Accueil > Marina Petrella : une vie plombée

Marina Petrella : une vie plombée

Publie le lundi 30 juin 2008 par Open-Publishing

Signez la pétition de soutien ici

Réfugiée en France sous l’ère Mitterrand, cette ancienne des Brigades rouges est menacée d’extradition. Trente ans après les années de plomb, l’Italie ne parvient pas à tourner la page.

de NATHALIE DUBOIS et ÉRIC JOZSEF

Cela fait deux mois que Marina Petrella se laisse sombrer dans ce qu’elle appelle sa "chambre mortuaire" : une minuscule pièce d’isolement à l’hôpital psychiatrique de Villejuif, seulement « meublée » d’un lit scellé au sol et d’un seau hygiénique. Face à des murs blancs et nus, elle n’a ni radio ni télévision, ni lecture d’aucune sorte. De toute façon, ses lunettes lui ont été confisquées… Depuis la visite de deux parlementaires, le communiste Patrick Braouezec et la verte Dominique Voynet, on lui a juste concédé l’accès à un cabinet de toilette. « Le deuil sera le dernier cadeau d’amour que je pourrai faire à mes deux filles », dit cette Italienne de 54 ans, qui refuse que ses enfants la voient mourir à petit feu. "Vidée" par dix mois de prison, Marina Petrella n’arrive plus à boire, ni à manger. Elle est dans "un état dépressif gravissime", traverse "une crise suicidaire franche et très inquiétante", ont diagnostiqué les médecins de la maison d’arrêt de Fresnes. Ce sont eux qui l’ont fait hospitaliser, jugeant son "état totalement incompatible avec le maintien en détention". La vie de cette ancienne membre des Brigades rouges (BR) a basculé le 21 août 2007, lorsque son passé l’a rattrapée, trente ans après son enrôlement dans le terrorisme d’extrême gauche.

« J’ai pris un TGV dans la tête », nous a-t-elle confié par l’intermédiaire de son avocate, quelques jours après la signature, par le Premier ministre François Fillon, du décret l’extradant vers l’Italie pour y purger une peine de prison à perpétuité. A l’heure où la France prend la présidence de l’Union européenne, voilà que les années de plomb refont surface entre Rome et Paris, preuve que le dossier des exilés italiens n’est pas un dossier judiciaire comme les autres.

« Le droit d’asile doit être respecté pour les réfugiés. Mais les terroristes sont-ils des réfugiés ? » se demandait ainsi Carla Bruni-Sarkozy (Libération du 20 juin), en réponse à une question sur le sort à réserver aux anciens des Brigades rouges. A dire vrai, l’arrivée à l’Elysée d’une Bruni-Tedeschi n’avait pas rassuré le comité de soutien à Marina Petrella : chacun sait que la famille du riche industriel turinois s’était repliée en France en 1973 pour fuir les rapts mafieux et la guérilla urbaine déchaînée contre les symboles du grand capital et de « l’Etat impérialiste ». Un peu plus tard, débute un autre mouvement migratoire : la répression s’intensifiant à Rome, 150 à 200 activistes italiens de tout poil viennent se mettre à l’abri de l’autre côté des Alpes.

Grand virage

Membres de partis armés comme les BR et Prima Linea, ou de la myriade de groupuscules issus de la mouvance autonome, tous viennent profiter de l’asile de fait que leur octroie la France, après l’élection en 1981 du premier président de la République socialiste. Un statut que la presse résume sous le nom de « doctrine Mitterrand ». Son principe : les exilés politiques qui renoncent au terrorisme auront droit à une nouvelle chance. Comme l’explique le chef de l’Etat, en 1985, au congrès de la Ligue des droits de l’homme, il s’agit d’héberger ceux qui « ont rompu avec la machine infernale, le proclament et ont abordé une deuxième phase de leur vie ». Le gouvernement italien en est informé. « Bien entendu,poursuit Mitterrand, si tel ou tel manquait à ses engagements, nous trompait, nous frapperions. […] Et nous l’extraderions ! »

C’est la ligne que suivra durant près de vingt ans l’Etat, sous trois septennats et neuf Premiers ministres, de gauche comme de droite. Jusqu’au grand virage de 2002. Après les attentats du 11 septembre 2001 et l’apparition d’une nouvelle génération de Brigades rouges en Italie, Jean-Pierre Raffarin et son garde des Sceaux Dominique Perben ne veulent pas donner l’impression de badiner avec le terrorisme : deux réfugiés en font les frais, l’universitaire Paolo Persichetti, livré en 2002, puis le romancier Cesare Battisti, qui s’enfuit au Brésil en 2004.

