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Tibet : La Compassion des Puissants

Publie le mercredi 9 avril 2008 par Open-Publishing
6 commentaires

Entretien avec Élisabeth Martens, auteur d’une Histoire du bouddhisme tibétain. La compassion des puissants.

Élisabeth Martens renvoie un autre éclairage de ce qui se joue depuis plusieurs centaines d’années sur le Toit du monde.

Comment êtes-vous venue à la Chine et au Tibet ?

Élisabeth Martens. Je suis partie durant trois ans en Chine, de 1988 à 1991 après des études de biologie en Belgique, pour me spécialiser en médecine traditionnelle chinoise. J’ai voyagé dans le pays et au Gansu et j’ai été interpellée par la culture et le bouddhisme tibétains au grand monastère de Labulang si différents de la culture chinoise des Han. Je suis retournée régulièrement au Tibet et dans les régions voisines où vivent des communautés tibétaines, Sichuan, Gansu, Qinghai et Yunnan. La dernière fois, en été 2007.

Qu’est ce qui vous a amené à avoir aujourd’hui un discours qui porte un autre regard sur la question tibétaine telle qu’elle est présentée en Occident ?

Élisabeth Martens. Quand je suis revenue en Europe, on parlait énormément du bouddhisme tibétain parce que le dalaï-lama avait reçu le prix Nobel de la paix en 1989. J’ai été touchée de la différence entre ce qui se disait ici et ce que j’avais vécu. Il y avait et c’est toujours le cas un discours du « politiquement correct » sur le Tibet qui fait fi des sources historiques de ce conflit. Il n’est pas facile de faire entendre une autre voix. C’est comme s’il y avait deux camps qui s’affrontent. Je n’ai pas envie d’être considérée comme appartenant à l’un ou l’autre. Je ne suis pas plus prochinoise que protibétaine. Mais les événements actuels forcent à une réflexion pour sortir de cette confrontation caricaturale dans un débat biaisé.

Depuis des siècles, le Tibet est un enjeu entre les différentes puissances régionales puis mondiales. Quel est le contenu de cette dimension politique ?

Élisabeth Martens. Au XIIIe siècle, le Tibet est annexé à la Chine par les Mongols, et au XVIIIe les Mandchous ont divisé leur empire chinois en 18 provinces, dont la province tibétaine. Fin du XIXe, l’empire britannique envahit le Tibet et y installe ses comptoirs de commerce. Le dalaï-lama de l’époque, prédécesseur de l’actuel, voit dans l’occupation anglaise du Tibet une opportunité pour revendiquer l’indépendance. Or la Chine du début du XXe est soumise à un dépeçage mené par les pays occidentaux. Épisode toujours vivant dans la mémoire chinoise et la République reste inflexible.

En 1949, avec l’avènement de la République populaire, le gouvernement de Pékin réaffirme les frontières chinoises. Dès 1956, une rébellion armée est organisée dans plusieurs monastères tibétains Cette rébellion armée est dès ces débuts soutenue financièrement et logistiquement par la CIA. Un rapport de l’Office des affaires étrangères américain de l’époque est explicite : « Le Tibet devient stratégiquement et idéologiquement important. Puisque l’indépendance du Tibet peut servir la lutte contre le communisme, il est de notre intérêt de le reconnaître comme indépendant. (…) Toutefois, ce n’est pas le Tibet qui nous intéresse, c’est l’attitude que nous devons adopter vis-à-vis de la Chine. »

Les émeutes qui ont eu lieu ce mois de mars 2008 doivent être analysées dans un contexte économique en tout premier lieu mais sans oublier que le Tibet reste un des terrains de combat entre les États-Unis et la Chine, et depuis longtemps.

Certains Tibétains réclament l’indépendance, d’autres l’autonomie. Quel est le rapport de force au sein du mouvement ?

Élisabeth Martens. Au sein de la communauté tibétaine en exil, une scission est de plus en plus évidente : d’une part, il y a les modérés, dont le dalaï-lama, qui parle « d’autonomie poussée ». C’est une fraction majoritaire au sein du gouvernement en exil, et il y a les radicaux qui exigent une indépendance totale. Jusqu’à présent la demande d’indépendance a été sans suite : ni les Nations unies ni aucun pays n’ont jamais reconnu le Tibet comme État indépendant.

On a parlé de génocide du peuple tibétain, qu’en est-il ?

Élisabeth Martens. Après la révolte de 1959, les autorités du bouddhisme tibétain en exil ont avancé le chiffre de 1,2 million de morts. Plusieurs études démographiques ont démontré par la suite qu’il y avait eu manipulation. Patrick French, ex-directeur de Free Tibet, a été vérifier sur place, à Dharamsala. Après avoir compulsé longuement les documents « officiels » qui ont servi à avancer ce nombre, il s’est rendu compte de la falsification et a démissionné de ses fonctions. Il raconte cet épisode dans son livre Tibet, Tibet.

Vous réfutez l’opposition ethnique des émeutes et mettez l’accent sur une colère sociale ?

Élisabeth Martens. Si les manifestations ont été aussi fortes c’est qu’elles étaient aussi nourries par l’exaspération économique et sociale qui est le ressort interne du mouvement. Beaucoup de Tibétains en majorité des jeunes sont des laissés-pour-compte des avancées économiques de la Chine. Comme partout dans le pays, les inégalités se font de plus en plus criantes. Mais il y a une spécificité du Tibet. Beaucoup de Chinois han et hui (musulmans) viennent s’y installer pour travailler et surtout y gagner de l’argent. Ceux qui profitent du gros des énormes investissements que le gouvernement central injecte dans la province.

