Accueil > On peut arrêter un petit tyran, par Tim Robbins

On peut arrêter un petit tyran, par Tim Robbins

Publie le mardi 22 avril 2003 par Open-Publishing

On m’avait d’abord demandé de parler de la guerre et du contexte politique actuel, mais j’ai décidé d’en profiter pour parler de baseball. Je blague. Enfin, plus ou moins.

J’ai du mal à exprimer l’émotion que je ressens suite au soutien massif que j’ai reçu des journaux de tout le pays depuis quelques jours. Je ne suis pas dupe au point de croire que tous ces journalistes partagent mes opinions contre la guerre. Leur mécontentement à propos de l’annulation de notre intervention à Cooperstown n’est pas en rapport avec mon point de vue, mais en regard du droit de l’exprimer. Je suis très reconnaissant à tous ceux qui croient dur comme fer aux droits qui sont protégés par notre constitution. Nous avons besoin de vous, la Presse, aujourd’hui plus que jamais. C’est un moment critique pour nous tous.

Malgré l’horreur et la tragédie du 11 septembre, il y eut ensuite une brève période où j’étais rempli d’espoir. Malgré les larmes et le choc qui se lisait sur le visage des New-Yorkais ; malgré l’air pourri que nous respirions en travaillant à Ground Zero ; malgré la terreur que ressentaient mes enfants d’être témoins d’un crime contre l’humanité ; malgré tout cela, je m’accrochais à une petite lueur d’espoir supposant naïvement que nous pouvions en tirer quelque chose de bon.

J’ai imaginé nos leaders politiques saisissant cette opportunité unique d’unité ici en Amérique, ce moment où plus personne ne voulait invoquer des rivalités entre démocrates et républicains, entre noirs et blancs ou d’autres divisions ridicules qui normalement prévalent dans nos discours politiques. J’ai imaginé nos leaders lançant des appels à la télé pour qu’on ne vienne pas tous en même temps donner un coup de main à Ground Zero. Ce n’était pas faisable. En revanche, nous avons besoin de vous pour d’autres missions partout en Amérique. Les centres communautaires ont besoin de monde pour aider nos enfants à apprendre à lire. Les vieux et les malades qui sont seuls dans les foyers ont besoin qu’on vienne leur rendre visite. Les quartiers laissés à l’abandon ont besoin qu’on retape leurs maisons, qu’on rende les parcs vivables et qu’on transforme les terrains vagues en espaces où l’on pourra jouer au base-ball.

Puis vint le discours. "Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous." C’est alors que les bombardements ont commencé, que le vieux paradigme a refait surface, nos leaders nous encourageaient à nous montrer patriotiques en consommant encore davantage, à nous joindre à des groupes de volontaires prêts à dénoncer le voisin au plus petit comportement suspect. Dans les dix-neuf mois qui ont suivi le 11 septembre, notre démocratie s’est vue compromise par la peur et la haine. Dans un climat de crainte, des droits de base inaliénables, le droit d’être défendu, l’inviolabilité de la propriété privée, ont été gravement compromis. Une Amérique unie s’est divisée violemment et les habitants de la terre entière qui éprouvaient une profonde sympathie à notre égard et qui nous soutenaient sont maintenant méfiants et méprisants, nous considérant tel que nous considérions autrefois l’ancienne Union Soviétique, comme un état voyou.

Le week-end passé, Susan (1), moi et les trois enfants sommes allés en Floride pour une sorte de réunion de famille. On buvait, on dansait, on mangeait et l’on parlait de la guerre, bien évidemment. Le plus effrayant fut le nombre de fois qu’on nous a remercié de dénoncer la guerre publiquement, parce que celui ou celle qui exprimait cela avait peur de le faire dans sa vie de tous les jours. " Ne cesser pas de parler. Moi-même, je l’ai fermé. "

Un proche parent me raconte qu’un professeur d’histoire disait à son fils de onze ans, mon neveu, que Susan Sarandon met en péril la vie des troupes à cause de son opposition à la guerre. Un autre prof dans une autre école demande à notre nièce si nous allons venir à une pièce montée par les élèves. " Ils ne sont pas les bienvenus ", lui a dit ce formateur de jeunes cerveaux. Un autre parent me parle d’une décision prise par la commission scolaire d’annuler un rassemblement civique qui proposait une minute de silence pour ceux des nôtres tombés en Iraq parce que les élèves voulaient inclure dans leur prière les civils iraquiens. Un prof dans une école d’un autre neveu a été viré d’avoir porté un T-shirt arborant un symbole de la paix. Un ami de la famille raconte l’histoire d’un animateur de radio sudiste qui appelait à tuer un militant anti-guerre connu.

