici, nous
supportons les horreurs de la guerre, les horreurs de la propagande et le
massacre du langage comme nous le connaissons et le comprenons. Aujourd’hui,
liberté signifie meurtre de masse (ou, aux Etats-Unis, pommes de terre
frites). Quand quelqu’un dit "aide humanitaire", nous recherchons
immédiatement la famine provoquée. "Intégré", je dois le reconnaître, est
une sacrée trouvaille.

Dans la plupart des régions du monde, l’invasion de l’Irak est vue comme une
guerre raciste. Le vrai danger d’une guerre raciste déclenchée par des
régimes racistes, c’est qu’elle engendre le racisme chez tout le monde - les
auteurs du crime, les victimes, les spectateurs. Elle pose les paramètres du
débat, une grille pour une façon particulière de penser.

Un raz-de-marée de haine à l’égard des Etats-Unis se lève du cour ancien du
monde. En Afrique, en Amérique latine, en Asie, en Europe, en Australie. Je
rencontre cette haine chaque jour. Parfois elle vient des sources les plus
inattendues. Les banquiers, les hommes d’affaires, les futurs cadres
dynamiques, et ils y apportent toute la grossièreté de leurs conceptions
politiques conservatrices et intolérantes. Cette incapacité absurde à
séparer les gouvernements des peuples : l’Amérique est une nation de
crétins, d’assassins, disent-ils (avec la même insouciance que lorsqu’ils
disaient : "Tous les musulmans sont des terroristes").

Même dans l’univers grotesque de l’insulte raciste, les Britanniques font
leur entrée comme personnages secondaires. On les traite de lèche-cul !
Brusquement, moi, qu’on a calomniée en me traitant d’"antiaméricaine" et
"anti-occidentale", je me retrouve dans la position extraordinaire de devoir
défendre le peuple américain. Et britannique.

Ceux qui descendent si facilement dans les bas-fonds de l’insulte raciste
feraient bien de se souvenir des centaines de milliers de citoyens
américains et britanniques qui ont manifesté contre les stocks d’armes
nucléaires de leur pays. Et des milliers d’Américains qui ont lutté contre
la guerre du Vietnam et ont obligé leur gouvernement à se retirer de ce
pays. Ils devraient savoir que les critiques les plus érudites, les plus
cinglantes et les plus drôles du gouvernement américain et de l’"American
way of life" viennent de citoyens américains. Et que la condamnation la plus
drôle, la plus caustique de leur premier ministre vient des médias anglais.
Ils devraient enfin se rappeler : en ce moment même, des centaines de
milliers de citoyens américains et britanniques descendent dans les rues
pour manifester contre la guerre.

La coalition est formée des gouvernements, pas des peuples. Plus d’un tiers
des citoyens américains ont résisté à la propagande incessante à laquelle
ils ont été soumis, et des milliers d’entre eux luttent activement contre
leur gouvernement. Dans le climat de patriotisme exalté qui prévaut aux
Etats-Unis, c’est se montrer aussi courageux que tout Irakien(ne) qui lutte
pour sa patrie.

Pendant que les "alliés" attendent dans le désert un soulèvement des
musulmans chiites dans les rues de Bassora, le véritable soulèvement a lieu
dans des centaines de villes à travers le monde. C’est la plus grande
manifestation de moralité publique jamais vue. Les plus courageux sont les
centaines de milliers d’Américains qui défilent dans les rues des grandes
villes américaines.

C’est un fait qu’aujourd’hui, dans le monde, la seule institution qui soit
plus puissante que le gouvernement américain, c’est la société civile
américaine. Les citoyens américains portent une immense responsabilité sur
leurs épaules. Comment ne pas saluer et ne pas soutenir ceux qui non
seulement la reconnaissent, mais agissent en fonction de cette
responsabilité ? Ce sont nos alliés, nos amis.

Au bout du compte, il faut dire encore que les dictateurs comme Saddam
Hussein et tous les despotes du Moyen-Orient, dans les républiques d’Asie
centrale, en Afrique et en Amérique latine, dont beaucoup ont été installés
au pouvoir, soutenus et financés par le gouvernement américain, sont une
menace pour leur propre peuple. A part renforcer la société civile (au lieu
de l’affaiblir comme cela a été fait dans le cas de l’Irak), il n’existe pas
de façon aisée ni parfaite de traiter avec eux. Il est étrange de voir
comment ceux qui rejettent le mouvement pour la paix comme utopique
n’hésitent pas à avancer les raisons les plus romanesques pour partir en
guerre : éradiquer le terrorisme, instituer la démocratie, éliminer le
fascisme, et - la plus amusante - "débarrasser le monde des méchants".)

Quoi que nous raconte la machine de la propagande, ces dictateurs de
pacotille ne sont pas ce qui menace le plus le monde. Le vrai danger et le
plus pressant, la plus grande menace, c’est la force motrice qui fait
tourner le moteur politique et économique du gouvernement américain,
actuellement piloté par George Bush.

Il est très drôle de dénigrer systématiquement Bush, parce qu’il représente
une cible facile, fastueuse. Il est vrai que c’est un pilote dangereux,
presque suicidaire, mais la machine qu’il conduit est bien plus dangereuse
que l’homme.

Malgré le voile obscur qui s’est abattu sur nous, j’aimerais avancer des
raisons prudentes d’espoir : en temps de guerre, on veut que son plus faible
ennemi tienne la barre. Et c’est assurément le cas du président Bush.
N’importe quel autre président américain, même moyennement intelligent,
aurait sans aucun doute fait exactement pareil, mais il se serait débrouillé
pour masquer les choses et semer le désordre dans l’opposition. Il aurait
peut-être même entraîné les Nations unies derrière lui.

L’imprudence grossière de Bush et sa croyance arrogante qu’il peut diriger
le monde avec son équipe de violents ont produit l’inverse. Il a réussi à
faire ce que les écrivains, les militants et les universitaires se sont
efforcés de réaliser pendant des années. Il a révélé les rouages de la
machine. Il a mis sous les yeux du public les mécanismes essentiels de la
machine apocalyptique de l’empire américain. Maintenant que le plan de cette
machine (le Guide de l’empire pour personne ordinaire) a été mis en
circulation, il pourrait devenir caduc plus vite que ne l’ont prédit les
experts.

Arundhati Roy

Arundhati Roy est écrivain.

Traduit de l’anglais parJean Guiloineau. © Arundhati Roy, 2003. Texte d’abord paru dans "The Guardian".

ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU MONDE du 09.04.03