Accueil > McDonald’s, FNAC, Virgin, Euro Disney, Arcade.

McDonald’s, FNAC, Virgin, Euro Disney, Arcade.

Publie le lundi 21 avril 2003 par Open-Publishing

McDonald’s, FNAC, Virgin, EuroDisney, Arcade.

Une expérience parisienne un peu particulière :
le collectif de solidarité

McDonald’s

Le 24 octobre 2001, au McDonald’s situé à l’angle des boulevards de
Strasbourg et Saint-Denis, en plein centre de Paris, le gérant du restaurant
annonce le licenciement de cinq salariés (des "managers") et, parallèlement,
porte plainte contre X pour vol : 150.000 euros auraient disparu de la
caisse. Comme par hasard, les licenciés étaient en train de mettre sur pied
une section syndicale et avaient l’intention de se présenter aux élections
professionnelles.
Le même jour, les salariés du restaurant répondent en se mettant en grève.
Le restaurant cesse ainsi toute activité .

En France, l’entreprise McDonald’s est en forte croissance : fin 2001, elle
compte plus de 900 restaurants en fonctionnement ; en 2000, elle emploie
déjà 35.000 salariés et accueille quotidiennement 1.400 clients, pour un
chiffre d’affaires de 17,5 millions d’euros. Le système dominant est celui
de la franchise, qui permet à McDo, par le biais d’un contrat de
quasi-exclusivité, de contrôler la marque, les prix, les fournitures, la
qualité et de récupérer un pourcentage des bénéfices variant de 12 à 25 %,
les investissements restant à la charge du gérant. Par ce moyen, McDo se
décharge de tous les coûts de gestion et surtout du risque de conflit avec
les salariés.
Le système est par ailleurs conçu de telle manière qu’il est difficile que
des conflits puissent s’y développer. Ne sont embauchés pratiquement que des
salariés jeunes, à temps partiel (87 heures pour 485 euros net par mois) et
plus rarement à temps plein (790 euros), pour des restaurants ouverts sept
jours sur sept ; un "swing manager" (un chef d’équipe, de fait) gagne entre
850 et 990 euros pour un temps plein, jusqu’à devenir "manager" à 1200-1300
euros par mois. Pas de 13e mois, bien sûr. Le turn-over est important, les
rythmes et la flexibilité de fait des horaires interdisant à ceux qui
suivent des cours de mener de front travail et études pendant plus de
quelques mois - la majorité d’entre eux finissent par quitter le travail
pour poursuivre leurs études, mais, vu le taux de chômage élevé, ceux qui
font l’inverse et choisissent de grimper dans la hiérarchie de l’entreprise
pour obtenir un salaire qui leur permette de vivre se font de plus en plus
nombreux.
Le recrutement épouse en général les caractéristiques "ethniques" du
quartier et les équipes jouissent d’une grande cohésion interne : on sort
ensemble, les rapports sont faits à la fois d’amitié et de paternalisme, les
emmerdeurs sont en général poussés vers la sortie avant même qu’ils ne
créent des problèmes. La cohésion est un facteur important de la haute
productivité exigée. Bref, c’est un système où l’organisation syndicale est
perçue comme dérangeante et où les luttes se comptent sur les doigts de la
main .
Mais, dans notre cas, le sentiment de l’injustice subie vient renverser ce
qui faisait précisément la force du patron, en la transformant en facteur
déclenchant de la lutte. Les salariés sont des copains, ils se connaissent
bien et savent que les accusations formulées sont des prétextes. Tous ou
presque s’engagent dès la première minute dans une lutte qui durera 115
jours.
On ne peut comprendre comment la lutte a pu rompre l’isolement dont
souffrent généralement celles de ce secteur peu syndicalisé si l’on ne tient
pas compte de l’existence à ce moment précis de militants plutôt jeunes mais
déjà aguerris. Le collectif de solidarité se constitue quand il existe déjà
un petit réseau militant : le collectif CGT de la restauration rapide, né
dans les luttes de l’année précédente, le réseau Stop Précarité et surtout
un certain nombre de contacts informels, passant plus par le canal de
l’amitié et des fréquentations communes que du militantisme au sein d’un
même groupe politique, syndical ou associatif.

Quand il s’agit d’engager des énergies dans des secteurs ingrats comme celui
de la restauration rapide - entreprises aux méthodes expéditives, qui
détestent toute forme d’organisation des salariés, où la précarité, le
turn-over encouragé et les bas salaires sont la règle, rendant la
perspective d’une syndicalisation durable avec des cotisations
substantielles très aléatoire - on sait que les syndicats dits
"représentatifs" n’ont guère tendance à se précipiter. D’ailleurs, même
quand les salariés entrent en lutte tout seuls et vont frapper à leur porte
pour obtenir un soutien et une couverture, ils doivent la plupart du temps
composer avec l’attitude distante et polie des responsables qui en clair
signifie : mais qu’irions-nous faire dans cette galère ? Attitude qui
explique la présence dominante dans ce secteur de délégués syndicaux à la
botte du patron, élus (quand ils le sont) dans des conditions plus que
discutables.
Au McDo de Strasbourg-St-Denis, les relations de travail étaient plus ou
moins les mêmes que dans le reste du secteur : formes de surexploitation
(temps partiel payé sur la base du SMIC, horaires flexibles permettant une
intensité maximale du travail en permanence, conditions de travail souvent
dangereuses), mais avec un potentiel de révolte émoussé par l’esprit
d’équipe ("si tu traînes, ce sont tes copains qui en font les frais") et des
rapports quasi familiaux entre salariés et responsables, favorisant
l’arrangement individuel et rendant difficile la prise de distance
psychologique nécessaire au salarié pour défendre ses intérêts.
Malgré cela, le miracle s’est produit "grâce" à l’arrogance d’un nouveau
gérant : en prenant prétexte d’un trou dans la caisse pour licencier cinq
"managers" (des chefs d’équipe au fond, considérés un peu comme des grands
frères) trop encombrants, il a provoqué la révolte de l’ensemble des
salariés, déclenchant une grève de l’ensemble du personnel pour la
réintégration de tous sans conditions. Comment, en d’autres termes, le
sentiment d’injustice peut faire échec aux stratégies patronales les plus
éprouvées.
Démarre alors un processus de syndicalisation. Les grévistes vont sonner à
différentes portes pour obtenir une couverture et un soutien syndical, et
finissent par trouver une oreille attentive à la fédération du commerce CGT
. Une section syndicale CGT est constituée et, grâce à certains militants
CGT décidés et convaincus de l’importance symbolique de cette grève
(eux-mêmes assez peu soutenus par l’appareil), elle trouve un relais. Deux
semaines après le début de la grève, un collectif de solidarité prend forme.
Dans son noyau dur se retrouvent des militants de tendances diverses, dont
une forte composante libertaire, mais aussi des membres de la CGT d’autres
entreprises du commerce engagés dans les luttes en cours.