Beaucoup de jeunes Tibétains sont chômeurs. Ils manquent d’instruction et de qualification. Ils viennent de la campagne et ont juste suivi l’école primaire. Les Han qui viennent travailler au Tibet sont des techniciens qualifiés, des universitaires ou des cadres, et bien sûr des commerçants. Amener les Tibétains à se former serait un moyen de diminuer l’inégalité sociale. Il ne s’agit pas du seul développement économique du Tibet mais aussi du développement social des Tibétains.

L’Humanité
 08/04/2008.
 Entretien réalisé par Dominique Bari

 Histoire du Bouddhisme tibétain
 La Compassion des Puissants
 Élisabeth Martens
 Recherches Asiatiques, l’Harmattan
 Novembre 2007 - 25€.

Messages

  • Enfin... l’Huma s’y met !

    Eh ben, il aura fallu l’intervention de Mélenchon, pour ça ?

    Et... on attend encore une prise de position politique du PCF...

    Cdrhum

    • Enfin... l’Huma s’y met !
      Eh ben, il aura fallu l’intervention de Mélenchon, pour ça ?
      Cdrhum

      Mauvaise querelle Cdrhum concernant ’’l’Huma’’.

      1)Cet entretien a été publié le 8 avril, c’est à dire qu’il est parti à l’impression le 7. Donc rien à voir avec la déclaration de M. Jean-Luc Mélenchon. (si ce n’est qu’il s’agit de deux textes intéressants).

      2) L’Humanité ne ’’se met’’ pas à couvrir l’Asie. Il y a pratiquement chaque semaine des articles à ce sujet dans les colonnes du journal, notamment ceux de Dominique Bari. (aujourd’hui encore concernant le Népal).

      Au fait, l’Humanité est un combat quotidien... et c’est 1€20 l’exemplaire ;-)

  • Merci, finalement un article qui reflète la réalité que nous avons constaté lors de notre voyage de septembre 2007 en Chine et au Tibet.
    Ce voyage en privé où nous avons vécu pendant une quinzaine de jours dans des vallées tibétaines à presque 100 % et également à Lhassa nous ont montré cette disparité entre l’entregent des Chinois pour le développement, l’attentisme des Tibétains et des jeunes une fascination pour tous les nouveaux gadgets électroniques de notre société.
    Impossible de trouver un moine sans un ou deux tél. portables et on peut y ajouter les motos rutilantes, les casques idem, les nike aux pieds.
    Et à côté de cela de pauvres hères qui après avoir marché des jours pour accomplir leur pélerinage, apporte le peu d’argent qu’ils possèdent à ces moines arrogants souvent, bien gras et bien portants.
    Je ne suis ni pro d’un côté ou de l’autre.
    Etant athée la seule religion qui trouvait grâce dans mon esprit était le boudhisme, car après de très nombreux voyages à travers l’Asie (Chine, Vietnam, Thaïlande) j’étais arrivée à la conclusion que cette religion était meilleure.
    Après mon voyage au Tibet j’ai changé d’avis, j’ai vu un clergé moyennageux vendant les indulgences aux plus pauvres et démunis.
    Un ami Tibétain pro Dalaï-Lama m’a confirmé une main-mise économique en me disant que dans les villages tout appartenait aux monastères et que l’aide éventuelle de ceux-ci était très ciblée.
    La situation est donc très complexe et votre article analyse très bien la situation.
    La situation est très semblable aux problèmes des banlieues françaises : des jeunes sans perspectives, sans formation, qui veulent tout avoir et immédiatement si possible sans trop d’efforts.
    Et de l’autre côté des personnes qui veulent trvailler, faire de l’argent et obtiennent des privilèges certainement aussi avec l’aide de pots-de-vin.
    Le tout mise ensemble ne peut qu’aboutir à des explosions sociales.

    • Très bon papier de l’huma , Marie Georges ce n’est pas parce que tu as été élevé dans une famille catho, que tu dois faire avaler des moulins à prières à tous les cocos !

    • Quel mauvais procès !!!
      Que viens faire l’éducation de Marie George Buffet dans l’appréciation du PCF sur la situation au Tibet ?? Cela me parait à mille lieux de l’ethique communiste.
      Bien fraternellement.
      Ed

    • L’Assemblée Générale de l’ONU adopta en 1961 la résolution 1723 dont voici un extrait :

      ((L’Assemblée Générale...)) Solemnly renews its calls for the cessation of practices which deprive the Tibetan people of their fundamental human rights and freedoms, including their right to self-determination ;

      Voici quelques questions :

      * Cette résolution rappelle-t-elle le droit à l’autodétermination du peuple tibétain ?

      * L’ONU est-elle habilitée à juger de ce droit ?

      * Dans l’absolu les Tibétains étaient-ils bien un peuple, autrement dit (en ce qui nous concerne ici) étaient-ils non sinisés dans les années 1950 ?

      * La formule their right to self-determination est-elle incompatible avec une suzeraineté tierce, mainmise chinoise comprise, décidée puis maintenue sans consulter les Tibétains ?

      * La Chine néglige-t-elle ce droit depuis son entrée au Tibet ?

      * Le fait que la Chine néglige cette résolution tout en étant membre de l’ONU et se pose en libératrice du peuple tibétain, bafoue son droit à l’autodétermination, exploite les ressources du Tibet et y tire (après avoir chassé les témoin, dans la rue et sans procès) sur des civils dépourvus d’armes à feu, montre-t-il son hypocrisie et sa mauvaise foi ?

      http://fr.discu.org/wiki/Le_Tibet_et_la_Chine