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La Bretagne vibrante d’Alan Stivell

Publie le samedi 20 mars 2004 par Open-Publishing

Le chanteur et harpiste jouera en marge de la Nuit celtique prévue au Stade de France de Saint-Denis le 20 mars. Il donnera trois concerts parisiens à La Cigale, avec un instrument de facture moderne, en aluminium. Dans un entretien au "Monde", il dénonce le retard pris par la Bretagne en matière d’autonomie par rapport à d’autres régions d’Europe.

Alors que la troisième Nuit celtique se tient au Stade de France le 20 mars, le musicien et chanteur Alan Stivell, Breton d’excellence, a prévu de donner trois concerts parisiens à la Cigale, points d’orgue d’une tournée dédiée à la harpe. Alan Stivell, 60 ans, vit près de Rennes.

Souvent invité du Festival interceltique de Lorient (FIL), qui est à l’initiative de la Nuit celtique, le chanteur harpiste était au Stade de France en 2003 à l’occasion de la fête de saint Patrick, patron des Celtes et de la désormais grand-messe des Bretons en terres franciliennes.

"Sans esprit de concurrence", mais en vertu de la diversité bretonne, il jouera "une musique pointue dans l’intimité d’une salle de concert, alors que le Stade de France met l’artiste dans une position extrême - l’an dernier, arriver dans le stade m’a fait la même impression que si j’avais planté ma harpe dans la neige au pôle Nord, tout seul par zéro degré". Sa nouvelle harpe, "à la fois électrique et acoustique, désossée, sans caisse de résonance", a été conçue en aluminium par le facteur nantais Camac.

"C’est une harpe du XXIe siècle, au son pur et cristallin. Elle est l’aboutissement des rêves de harpe que j’ai eus depuis la mort de mon père en 1974. Lorsque j’en joue, je suis piloté par elle. Avec elle, je me sens proche des gens de la techno qui ont opéré une révolution en douceur et osé en public ce que j’essayais à la maison - faire tourner des boucles, jouer trois notes ad lib, avec un côté hypnotique, libre. Avec ce nouvel instrument, je peux enfin contrôler tout cela en scène."

Il y a tout juste cinquante ans, votre père a reconstruit un prototype de harpe celtique, instrument alors disparu, devenu depuis symbole de la renaissance de la musique bretonne. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Pendant longtemps, j’ai dû rester scolaire, je devais montrer ce qu’était la musique celtique. Aujourd’hui, puisqu’elle est enfin connue, je suis libéré de l’obligation de prendre une flûte irlandaise ou un biniou, et je peux profiter entièrement de la harpe. De son toucher, de sa sensualité, de sa spiritualité - la corde est à l’état libre, tendue entre ciel et terre.

J’ai effectué mon premier enregistrement de harpe celtique en 1959, et j’avais déjà cette sensation. Mon envie est que le public soit baigné, noyé dans ce son-là. Je possède une douzaine de harpes - la première, celle de mon père, existe toujours, je l’utilise dans les disques, elle est irremplaçable, mais pas en scène. En un demi-siècle, la situation a beaucoup évolué, on trouve aujourd’hui des luthiers par centaines, en France, aux Etats-Unis, en Nouvelle-Zélande, et des journaux, comme le magazine américain Folk Harp.

Quand s’est produit le grand virage ?

En cinq ans, entre 1970 et 1975, nous avons vécu une révolution culturelle à laquelle tout l’Hexagone a adhéré. Puis il a fallu une trentaine d’années pour l’installer. On revenait de loin. Dans les années 1950, c’était encore honteux d’être breton, aujourd’hui c’est une fierté, parfois diffuse, sans appartenance politique.

Que pensez-vous du procès des militants de l’Armée révolutionnaire bretonne (ARB), jugés notamment pour leur éventuelle participation, en 2000, à l’attentat contre le McDonald’s de Quévert, qui fit un mort ?