Des menaces de mort ont été trouvées devant les portes d’autres militants pour la paix à cause de leurs opinions anti-guerre. Des parents à nous ont reçu des mails et des coups de fils menaçants. Susan et moi avons été affublés de l’étiquette de traître, parmi d’autres épithètes, dans des canards australiens spécialisés dans les commérages et leurs cousins, des médias électroniques de la Nineteenth Century Fox (toutes mes excuses à Gore Vidal (2)). L’association caritative United Way a annulé un discours que devait faire Susan lors d’une conférence sur les femmes-patron et la semaine dernière on nous a fait bien comprendre au Baseball Hall of Fame que ni nous ni le Premier Amendement de la constitution n’étaient les bienvenus. Un musicien de rock très célèbre m’a appelé au même moment pour me remercier pour ma prise de position anti-guerre tout en me disant qu’il ne pouvait le faire parce qu’il craignait les représailles de Clear Channel. " C’est eux qui vendent nos concerts. Ils sont propriétaires de la plupart des stations de radio qui passent nos chansons, tu vois ? Donc impossible de dénoncer cette guerre. " Ici, à Washington, la célèbre journaliste Helen Thomas se retrouve reléguée au fond de la salle après avoir demandé à Ari Fleisher si montrer les images des prisonniers de guerre à Guantanamo Bay ne violait pas la Convention de Genève.

Un vent froid souffle à travers cette nation. La Maison Blanche et ses alliés envoient un message aux animateurs de radio, à Clear Channel et à la ville de Cooperstown. " Si vous vous opposez à ce gouvernement, il y aura des conséquences d’une grande portée. " Tous les jours, les médias servent de caisse de résonance à des avertissements, des menaces voilées ou non, à un flot d’invectives et de haine dirigés contre toutes les voix dissidentes. Et le public, comme beaucoup de connaissance et d’amis que j’ai vu ce week-end, reste dans une opposition muette et peureuse.

J’en ai marre d’entendre dire qu’Hollywood est contre la guerre. Les plus grosses vedettes, les vraies puissances et les stars qu’on voit dans les revues sur papier glacé ont pour la plupart gardé le silence là-dessus. Mais Hollywood a toujours été une cible populaire. Je me souviens quand le président Clinton a reproché à Hollywood d’avoir contribué au carnage du lycée de Columbine. Cela au moment même où nous lancions des bombes sur le Kosovo. Est-il possible que les actes de violence perpétrés par nos dirigeants contribuent aux fantasmes violents dont sont atteints nos enfants ? Ou est-ce seulement un mélange d’Hollywood et de rock roll ? J’avais lu à ce moment-là qu’un des coupables avait tenté de se faire engager dans la vraie armée une semaine avant d’aller de faire sa propre guerre à lui dans le lycée de Columbine. J’en ai parlé à la presse alors et personne n’est venu me traiter d’antipatriotique d’avoir critiqué Clinton. Aujourd’hui pour ces mêmes animateurs de radio patriotes nous sommes des traîtres alors que pendant la guerre de Kosovo ils se livraient à des attaques quotidiennes et sans pitié contre leur président.

Des hommes politiques bien en vue, qui autrefois condamnaient la violence à l’écran (la faute à Hollywood si vous voulez), ont accordé récemment au président le droit de l’utiliser dans la guerre en cours. Ils ne veulent plus de la violence virtuelle, mais sont d’accord pour la vraie violence. Ceux-là mêmes ne veulent surtout pas en voir les conséquences aux journaux télévisés. À l’opposé de ce qui se fait dans le monde entier, nous traitons les informations de manière aseptisée. Nous n’apercevons ni le sang ni les horribles blessures infligées à nos soldats et aux femmes et aux enfants irakiens. La violence devient un concept, une idée abstraite. C’est très étrange. Nous applaudissons les scènes de bataille du début du film "Sauvez le soldat Ryan", mais nous sommes pétrifiés à la seule pensée de voir pareille chose au journal de 20 heures. On nous dit que ce serait pornographique. La réalité de tous les jours ne nous intéresse pas. Quand il s’agit d’un film, on veut d’incroyables détails. Quant à la vraie guerre, on la préfère imaginée, conceptualisée.

Où est l’opposition politique dans toute cette folie ? Où sont passés tous les démocrates ? Il y a longtemps qu’ils sont partis ? Avec tout le respect que je dois à Robert Byrd (3), je dois dire que c’est un peu gênant de constater qu’une comédienne qui fait 1 m 56 (en référence à Susan Sarandon, ndlr) a plus de courage que la plupart des hommes politiques. Nous avons besoin de dirigeants, pas de ces opportunistes qui se prosternent de peur devant les médias de propagande investis d’anciens journalistes en divertissement. Il nous faut des dirigeants qui comprennent la constitution. De membres du congrès qui ne cèdent pas dans un mouvement de peur leur droit le plus important — celui de déclarer la guerre - au pouvoir exécutif. Et s’il vous plaît, pourrait-on arrêter de chanter tous ensemble au congrès sans réfléchir ?