Le débat et les initiatives du collectif de solidarité (la traditionnelle
longue liste d’organisations qui le composent ne doit pas induire en erreur
 : dans la pratique, c’est toujours un noyau relativement réduit de militants
décidés qui font les choses) contribuent à garantir la continuité, à élargir
et populariser la lutte. Parmi ces initiatives, la série d’occupations et de
blocages de différents McDo parisiens organisés de samedi en samedi revêt
une importance particulière. Ces actions hebdomadaires ont permis de mettre
en lumière les tensions spécifiques à d’autres restaurants de la chaîne,
tout en les associant à un objectif commun : le retrait des licenciements à
Strasbourg-Saint-Denis. Pour les salariés des McDo de Saint-Germain, Rivoli,
Bonne-Nouvelle, Opéra, Champs-Elysées. qui se sont mis en grève à leur tour,
même plus épisodiquement, elles ont été l’occasion de commencer à se parler,
à se connaître, à lutter ensemble. Un élargissement au-delà de l’enseigne
McDo a même semblé possible quand une grève d’une semaine s’est déclenchée
dans le restaurant Quick du boulevard Barbès, que le collectif de solidarité
a bien évidemment soutenue.
Mais ces occupations ont permis aussi de faire connaître la lutte et ses
raisons aux clients, à la population et aux médias, qui dans l’ensemble ont
fait preuve de beaucoup de sympathie et de compréhension. Des tracts en
anglais, allemand, espagnol, portugais, italien, arabe et russe ont
contribué à expliquer les raisons de la grève aux immigrés et aux touristes.
Evidemment il n’a pas manqué de frictions et d’altercations avec des clients
agressifs, mais dans l’ensemble les gens avaient tendance à encourager les
grévistes. L’idée qu’il fallait faire des choses à la hauteur de nos forces
était un des points cardinaux des actions et plus d’une fois c’est la
fantaisie et le jeu qui nous ont permis de nous sortir adroitement de
situations qui auraient pu devenir pesantes. Les tracts en langue étrangère
ont été précieux pour désamorcer l’agressivité de clients - perceptible
surtout dans les lieux les plus touristiques et chers - dont nous ne
parlions pas la langue : avec les Russes, qui, ne comprenant pas que l’on
puisse se mettre en grève, prenaient ça quasiment comme une offense
personnelle ; avec les Américains, qui n’acceptaient de ne pas forcer les
piquets qu’après une longue explication ou la lecture du tract ; avec les
jeunes Beurs, que le texte en arabe surprenait et amadouait singulièrement,
comme si l’on reconnaissait par là leur existence.
Le soutien actif de certaines structures de la CGT, mais aussi le produit
des collectes - faites au cours des blocages du samedi, sur les marchés, au
cours des diffusions de tracts, voire sur les lieux de travail et, plus
tard, une fois la campagne électorale engagée, à l’entrée de certains
meetings politiques - ont permis de récolter de quoi assurer aux grévistes
un apport de 150 à 250 euros chacun (avec majoration pour les chargés de
famille) en décembre, et quasiment le double à partir de janvier. Ce qui
représentait une belle bouteille d’oxygène pour des personnes vivant déjà en
temps normal avec des bas salaires. L’approche des élections a bien sûr
fourni certaines bonnes occasions de populariser la lutte : si les groupes
trotskistes étaient contents d’afficher leur soutien, le PCF n’a pas perdu
une occasion de se montrer ; Robert Hue, José Bové, Noël Mamère, suivis
chacun de son cortège de caméras, ont fait acte de présence devant le
restaurant en grève, et plus tard aussi devant d’autres magasins en lutte.
Dans le collectif de solidarité se sont retrouvées autour de la même table
pour soutenir la lutte des personnes qui en général se détestent
cordialement et n’ont guère l’habitude de faire des choses ensemble : la CGT
en premier lieu, mais aussi SUD et certains militants de la CNT (laquelle
n’a fait son apparition qu’au bout de quelques mois ), des membres de
groupes trotskistes, des libertaires de toute tendance, jusqu’à, à un bout
du spectre, les jeunes chevènementistes et, à l’autre bout, la coordination
des sans-papiers, tous ont apporté leur soutien à la lutte.
En province, les actions de solidarité se sont multipliées dans différentes
villes, mais nous avons eu aussi écho d’actions menées à l’étranger
(Allemagne, Angleterre, Grèce). Plusieurs journaux militants de divers pays
européens ont publié des informations et des analyses sur la lutte, et les
grands médias eux-mêmes (jusqu’à CNN, au moment où la grève s’est propagée à
l’avenue des Champs-Elysées, dans le plus grand McDo d’Europe) ont fait
preuve de curiosité.