« Paolo, Cesare, Marina, et après ? » La question est sur l’une des pancartes brandies dans la petite foule des amis de l’ex-brigadiste. Parmi ces soutiens qui manifestent chaque semaine depuis que François Fillon a signé, le 9 juin, le décret d’extradition Marina Petrella, il y a Elisa, sa fille aînée. Cette jeune fille blonde est née il y a 24 ans dans une prison romaine, où son père et sa mère étaient détenus en attente de leur procès. Tous deux membres de la « colonne romaine » des Brigades rouges. Sa naissance derrière les barreaux, dit l’étudiante en linguistique, « n’était pas le fruit d’un choix égoïste mais bien le signe qu’une page s’était déjà tournée pour ma mère. C’était sa façon d’entamer un nouveau chemin de vie ».

Condamnée à perpétuité

Marina Petrella n’a pas 15 ans quand s’amorce le Mai 68 italien, qui va agiter la péninsule durant plus d’une décennie. Dès le lycée, elle milite. Elle et son frère cadet Stefano appartiennent au collectif Viva Il Comunismo. Trois ans après le bac, Marina saute le pas de la lutte armée et s’engage dans les BR, avec son frère et son amant, Luigi Novelli. Ils font partie de la colonne romaine, dont l’action la plus spectaculaire est l’enlèvement d’Aldo Moro, le leader de la Démocratie chrétienne, exécuté le 9 mai 1978 après cinquante-cinq jours de captivité. Fin 1982, alors que le mouvement vit ses dernières heures, Marina et son compagnon sont arrêtés et rejoignent les quelque 1 500 brigadistes déjà derrière les barreaux. Ils attendront 1988 pour connaître leur sort, le temps que les magistrats noircissent des milliers de pages d’instruction contre tous ces militants armés qui ont cru à la révolution prolétarienne.

Avec 170 co-inculpés, c’est un maxiprocès. Marina, son frère et son mari sont condamnés à la perpétuité, pour l’ensemble des crimes et meurtres commis par les BR de Rome entre 1976 et 1982. Aucun des trois n’a ouvert la bouche, sinon pour reconnaître son appartenance au mouvement. A la différence des « repentis » auxquels la justice offre de grosses remises de peines, Marina ne renie pas la cause. Elle prend le maximum, d’autant que l’arsenal des lois antiterroristes sanctionne jusqu’au « concours moral » à la lutte armée. « C’est le cas de Marina, plaide son ancien avocat Giuseppe Mattina. Elle n’a pas été condamnée en tant qu’exécutante matérielle, mais en tant que dirigeante des BR du quartier de Primavalle. Les juges l’ont déclarée coupable sur une base purement spatio-temporelle. » Pourtant, dès 1988, les magistrats ne semblent déjà plus voir en elle une dangereuse terroriste : ils laissent cette jeune mère en liberté, sous contrôle judiciaire. Tant que sa peine n’est pas confirmée en cassation, Marina qui a déjà purgé huit ans de détention préventive travaille dans une coopérative agricole. Jusqu’en avril 1993 où, sa condamnation menaçant de devenir définitive, elle prend un train avec la petite Elisa. Direction l’exil.

Une fois en France, tous ces Italiens acceptent de se signaler et d’être joignables à tout moment par l’intermédiaire de leurs avocats. « Notre souci était d’éviter les effets pervers de la clandestinité, qui génère des petits chefs et des dérives vers la délinquance de droit commun », explique aujourd’hui le magistrat Louis Joinet, en charge du dossier à Matignon pendant toute cette époque. Selon lui, une réflexion de Mitterrand résume l’esprit de la position française : « La vraie question politique que pose le terrorisme est, certes, de savoir comment on y entre, mais surtout comment on en sort. » Fondateur du Syndicat de la magistrature, puis inlassable défenseur des droits de l’homme pendant un quart de siècle à l’ONU, Louis Joinet comprend que ce n’est soit « pas facile pour les familles des victimes », mais constate que, partout dans le monde, « la plupart des processus de retour à la paix ou à la démocratie comportent une marge d’impunité et passent par une amnistie. Mais cela suppose qu’un dialogue puisse s’instaurer ».