Nous vivons un moment où des citoyens applaudissent à la libération d’un pays en même temps qu’ils craignent la disparition de leur propre liberté ; où un membre du gouvernement fait paraître dans un journal une publicité qui met en question le patriotisme d’un vétéran de la guerre du Vietnam qui y a laissé ses jambes et qui tente de se faire élire au congrès ; où des gens de tout le pays ont peur des représailles s’ils usent de leur droit à la liberté de parole. L’heure est venue de se mettre en colère, de montrer ses dents. Il n’en faut pas beaucoup plus pour changer le cours des choses. Mon neveu de onze ans, celui que j’ai mentionné plus tôt, est un grand timide qui ne parle jamais en classe. Pourtant, il n’a pas laissé faire son professeur d’histoire lorsque celui-ci a remis en question le patriotisme de Susan. "Arrêtez de parler de ma tante comme ça !" Le prof était tellement gêné qu’il a voulu revenir en arrière et a commencé à bégayer des compliments. Des journalistes sportifs ont réagi avec une telle violence que le Baseball Hall of Fame et son président ont avoué l’erreur qu’ils avaient commise, et la ligue nationale de base-ball s’est désolidarisée de toutes les actions de son président.

On peut arrêter un petit tyran. La foule aussi. Il suffit d’une seule personne courageuse et déterminée. Les journalistes de ce pays sont à même de livrer bataille à ceux qui prétendent réécrire notre constitution dans le sens du Patriot Act ll ou Patriot, la suite, comme on l’appelle à Hollywood. Nous comptons sur vous pour être la vedette de ce film-là. Vous, journalistes, pouvez insister pour ne pas servir d’agents de publicité de ce régime. Le prochain journaliste qui recevra le droit à la parole d’Ari Fleisher devrait la redonner à la journaliste du jour reléguée au fond de la salle. Toute entrave à la liberté de la parole doit être combattue. Toute soumission à l’intimidation au point où nous en sommes ne fera qu’engendrer plus d’intimidation.

Que vous le vouliez ou non, vous avez une responsabilité et un pouvoir énormes. La liberté de la parole et la santé de cette république sont entre vos mains, que vous soyez de droite ou de gauche. C’est votre destin. Nous déposons la continuité de notre démocratie sur vos bureaux en espérant que vos plumes en deviendront plus puissantes. Vous êtes nés pour cette époque, des millions de personnes ont les yeux braqués sur vous dans une frustration silencieuse pleine d’espoir. Nous attendons de vous d’être des défenseurs de la lettre et de l’esprit de notre constitution, de faire face à l’intimidation dont vous êtes les victimes au nom de la sécurité nationale et des idées perverses sur le patriotisme.

Notre capacité de ne pas être d’accord et notre droit fondamental de remettre en question nos dirigeants et de critiquer leurs actes définissent qui nous sommes. Si nous permettons aux autres de supprimer nos droits parce que nous avons peur, de punir les gens parce qu’ils pensent différemment, de faire obstacle aux opinions différentes dans nos médias, notre démocratie est morte. Nous vivons un moment plein de défis. Il y a une vague de haine qui essaye de nous diviser, gauche, droite, pour et contre la guerre. Au nom de mon neveu de onze ans et de toutes les victimes anonymes de cet environnement stérile, plein d’hostilité et de peur, essayons de trouver un terrain d’entente. Essayons de fêter cette expérience glorieuse qui survit depuis 227 ans. Dans ce dessein, nous devons honorer et lutter courageusement pour tout ce qui nous unit, comme la liberté, le premier amendement et bien, oui, pour le base-ball.

Tim Robbins

(1) Susan Sarandon, actrice et femme de l’auteur (ndlr)

(2) Écrivain américain (West Point, 1925), notamment auteur de La fin de la

liberté. Vers un nouveau totalitarisme ? Ed. Payot & Rivages, Paris, 2002. (coll. Bibliothèque Rivages). (ndlr)

(3) Le Sénateur Robert Byrd (85 ans) n’empêchera pas le Sénat d’adopter la résolution autorisant George W. Bush à employer les forces armées, s’il le juge nécessaire, contre l’Irak. "Les sénateurs finiront par voter la résolution, comme les députés devaient le faire, jeudi 10 octobre. Le vénérable élu de Virginie- Occidentale n’en aura pas moins éprouvé les nerfs du président, des républicains et d’une bonne partie de ses amis démocrates, pressés d’aller faire campagne pour les élections du 5 novembre. Robert Byrd n’en démord pas. La menace irakienne, estime-t-il, n’est pas démontrée." cité dans Le Monde, 11 Octobre 2002 ". (ndlr)

Traduction des Humains Associés (Robert et Jean-Rémi)