La question de l’information a bien sûr été cruciale. Information interne
d’abord, permettant au collectif de se structurer et de se garantir une
continuité : assurer avec constance la circulation des comptes rendus de
réunion, des rendez-vous et des questions qui de temps à autre se posaient
s’est avéré indispensable. Sans cela, nous n’aurions probablement pas eu de
collectif dans les termes où nous l’avons connu. Aucun secrétariat formel
n’a été institué, mais cette fonction a été assumée essentiellement par un
camarade au départ, relayé ensuite par d’autres, avant de passer d’une main
à l’autre. Cette circulation des comptes rendus - essentiellement par
e-mail, mais aussi sous forme de photocopies pour ceux qui n’avaient pas
d’accès Internet - a permis à tous les camarades de rester en contact, de ne
pas perdre le fil des discussions et des activités communes : pas de
démocratie formelle, donc, mais une attention à un problème réel. L’absence
de polémiques sur le contenu de l’information mise en circulation n’était
pas artificielle : c’était le reflet de l’activité du collectif, au sein
duquel les différences d’opinion n’étaient pas exclues, mais étaient
centrées sur la poursuite et le développement de la lutte, et non pas sur la
vision du monde de ses membres.
Information de type interne-externe, ensuite : comptes rendus et tracts ont
circulé, par voie d’e-mail essentiellement, bien au-delà du cercle des
camarades qui fréquentaient le collectif, créant dans un large milieu de
personnes politisées un climat favorable à certaines initiatives plus
larges. Ce type d’initiatives explique en bonne partie le succès des
manifestations et des fêtes de soutien.
Information externe, enfin. C’est l’une des principales tâches auxquelles
s’est consacré le collectif, à travers la distribution en quantité
industrielle de tracts - ceux produits par les grévistes eux-mêmes ou les
sections syndicales qui les soutenaient d’abord ; ceux du collectif ensuite,
qui, plus qu’à faire de l’agitation, visaient surtout à informer les gens
avec qui un contact s’établissait, mais qui finissaient par un appel à la
solidarité, un appel à la responsabilisation du lecteur. En général, ils ont
été bien accueillis et ont souvent eu un résultat concret dans les collectes
. Les affiches du collectif, abondamment illustrées, détournant souvent les
publicités des entreprises où l’action prenait place ou annonçant les fêtes
de soutien, rendaient les occupations visibles de loin.
Le rapport avec les médias, enfin. Si certains camarades plus jeunes avaient
parfois tendance à "vite rentrer à la maison pour se voir à la télé", le
mélange de jeunes et moins jeunes a produit une forme d’intelligence
politique collective que, schématiquement, nous pourrions résumer ainsi :
nous savons que les médias sont comme les banques, elles ne prêtent qu’à
ceux qui ne sont pas dans le besoin ; il faut donc nous montrer capables
d’assurer nous-mêmes une information de base, et à cette base ajouter les
rapports avec la presse et la télévision . Certaines actions spectaculaires
peuvent être utiles dans certains cas, mais en abuser nous rend dépendants
des médias. Quand ça s’est avéré possible, nous avons "choisi" le contact
avec un(e) journaliste précis(e) s’étant montré(e) sensible à ce que nous
faisions ; quand c’était le journal qui l’envoyait, nous n’avons pas hésité à
critiquer les positions défendues par le journal sur ce conflit, mais sans
nous fermer. Bref, peu d’idéologie, beaucoup de pragmatisme et d’attention à
ne pas nous faire utiliser. Le résultat d’ensemble porterait à croire que
cette recherche d’équilibre n’a pas été infructueuse.

Quelle a été l’attitude du gérant (et de la direction de McDonald’s France,
qui n’était officiellement qu’observatrice, mais qui dans les faits dictait
la musique) ? Au départ, certains salariés ont reçu des menaces ; puis,
parallèlement aux négociations en cours avec les représentants syndicaux, il
y a eu quelques tentatives de corruption individuelle. Les modalités des
"négociations" qui formellement se poursuivaient, e où le mépris des
dirigeants pour ce groupe de jeunes qui osait défier une multinationale
transparaissait clairement, ont mis en évidence l’absence d’une culture de
gestion des conflits chez McDo. Ils ont en effet proposé de réembaucher
(sans prendre en compte l’ancienneté) les licenciés - admettant ainsi
implicitement l’inconsistance de leurs accusations - mais ont pendant
longtemps opposé un refus à la revendication principale des grévistes : la
réintégration de tous les licenciés, dans le plein respect de leurs droits.
Entre-temps l’inspection du travail a annulé le premier licenciement et, une
semaine plus tard, ce sont les prud’hommes qui en ont fait autant pour deux
salariés qui avaient fait recours à eux, condamnant le patron à payer 153
euros par jour en cas de non-application. L’action menée sur le plan
juridique a alimenté la discussion du collectif et des grévistes pendant
toute la durée du conflit et fourni des éléments pour répondre coup pour
coup aux initiatives de l’adversaire.
Il n’a par ailleurs pas manqué d’initiatives venues d’en bas, de pressions
exercées par divers groupes politiques de gauche sur le gouvernement, sur le
ministère du Travail, sur l’inspection du travail afin qu’ils interviennent
en tant que médiateurs. Tout cela, bien qu’étant resté sans autre effet
pratique que la poursuite formelle des négociations, a accentué la pression
sur la maison mère. Celle-ci avait en effet décidé de laisser pourrir le
conflit, pariant, à tort, sur la fatigue des grévistes et sur l’effritement
du soutien. On peut parier qu’ils se mordent encore les doigts d’avoir ainsi
non seulement permis à différents groupes de salariés de se former
directement dans la lutte, mais aussi d’avoir provoqué une baisse, modeste
mais constante, du chiffre d’affaires et surtout de s’être fait une image
d’exploiteurs de la jeunesse, largement véhiculée par les médias.

Le 15 février, après 115 jours de grève, le gérant du restaurant a accepté
la majeure partie des revendications des grévistes, à savoir :
 l’annulation des licenciements et la réintégration des cinq licenciés,
sans perte d’ancienneté et en maintenant leur qualification ;
 le paiement des jours de grève à 33 % plus une indemnité de fin de grève
de 380 euros, ce qui porte le paiement des jours de grève à environ 45 % ;
 le paiement intégral des salaires pendant toute la durée des travaux de
restructuration prévus dans le restaurant (travaux que les grévistes avaient
réussi à bloquer) ;
 l’engagement à ne pas exercer de représailles contre les grévistes.
Parmi les revendications non satisfaites, il y avait l’éloignement du
gérant. Qui s’inscrira dans les faits quelques semaines après la reprise du
travail...