A Rome, la volonté de tourner durablement cette page n’est toujours pas là. « Une issue politique aurait été la meilleure solution mais pour une série de raisons cela n’a pas été possible », regrette l’universitaire et ancien parlementaire Stefano Rodotà, qui évoque pêle-mêle le choc laissé dans l’opinion publique par l’affaire Moro, des épisodes terroristes ponctuels « laissant craindre que cette époque n’était pas totalement terminée » ou encore « certains aspects des années de plomb qui n’ont jamais été élucidés et que l’on continue de découvrir peu à peu ».

Le gros de l’orage terroriste passé, l’Italie a toutefois vite œuvré à vider ses geôles de ces milliers de détenus se clamant « prisonniers politiques ». « A un moment, on a pensé que le meilleur moyen pour vaincre le terrorisme, c’était d’utiliser le système des remises de peine à travers les repentis notamment », analyse Stefano Rodotà qui s’est battu contre les excès de la législation antiterroriste. Environ dix ans après les faits, les premiers activistes commencent à sortir de prison. « Si Petrella était restée en Italie, elle serait depuis longtemps en liberté ou en semi-liberté », va même jusqu’à remarquer le journaliste Giovanni Fasanella, auteur d’un livre d’entretien avec le cofondateur des BR, Alberto Franceschini.

Réinsertion exemplaire

Derrière les barreaux, ne restent que quelques irréductibles. La plupart des activistes d’extrême gauche ont recouvré une liberté totale ou partielle : tous les protagonistes du rapt de Moro sont sortis de prison ou n’y rentrent que le soir pour y dormir ! Cerveau et bras armé de cette exécution, condamné six fois à la perpétuité, Mario Moretti a bénéficié de la liberté conditionnelle au bout de douze ans. L’ex-mari de Marina et son frère Stefano sont libres. Quant à Paolo Persichetti, il quitte depuis peu la prison de Rome pour aller travailler chaque matin dans un journal.

Cela n’empêche pas Rome de présenter régulièrement à Paris la liste d’une douzaine d’extrémistes de gauche à lui livrer en priorité. Pour l’avocate Irène Terrel, qui défend la plupart de ces Italiens, « la France se déshonore en reniant l’asile de fait qu’elle a concédé en toute connaissance de cause ». Marina Petrella, qui a eu une seconde fille, née sur le sol français en 1997, bénéficiait d’un titre de séjour. Durant ses sept premières années en banlieue parisienne, elle a travaillé à l’entretien d’espaces verts. Puis s’est investie dans le social, s’occupant des défavorisés. C’est donc en toute confiance qu’elle se rendait au commissariat d’Argenteuil (Val-d’Oise), le 21 août 2007, pour une banale histoire de carte grise. On la jette en prison. En Italie, l’affaire n’émeut pratiquement personne. « Cela n’a pas de sens d’extrader Marina Petrella ou de mettre aujourd’hui les brigadistes en prison, considère Giovanni Fasanella qui ajoute, mais il est temps qu’ils parlent et aident à établir la vérité de ces années-là d’un point de vue historique ».En France, des personnalités comme le scientifique Albert Jacquard, l’historien Jean Lacouture ou le philosophe Edgar Morin, et des hommes d’Eglise ont écrit une lettre à Sarkozy pour souligner la réinsertion « exemplaire » de Marina Petrella et lui rappeler la valeur de la parole donnée par la République. En face, le silence reste total. En dernier recours, ses défenseurs ont saisi le Conseil d’Etat. Avec l’espoir que le gouvernement, au nom de la gravité de son état de santé, refusera finalement de la renvoyer vers les prisons italiennes.

http://www.liberation.fr/transversales/grandsangles/335705.FR.php