Qui a tué doit être condamné, mais on ne sait toujours pas qui c’est. Cela dit, il y a des siècles de pesanteur, certains peuvent disjoncter devant ce qui leur apparaît comme une impasse. Mais aucune cause ne vaut la mort de quelqu’un. Nous n’avons pas de tradition violente en Bretagne. Nous ne prenons pas le fusil pour un oui pour un non, mais nous n’en avons jamais été remerciés. On a le droit d’être un peu jaloux de ce qu’obtiennent les Corses, les Gallois, les Catalans, en matière d’autonomie linguistique par exemple. L’Union européenne demande à ses nouveaux entrants de respecter les minorités nationales. Ce n’est pas en application en France.

Mais les panneaux bilingues, les écoles Diwan...

Les Diwan, créées il y a vingt-cinq ans, sont maintenues par des militants, à bout de bras. Espérons que les prochaines élections régionales vont changer cet état de choses. Le pays de Galles, la Catalogne, la Galice sont réellement bilingues, pas la Bretagne. Tout est fait au compte-gouttes, dans une partie du Finistère, un petit bout des Côtes-d’Armor. Or, cette question est vitale. Est-on oui ou non pour la diversité culturelle ? Une langue sous-tend un mode de pensée différent. Ainsi, le breton ne se divise pas seulement en pluriel et singulier, mais aussi en collectif. Il n’utilise pas le mot homme pour définir l’être humain, mais un mot particulier - den. Mer est masculin, arbre féminin. Les couleurs sont divisées en sous- et sur-couleurs. En ce sens, nous sommes plus proches du Japon que de l’Europe. Et nos gammes pentatoniques sonnent asiatique à l’oreille européenne.

Que répondez-vous à ceux qui pointent la collusion, par le passé, de certains nationalistes bretons avec la droite extrême ?

La société et les mouvements bretons ont toujours eu dans leurs rangs la même proportion d’anarchistes, de pacifistes, de démocrates-chrétiens, de marxistes-léninistes et de sympathisants d’extrême droite que le reste de l’Hexagone. Quand on insiste sur un seul aspect, on fait une propagande douteuse. Bien sûr, il ne faut rien cacher, le dire.

Par ailleurs, l’attachement à la tradition n’est pas forcément signe de conservatisme. Il y a des gens modernes et ouverts qui ont envie de chanter du kan an diskan -forme ancienne de chant breton-. J’ai eu cette formation traditionnelle, qui passe par les concours, les bagadou, je suis heureux que cela continue. Et je suis à chaque fois étonné de voir six mille jeunes remplir la salle Liberté à Rennes, pour un fest-noz de la Saint-Sylvestre ou de printemps, avec un grand attachement aux formes traditionnelles. Là, je me sens presque décalé.

Mais les manières de jouer changent. Et ce qui m’attire en matière de musique celtique, c’est le mélange des origines ancestrales et des modes modernes, électroniques. Dans les années 1970, il existait une mouvance rock qui puisait des éléments anciens, les Gentle Giant ou King Crimson. Et même les Beatles, qui m’ont beaucoup influencé à mes débuts. Aujourd’hui, en improvisant, je peux avoir des réminiscences d’Air, d’un joueur de koto japonais, de Ravi Shankar ou de harpe sud-américaine.

Les Celtes sont tolérants face aux autres cultures. Ils apportent aux Occidentaux cartésiens une part d’imaginaire. Nous avons une notion ancienne du lien entre l’être humain et la nature. C’est un univers panthéiste, à l’origine éloigné de cette civilisation née de Rome, où l’être humain, différent et supérieur, peut faire ce qu’il veut de la nature. Dans les îles Hébrides, dans les Highlands, la culture de l’Antiquité s’est perpétuée jusqu’à la fin du Moyen Age. Les formes musicales sont anciennes, elles nous ramènent aux Mongols, aux Tibétains, aux Amérindiens. Elles montrent ce fil qui nous rattache à l’histoire de l’humanité et la poursuit.

Propos recueillis par Véronique Mortaigne

A La Cigale les 19, 20 et 21 mars, à 20 heures, 120, boulevard Rochechouart, Paris-18e, Mo Pigalle. De 30 € à 80 €.

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