L’interenseigne des Champs-Elysées

Plus la lutte durait et se consolidait, plus le collectif tendait à devenir
un point de rencontre entre groupes de grévistes d’autres commerces
cherchant à sortir de l’isolement, un carrefour où les salariés individuels
pouvaient venir chercher de l’aide, faire circuler des informations sur ce
qui se passait dans leurs entreprises, et en trouver sur les initiatives en
cours. Il est donc normal qu’avec la fin de la grève à McDo, quand les
participants au collectif ont commencé à se demander si l’expérience pouvait
se prolonger, la réponse soit venu quasiment d’elle-même, portée par les
initiatives en cours ou en préparation.
C’est dans cette seconde phase de la vie du collectif (de la mi-février à la
mi-mai) que prend forme "l’interenseigne des Champs-Elysées", ébauche de
coordination entre militants des sections syndicales FNAC, Virgin,
McDonald’s. Il s’agit surtout de jeunes militants CGT, mais la lutte qui se
déclenche à la FNAC et va durer presque un mois bénéficie de la
participation d’une majorité de grévistes non syndiqués et du soutien
d’autres sections syndicales de la même chaîne, SUD et CNT notamment.
Le 6 mars, Jospin a prévu de venir présenter et signer le livre qu’il vient
de publier au Virgin des Champs-Elysées. L’interenseigne, le collectif de
solidarité, la CGT du commerce, SUD, etc. préparent une intervention
surprise, mais Jospin, avisé, annule l’initiative. Les 300 militants qui se
trouvent devant la FNAC organisent alors rapidement une manifestation sur
"l’avenue la plus belle du monde" et, un quart d’heure après, sont bloqués
par les CRS, la seule manifestation autorisée sur cette voie étant le défilé
du 14 Juillet. Le cortège se replie sur le trottoir et se met à faire la
navette entre les différents magasins en lutte. La presse se fera l’écho de
cette initiative et c’est sans doute cela qui poussera l’intersyndicale de
la FNAC - qui s’était engagée dans des négociations pour l’ensemble du
groupe - à demander en préalable à l’ouverture des discussions le règlement
du conflit à la FNAC des Champs-Elysées, qui semblait échapper au contrôle
des structures officielles du syndicat .
Le 9 mars, la grève en cours à la FNAC des Halles devient l’occasion
d’organiser un cortège interne au Forum, avec surtout visite à Go Sport, qui
connaît sa première grève et où des jeunes salariés découvrent qu’il est
possible de lutter.
Mais si d’un côté la lutte de la FNAC des Champs-Elysées se conclut par une
(quasi) victoire, celle qui s’ouvre dans l’ensemble du groupe auquel ce
magasin appartient, est beaucoup plus traditionnelle et bien mieux contrôlée
par les organisations syndicales. Elle n’a pas besoin du collectif de
solidarité et, après quelques visites aux magasins en grève, celui-ci se
concentre sur d’autres initiatives où sa présence est sollicitée.

Peu après la FNAC - le 31 mars, le 6 et 7 avril (jour où le marathon de
Paris termine sa course sur les Champs-Elysées) - c’est à Virgin de
descendre dans l’arène. Là il y a une section syndicale CGT consistante, qui
choisit de ne pas faire grève à outrance, mais de bloquer le magasin
certains jours de particulière affluence et de récupérer une partie des
pertes de salaire grâce au travail du dimanche, payé plus cher - ce qui
devrait permettre de tenir sur le long terme. Le collectif de solidarité
assure une présence "légère", avec un tract d’explication et de soutien,
traduit en différentes langues, mais la plupart des militants préfèrent
donner un coup de main aux grévistes de McDo qui, le même jour, ont des
difficultés à mobiliser. La direction de Virgin demande l’intervention
immédiate de la justice et la levée des piquets de grève, et dans le même
temps négocie avec les syndicats du magasin, concédant une augmentation
minime mais qui divise les grévistes. Les jours de grève qui suivent par
à-coups remportent un succès modeste : une part seulement des vendeurs s’y
engagent et le magasin reste ouvert. Certains clients expriment leur
solidarité, mais rien n’est bloqué. Le collectif pourrait apporter une
expérience précieuse, mais personne n’a envie d’imposer sa présence et sa
façon d’agir à des camarades qui ont fait des choix différents.
Dans les jours qui suivent une intervention sur le site d’EuroDisney à
Marne-la-Vallée est mise au point. L’entreprise prépare une fête pour les
dix ans du parc et profite de l’occasion pour inaugurer un deuxième parc à
thèmes. Par prudence, elle a cherché à diviser les syndicats et à jouer sur
le registre à la fois de la corruption préventive et de la répression des
dissidents. Malgré cela, une manifestation de salariés - convoquée par la
CGT - a lieu le jour de l’inauguration. Quelques jours après, samedi 16
mars, le collectif intervient pour distribuer des tracts. De fait, c’est une
seconde manifestation, mais de gens extérieurs à l’entreprise. Seuls trois
délégués syndicaux y participeront avec nous, et tous les trois seront
l’objet de représailles patronales. Un cordon de CRS - bien plus nombreux
que nous - ceinture les entrées du parc et fait décor à notre distribution
de tracts. Les photos montrent bien le climat de haute surveillance et de
paranoïa qui règne sur le site.

Dans cette phase, le collectif continue à suivre les problèmes rencontrés
par les membres du collectif sur leurs lieux de travail. Chaque fois qu’il y
a un procès ou une grève, il cherche à assurer une présence en groupe pour
montrer que les grévistes ne sont pas tout seuls et rompre ainsi
publiquement l’isolement auquel les syndicats dont sont membres les divers
camarades condamnent leurs militants les plus actifs et les plus
dérangeants. Disney, Maxilivres, BHV, sont les entreprises où travaillent
ces camarades et nous faisons notre possible pour ne pas les laisser seuls.
Quelques membres d’un collectif d’emplois-jeunes commencent à fréquenter le
collectif de solidarité et à prendre part à ses initiatives ; en retour, le
collectif participe à la manifestation devant le ministère des Finances
qu’ils organisent le 12 mars.
La dernière intervention de cette phase de la vie du collectif se fait le 20
avril à Gonesse, en banlieue nord, en soutien aux salariés en grève du
McDonald’s de Goussainville, venus demander une aide dans l’exportation
locale de leur grève. Ce sera une action sans suite visible.

Le climat électoral a fortement pesé sur l’activité et le développement du
collectif de solidarité. C’est vrai qu’un bon nombre de politiciens de
gauche voulaient se faire photographier avec tel ou tel gréviste, que leurs
journaux les interviewaient, que les membres de leurs partis signaient les
pétitions de soutien aux luttes et parfois ouvraient leur porte-monnaie pour
manifester concrètement leur solidarité. Mais il est vrai aussi que dans un
climat de ce genre, la répression gouvernementale prenait des formes plutôt
modérées : la police ne faisait certes rien pour nous aider, mais elle
évitait d’intervenir brutalement contre les manifestations ou les blocages
de restaurants ou de magasins. La "bienveillante neutralité" du gouvernement
a donc pesé de façon non négligeable dans le développement de nos
initiatives.
A l’approche du 21 avril - et du choc qui s’en est suivi - le climat change
jusque dans le collectif. Bon nombre de camarades - outre ceux qui
ressentent la fatigue ou s’apprêtent à partir en vacances - commencent à
retourner à leurs activités traditionnelles (soutien à la lutte des
Palestiniens, à celle des sans-papiers, antifascisme, initiatives de leurs
groupes syndicaux ou politiques d’appartenance.). Les camarades du réseau
Stop Précarité se retirent progressivement du collectif, soit en raison de
tensions avec le secrétaire CGT du commerce - qu’ils n’arrivent pas à
affronter ouvertement dans le cadre du collectif - soit convaincus que leur
activité de propagande contre la précarité est un peu "la même chose" que
celle du collectif. Il y aura donc quelques réunions de bilan - qui
déboucheront sur la rédaction d’un tract de quatre pages distribué le 1er
mai - et qui, en l’absence de grèves en cours réclamant une présence de
notre part, se concluront par une décision de "se mettre en sommeil", après
recueil des coordonnées des uns et des autres dans l’idée de pouvoir se
recontacter en cas de besoin. Si les motivations sont diverses, personne n’a
envie de créer une structure bureaucratique de plus, personne ne veut d’un
énième groupe ou intergroupe : le choix le plus logique est de s’arrêter.

Arcade

Le sommeil du collectif ne durera pas longtemps. Dans la première moitié du
mois de mai, des contacts s’établissent avec les femmes de ménage d’Arcade
en grève depuis le 7 mars et les militants de SUD qui les soutiennent depuis
le départ. La lutte dure alors depuis plus de deux mois mais souffre d’un
certain isolement, malgré leur participation à toutes les manifestations
possibles (en particulier après le 21 avril). Les survivants du collectif de
solidarité pensent alors qu’il est possible de faire quelque chose pour les
aider et une nouvelle aventure commence. Au moment où nous écrivons, elle
est toujours en cours.
Arcade est une entreprise qui compte environ 3 500 salariés et assure
notamment le nettoyage en sous-traitance de 86 hôtels du groupe ACCOR -
lequel compte environ 3 700 hôtels à travers le monde, sous diverses
enseignes. Les femmes de ménage d’Arcade sont quasiment toutes embauchées
sous contrat à temps partiel (5 heures par jour généralement) et sont
censées respecter la cadence arbitrairement fixée de 3,2 à 4 chambres à
l’heure, en fonction du statut de l’hôtel : les heures payées sont comptées
sur cette base, quel que soit le temps de travail effectif, le plus souvent
bien supérieur, étant donné la pression constante des petits chefs. Le
"temps partiel" cache en réalité une flexibilité maximale : dans les faits
les travailleurs sont appelés à travailler n’importe quel jour de la
semaine, en fonction des besoins (et si le nombre de chambres à nettoyer
correspond à un nombre d’heures inférieur à celui prévu dans le contrat de
travail, cela apparaît sous la forme "d’absences"). De plus, au bout de
plusieurs années de ce travail très dur, les femmes de ménage commencent
généralement à accumuler les problèmes de santé : arthroses, lombalgies,
douleurs articulaires sont monnaie courante, mais ne sont pas reconnues
comme maladies professionnelles. Dans les faits, lorsqu’elles n’en peuvent
plus, elles sont éjectées. Cette situation insupportable, après avoir été
subie en silence pendant des années, a fini, grâce au travail de SUD et à
l’intervention d’une syndicaliste parlant la langue d’une partie des
salariés, par déclencher des réactions.
La grève a démarré avec 37 personnes travaillant dans des hôtels de la
région parisienne et qui se connaissaient. La participation à la grève est
restée relativement stationnaire au cours des trois mois qui ont suivi, puis
a commencé à baisser. Huit mois plus tard, elles sont encore 22 à se battre.
Les chantages et les pressions de la direction d’un côté, les sérieuses
difficultés financières de l’autre, expliquent cette tendance à la baisse.
Un noyau a cependant réussi à résister, permettant la mise en place
progressive d’un réseau de solidarité. Evidemment, le premier problème est
celui du soutien financier : pendant les premiers mois, grâce à la
solidarité interne au syndicat, SUD a réussi à assurer une compensation
salariale au personnel en grève ; mais il a fallu bientôt se contenter du
produit des collectes, organisées au moment des actions dans ou devant les
hôtels, à travers des fêtes de soutien ou sur d’autres lieux de travail.
Au moment où le collectif est entré en contact avec les grévistes, la
situation commençait à devenir particulièrement difficile. La lutte avait
été organisée par SUD comme une lutte strictement syndicale, mais, dans
l’impossibilité de l’étendre au sein de l’entreprise, il ne restait qu’à
élargir au maximum le réseau de solidarité extérieur et à tenter de modifier
le rapport de forces en jouant sur les points faibles du donneur d’ordres :
le groupe ACCOR. Il faut malheureusement constater la difficulté - plus
"culturelle" encore que politique - qu’a SUD (malgré tous ses mérites) à
saisir la nécessité de sortir d’une logique de paroisse. Le collectif de
solidarité a donc commencé à travailler dans cette direction, en élargissant
le soutien au-delà des frontières syndicales et politiques.
Les élections passées, les partis et groupes ont cessé de s’intéresser aux
luttes à des fins publicitaires : plus de soutien formel comme pour la lutte
de McDo. La longue liste des signatures disparaît du bas des tracts, le
collectif décidant que le soutien des uns et des autres doit se voir
concrètement dans les actions. Les collectes de solidarité qu’il était
possible de faire dans les meetings électoraux deviennent maintenant bien
plus rares - aux universités d’été, elles s’avéreront assez maigres, mais la
tenue d’un stand à la fête de l’Humanité en septembre donnera des résultats
un peu plus satisfaisants. Avec l’arrivée de l’été se pose un problème de
continuité des actions : la pression sur le groupe ACCOR ne doit pas se
relâcher. Sur la base de l’expérience positive des mois précédents, il est
décidé de maintenir le rythme hebdomadaire des réunions - des comptes rendus
sont systématiquement envoyés sur la liste de discussion et relayés par AC
Forum, z-pajol, a-infos, etc., tenant le milieu militant régulièrement
informé - et de fixer un rendez-vous d’action régulier par semaine,
permettant de regrouper les forces modestes disponibles.
Parallèlement, une intersyndicale SUD-CNT-sections dissidentes CGT se crée
et des militants des trois organisations participent aux activités du
collectif. Malheureusement, cette participation n’est pas à la hauteur des
attentes, en raison aussi bien de la modestie des forces disponibles que des
choix de priorité qui sont faits.
Il faut savoir que, dans le secteur du nettoyage, le syndicat CGT est un peu
particulier... Il est contrôlé par un petit chef africain qui le gère comme
son fief personnel et entretient des rapports étroits avec les entreprises
du secteur. De fait, il fonctionne comme un syndicat jaune. La confédération
connaît le problème, mais ne fait rien pour le résoudre : son embarras
semble en effet se dissoudre dans le financement de plusieurs publications
confédérales que lui assurent les encarts publicitaires des entreprises de
nettoyage. Si, en temps "normal", la chose peut être considérée comme un
problème épiphénoménal de corruption interne à la CGT, quand une lutte comme
celle d’Arcade se déclenche et se heurte à l’obstruction de la fédération du
nettoyage - concrètement : le reste du personnel est activement dissuadé de
se solidariser avec les grévistes, des menaces sont explicitement adressées
aux syndicalistes les plus engagés dans le soutien - cela devient une
question touchant l’ensemble du mouvement.
Pour plusieurs raisons, la lutte d’Arcade devrait avoir pour beaucoup de
groupes d’extrême gauche un caractère symbolique : le personnel de cette
entreprise est hyperexploité, composé surtout de femmes, provenant en
général du tiers monde, souvent sans papiers, et en situation de
particulière vulnérabilité car ne sachant souvent ni lire ni écrire et ayant
de ce fait du mal à s’opposer aux abus de pouvoir des petits chefs. C’est
pourquoi la première tentative de sensibilisation à la lutte s’est faite en
direction des groupes militants qui s’occupent de ces problèmes. La réponse
s’est souvent fait attendre ou est restée de l’ordre du virtuel.
La lutte a pris au départ des formes déjà "rodées", comme le blocage des
hôtels, mais celles-ci ont dû être abandonnées quand le groupe ACCOR a fait
recours à la justice en demandant la levée des blocages et en portant
plainte contre les salariés qui y participaient. C’est là que la présence
d’un comité de soutien a montré son utilité : ses membres pouvaient encore
faire ce qui était désormais interdit aux grévistes. Désormais, les actions
contre les hôtels sont diverses, se décidant en fonction du nombre et des
conditions concrètes (de la simple diffusion de tracts à la discussion avec
le personnel et les clients à l’heure où les restaurants sont pleins,
jusqu’à l’interpellation bruyante et au fait de répandre papiers et
poubelles quand les réactions sont agressives) et visent à faire comprendre
aux dirigeants du groupe ACCOR que leur gestion du conflit - chercher à
laisser pourrir la grève en évitant d’ouvrir des négociations sérieuses -
mène à une impasse et, à long terme, peut porter sérieusement préjudice au
groupe.
Dans cette perspective, la solidarité internationale et les initiatives
d’information et de perturbation prises contre le groupe prennent une
importance centrale : elles restent des piqûres d’insecte faites à un
éléphant, mais si elles se multiplient et durent, elles peuvent finir par le
convaincre de mettre fin au conflit.
Il faut enfin signaler un changement dans la composition du collectif : au
moment des luttes de la restauration et du commerce, les détenteurs d’une
carte syndicale étaient surtout membres de la CGT (et avaient des rapports
avec les sections syndicales des grévistes) et le collectif comptait bon de
nombre de militants de groupes politiques et d’associations diverses (qu’ils
représentaient) à côté d’électrons libres se retrouvant dans un lieu
carrefour ; dans la période du conflit Arcade en revanche, les syndicalistes
de SUD et de la CNT sont les plus nombreux, et les non-syndiqués viennent
surtout de collectifs passés à travers le mouvement des chômeurs et des
précaires de 1997-98 (et n’ayant guère de sympathies pour les syndicats) ou,
plus épisodiquement, de Stop Précarité. La composition des grévistes
elle-même a changé : les jeunes Français, en grande partie d’origine
maghrébine, ayant souvent fait ou faisant encore des études, des McDo, puis
les jeunes aux compétences de vendeur spécifiques (spécialisés en
littérature, musique, informatique.) des Virgin et FNAC, ont cédé la place à
des femmes immigrées, d’origine africaine, au pouvoir de négociation très
faible - caractéristiques qui expliquent en bonne partie le désintérêt des
médias pour la grève d’Arcade.
Le moment le plus difficile de la lutte peut se situer début octobre, quand
le tribunal des prud’hommes - auprès duquel les grévistes avaient contesté
la légalité des huit licenciements dont elles étaient victimes - déclare
qu’il n’y a pas lieu de recourir au référé et les renvoie à la procédure
ordinaire. L’employeur en profite et les convoque une à une et leur propose
un retour au travail pour toutes, licenciées comprises, mais sans apporter
de réponse à la revendication principale, qui porte sur les cadences de
travail. "Nous avons perdu une bataille, mais nous n’avons pas perdu la
guerre. Et nous n’avons pas fait sept mois de grève pour rien", ont
simplement répondu les grévistes. SUD, qui pendant un mois avait cherché à
temporiser en matière d’actions dans les hôtels, considérant qu’il ne
fallait pas faire obstacle aux négociations en cours et braquer l’employeur,
se voit maintenant traversé de contradictions : certains militants
continuent à soutenir la grève sans réserve, d’autres voudraient se
désengager, voire parlent de "victoire annoncée" : le poids financier et la
durée excessive de la grève, l’approche des élections prud’hommales, la
faiblesse des forces disponibles et probablement un certain pessimisme quant
à la possibilité d’une véritable victoire expliquent sans doute ces
tergiversations. Le fait est que ce syndicat, tout en mettant à disposition
sa structure logistique, manifeste un soutien militant plutôt modeste.
Pourtant, au moment où nous écrivons, certains signaux laissent penser que
la situation est en train de changer en faveur d’un engagement direct
renforcé.
Suite aux difficultés de début octobre, le collectif décide qu’il faut faire
un effort pour élargir l’audience de la grève : il lance un appel à une
semaine nationale d’action contre le groupe ACCOR. Si les actions se feront
en fait essentiellement à Paris - tout en s’intensifiant - une série de
contacts sont noués sur toute la France et en Europe, profitant de certaines
rencontres internationales comme celles de Strasbourg ou de Düsseldorf ou le
Forum social européen de Florence. La présence aux initiatives militantes,
culturelles ou professionnelles du secteur de l’hôtellerie permet de
diffuser plus largement l’information sur la lutte, de petites initiatives
comme l’impression de cartes postales de protestation, de tracts adressés
spécifiquement aux clients ou au personnel des hôtels, etc., renforcent la
visibilité et l’écho de la grève. Les médias, qui avaient rayé celle-ci de
leurs intérêts, semblent dans certains cas disposés à en reparler. Les
rapports de force avec l’employeur (et la confiance dans la victoire des
grévistes, comme des syndicats qui les soutiennent) semblent à ce stade
évoluer de façon plus satisfaisante.
Une dernière remarque s’impose concernant les enjeux qui se cachent derrière
cette grève et que beaucoup ont du mal à percevoir :
 ce qui est mis en cause, de façon concrète et pas seulement en mots, ce
sont les conditions de travail dans les secteurs dominés par la
sous-traitance, et notamment dans celui du nettoyage, fer de lance de la
course vers le bas qui s’est ouverte en matière de relations salariales.
Faute de pouvoir exporter les hôtels, on importe les conditions de travail
du tiers monde, créant ainsi un climat favorable à une dégradation
progressive dans les secteurs voisins. Une victoire des grévistes porterait
un coup d’arrêt à cette tendance et introduirait des éléments de
jurisprudence pouvant servir de référence à des milliers de salariés.
 Les possibilités de s’organiser dans ce secteur - où règnent les pressions
patronales et un niveau de corruption syndicale inimaginable ailleurs - se
trouveraient grandement élargies par une victoire. La conséquence immédiate
la plus visible étant probablement une redéfinition du paysage (et des
pratiques) syndical.

Quelques réflexions sur le sens et l’existence du collectif

La première constatation à faire porte sur les secteurs touchés par les
luttes et l’activité du collectif : il s’agit presque exclusivement du
secteur privé, en particulier du commerce et de la restauration rapide et,
vers la fin, du nettoyage en sous-traitance. Les entreprises touchées sont
les plus grandes et plus puissantes de leur secteur, presque toujours des
multinationales. Dans presque tous les cas, le taux de syndicalisation est
faible, comme d’ailleurs la conflictualité, et les rapports de force sont
généralement très défavorables aux salariés. Sans un soutien extérieur, les
luttes n’auraient pu durer et auraient probablement été écrasées.

Par rapport à l’expérience de soutien mutuel que nous avions connue il y a
quelques années, à l’époque du mouvement des chômeurs, la différence saute
aux yeux. A cette époque s’était formée la Coordination des travailleurs
précaires, beaucoup plus effacée sur le plan médiatique que le mouvement en
question et qui regroupait presque exclusivement des précaires de la
fonction publique. Dans l’ensemble, elle avait obtenu des résultats très
modestes, mais elle s’était posé une série de problèmes que le collectif de
solidarité a dû affronter à son tour, avec des résultats sans doute plus
probants.
En termes d’image publique - une image souvent cultivée aussi par nombre de
militants du collectif - il s’est agi de luttes de "précaires" ; mais il
faut reconnaître que la précarisation du rapport de travail représente
surtout la toile de fond sur laquelle ces luttes ont pris naissance. Dans
celles-ci se trouvent en effet engagés des salariés le plus souvent sous
contrat à durée indéterminée, où la précarité est plus le produit d’un
turn-over élevé - lui-même s’expliquant par les très mauvaises conditions de
travail - qu’inscrite dans le statut juridique. Dans les luttes que nous
avons été amenés à soutenir, on trouvait impliqués autant de salariés à la
situation relativement sûre que de précaires. Dans certains cas, c’étaient
les "stables" qui conseillaient aux précaires de se tenir à distance, pour
éviter de courir trop de risques face au patron.
Les luttes portaient sur des questions de licenciements, de salaires, de
conditions et de rythmes de travail, et seulement marginalement de contrats
précaires. La solidarité entre camarades de travail y jouait un grand rôle.
L’action directe est une constante des luttes que le collectif a soutenues,
comme de sa propre pratique. Un fonctionnement assembléaire a garanti la
solidité de toutes les décisions importantes, sans pour autant empêcher
certains groupes ou individus de prendre des initiatives autonomes
accompagnant celles du collectif. Un équilibre a été trouvé, parfois
fragile, entre l’initiative personnelle, la discussion et l’intelligence
collective, la recherche de la légitimité dans l’action, la volonté d’éviter
de se faire criminaliser, la conscience de défendre une cause juste.
Dans l’ensemble - qu’elles aient été ou non à l’initiative plus ou moins
exclusive d’une section syndicale - les luttes sont restées sous le contrôle
de l’ensemble des grévistes. Les militants syndicaux avaient parfois plus de
poids, plus d’expérience, jouaient un rôle de conseillers ou de grands
frères, mais nulle part il n’y avait de confiance aveugle ou de forme de
subordination.
Dans certains cas, le rapport qu’entretenaient les salariés avec le syndicat
(et aussi, pourquoi ne pas le reconnaître ?, avec le collectif de solidarité)
peut être qualifié de rapport de consommateur. Comment expliquer autrement,
par exemple, le silence des grévistes du McDo de Strasbourg-Saint-Denis
après le retour au travail, y compris quand, trois mois plus tard, les
premières représailles ont commencé à arriver (les salariés se sont alors
tournés exclusivement vers la CGT, qui leur fournissait l’assistance
juridique, sans daigner informer quiconque au sein du collectif) ?
Malheureusement, la solidarité semble avoir été vécue par les salariés en
grève comme à sens unique. Une fois la grève finie à Strasbourg-Saint-Denis,
il a rarement été possible, par exemple, d’engager les McDo dans un soutien
à d’autres grèves en cours. La réciprocité dans le soutien est une exigence
que le collectif a réussi à exprimer, beaucoup moins à mettre en ouvre : si
l’on exclut la brève période de l’interenseigne des Champs-Elysées, où
l’entraide était fondée sur le fait que les militants des entreprises
concernées se connaissaient personnellement, les autres tentatives sont
restées limitées et sans avenir.
Les grèves que nous avons tenté de soutenir présentaient certaines
caractéristiques communes, sur lesquelles il vaut la peine de réfléchir.
La durée de ces grèves dépasse celle de la plupart des luttes de ces
dernières années : plus de trois mois à McDo Strasbourg-Saint-Denis, presque
un mois à la FNAC, plus de deux semaines au McDo Saint-Germain, huit mois à
Arcade (lutte encore en cours). C’est la durée qui a permis à la solidarité
de se structurer et a favorisé le regroupement d’autres luttes plus brèves
autour d’un pôle principal. Les énergies militantes réunies par ce biais se
sont ensuite redistribuées sur des luttes qui sans cela seraient restées
invisibles ou isolées. Les grèves ont représenté un fil conducteur fort
autour duquel d’autres initiatives de solidarité se sont structurées, plus
modestes, individuelles, mais pas pour autant moins utiles sur le plan de la
conflictualité d’ensemble.
La petite taille des grèves en cours est un autre élément qui a permis à un
réseau relativement modeste de jouer un rôle utile dans la pratique. Le
nombre relativement réduit des grévistes (30 à 40) a permis de leur assurer
un soutien financier qui aurait été inenvisageable s’ils avaient été des
milliers, les sommes disponibles pour des formes de solidarité ne pouvant
suffire dans l’état actuel des rapports de force. C’est là un problème
spécifique au mouvement ouvrier français, qui n’a pas de tradition de
caisses de grève structurées et stables. Positive ou négative, c’est une
réalité dont il faut tenir compte.
La petite dimension des grèves et l’existence d’un point d’application
précis ont permis de sortir de la logique de la propagande (contre la
précarité, par exemple), des discours creux et des débats idéologiques (pour
ou contre le syndicalisme, la CGT, le syndicalisme alternatif, l’unité, la
radicalité, etc.) pour poser les problèmes de façon concrète ; de sortir de
l’idéologie (antimondialiste, citoyenne ou anticapitaliste) pour se placer
sur le terrain pratique de la lutte de classe. Sur ce terrain, chacun a pu
appliquer ses propres clés d’analyse à l’action collective et apporter sa
propre contribution, qui n’a pas été jugée à l’aune de sa radicalité
abstraite ou de sa beauté théorique, mais de sa pertinence pratique pour le
succès de la lutte - ce qui laisse peu de place à la démagogie et aux
magouilles. Certes, la façon de lutter devenait un objet de débat, mais un
élément restait stable, indispensable à la poursuite de la lutte : le fait
que les décisions concernant leurs grèves restent sous le contrôle des
grévistes eux-mêmes.
Dans un contexte où les "mouvements hors sol" - comme les a avec bonheur
qualifiés René Riesel - tendent à polariser l’attention des forces
politiques et sociales qui travaillent à un changement social (radical ?),
l’expérience du collectif de solidarité donne au contraire corps à l’idée
qu’il est nécessaire et concrètement possible de revenir sur le terrain de
la lutte entre les classes en redonnant aux mouvements des racines sociales.
Racines qui plongent dans le rapport salarial, au cour, donc, des relations
qui structurent notre société.
Au sein du collectif s’opère une inversion de logique : on ne cherche pas à
drainer des militants engagés dans des luttes concrètes vers des activités
de propagande générale (contre le fascisme, la répression, etc.), ni à
occuper le terrain en faisant de la propagande sans point d’application
précis (contre le manque de logements, la précarité, etc.), ni à nous
spécialiser dans une activité de soutien individuel (aux sans-papiers, aux
victimes de la répression, aux demandeurs de logement) - activité qui a son
utilité mais est souvent bureaucratique - ni à grossir le flux des personnes
qui se rendent à Seattle, Göteborg, Prague ou Gênes pour se retrouver
finalement isolées et atomisées dans leur vie de tous les jours, et avec de
beaucoup de mal à entrer en lutte. Sans renoncer aux groupes dont ils font
partie, les militants du collectif se trouvent impliqués dans une lutte
concrète ayant un point d’application précis sur le terrain social et
enracinée dans le rapport salarial, même si les choix des grévistes, qui
gardent en main le gouvernail de la lutte, sont toujours respectés. L’ancien
positionnement des "avant-gardes" se trouve ainsi simplement renversé : ce
que les militants ont à donner, ce ne sont pas des leçons, mais une
expérience qui leur permet de se rendre utiles et, parfois, des réflexions à
échanger. Ce qui ne veut pas dire que les rapports avec les grévistes
(différents selon le secteur et l’entreprise) sont toujours simples :
trouver une langue commune s’avère parfois problématique, les différences
d’expérience et de formation peuvent être des barrières difficiles à
franchir.

Le collectif de solidarité est né pour permettre à des luttes d’entreprise
de sortir de leur isolement. Sa création s’explique par les insuffisances et
les contradictions de l’action syndicale : un vide demandait à être rempli,
des exigences cherchaient une réponse, que les syndicats seuls étaient
incapables de fournir. L’existence même d’une structure de ce type met en
évidence les faiblesses et les carences des syndicats, qu’ils soient
traditionnels ou radicaux.
Avons-nous travaillé pour les syndicats ? Une chose est sûre : nous n’avons
pas trouvé de solution permettant à ceux qui veulent lutter de s’en passer.
Nos rapports avec eux sont ambigus car, dans l’état actuel des choses, les
syndicats sont les seuls, dans les entreprises touchées par les luttes, à
être en position de récupérer le travail fait et de faire de nouveaux
adhérents ou militants dans des secteurs traditionnellement difficiles pour
eux. Mais y réussiront-ils ?
A l’origine de ces luttes il y a souvent de jeunes militants en conflit avec
leurs fédérations (et qui souvent n’ont pas les idées claires). L’expérience
que nous avons faite ensemble peut leur fournir matière à réflexion. Il en
restera sans doute un bagage d’expériences, susceptible de structurer une
nouvelle génération de militants de situation. Une fois qu’on a découvert
qu’on peut se passer de tuteur pour penser et agir, bien des choses
deviennent possibles. C’est là probablement la part la plus féconde de
l’action entreprise par le collectif.
Avec la fin de "l’empire du mal" à laquelle nous avons assisté cette
dernière décennie, pas mal de théories de l’action et de la lutte de classe
sont mortes avec lui. En fonder de nouvelles ou retrouver les racines
d’expériences plus anciennes, et plus propres, du mouvement ouvrier est sans
doute une nécessité, mais une chose reste indispensable : tenter dans la
pratique d’ouvrir des voies nouvelles, voir sur le terrain ce qu’il est
possible de faire à un moment donné des rapports de force entre les classes
et de l’état des luttes. C’est probablement dans cette perspective qu’il
faut lire l’expérience que nous avons faite.

G. Soriano