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Anthropologie, contre-insurrection et terrorisme global

Publie le lundi 25 août 2008 par Open-Publishing

Anthropologie, contre-insurrection et terrorisme global

Une science humaine « embarquée »

Gilberto LÓPEZ Y RIVAS

traduit par Regina Caillat-Grenier, révisé par Fausto Giudice

Le 5 octobre 2007, le New York Times a publié un article de David Rohde (Army Enlists Anthropology in War Zones”, “L’Armée enrôle l’anthropologie dans les zones de guerre”), à propos de ce que les militaires usaméricains considèrent comme la “nouvelle arme cruciale pour les opérations de contre-insurrection” : une équipe composée d’anthropologues et autres scientifiques sociaux au service permanent des unités de combat des troupes d’occupation des États-Unis en Afghanistan et en Irak. Le correspondant écrit que cette singulière implication des sciences sociales dans l’effort belliqueux des USA, constitue un programme expérimental du Pentagone, dont le succès et la forte recommandation des commandants sur le théâtre de la guerre lui a valu après son démarrage en février 2007, l’autorisation par le Secrétaire à la Défense, Robert M. Gates, d’une rallonge de 40 millions de dollars pour assigner des équipes similaires à chacune des 26 brigades de combat dans les deux pays mentionnés. 

Dans ce même article, sont soulignées les réactions critiques venues d’un large secteur des universités usaméricaines, qui n’hésite pas dans son jugement à qualifier ces pratiques d’“anthropologie mercenaire” et de “prostitution de la discipline”, et compare ces faits avec les événements des années soixante, lorsque des anthropologues ont été utilisés pour des campagnes de contre-insurrection au Vietnam et en Amérique Latine (Plan Camelot).

L’American Anthropological Association, lors de sa session annuelle en novembre 2006, en présence de plusieurs centaines de ses membres, a condamné à l’unanimité “l’usage de la science anthropologique comme élément de torture physique et psychologique”, face à la possibilité que les tortionnaires de la prison d’Abou Ghraib, en Irak, auraient pu être inspirés par l’ouvrage d’un anthropologue, basé sur l’idée que “des hommes arabes sexuellement humiliés pourraient devenir de gentils informateurs”(Matthew B. Standard. “Montgomery McFate Mission. Can one anthropologist possibly steer the course in Iraq ?” San Francisco Chronicle, April 29, 2007). 

En juillet 2007, l’anthropologue Roberto J, González a écrit un excellent article (“Vers une anthropologie mercenaire ? Le nouveau manuel de contre-insurrection de l’Armée US FM- 3-24 et le complexe militaro-anthropologique”. Anthropology Today, Vol. 23, No. 3, June 2007), dans lequel il détaille de manière critique les contributions d’anthropologues dans la réalisation de ce manuel. González démontre, également, que certaines de ces “contributions” ne sont pas novatrices du point de vue de la théorie anthropologique, mais qu’elles ressemblent plutôt à “une introduction à l’anthropologie simplifiée –bien qu’il y ait peu d’exemples et aucune illustration.”

L’anthropologie mercenaire usaméricaine est caractérisée par sa belligérance et par le cynisme avec lequel elle justifie l’étroite collaboration entre anthropologues et militaires lors des guerres impérialistes, qui violent les plus élémentaires droits de l’homme, ainsi que
les principes fondateurs de l’Organisation des Nations Unies. L’un de ses défenseurs et auteurs intellectuels les plus actifs, est l’anthropologue usaméricaine Montgomery Macfate, qui s’est imposée la tâche d’“éduquer” les militaires et dont la mission pendant les cinq dernières années a été de convaincre les stratèges de la contre-insurrection, que l’ “anthropologie peut être une arme plus efficace que l’artillerie”. Macfate ignore ses confrères universitaires qui l’exaspèrent avec leurs critiques, et qu’elle considère comme enfermés dans leur tour d’ivoire, “plus intéressés par l’élaboration de résolutions que par les solutions”. Aujourd’hui elle est “commissaire politique” des militaires, l’un des auteurs dudit manuel de contre-insurrection, auteure du programme Système Opératif de Recherche Humaine sur le Terrain, lancé par le Pentagone, et conseillère auprès du Secrétaire à la Défense. Un véritable succès de l’American way of life. 

Dans la réalité, la participation d’anthropologues dans les missions coloniales et impérialistes est aussi ancienne que l’anthropologie elle-même, laquelle a été établie en tant que science, tout en conservant des liens étroits avec l’impérialisme et en imposant des rapports de domination et d’exploitation capitalistes dans le contexte mondial. Sur ce thème, l’ouvrage de Gérard Leclercq, Anthropologie et colonialisme (Paris : Librairie Artheme Fayard, 1972), est un classique qui affirme dans son introduction : “La double naissance de l’impérialisme colonial contemporain et de l’anthropologie, également contemporaine, peut être située à la deuxième moitié du XIX siècle. Nous essaierons de mettre en exergue la relation de l’idéologie impérialiste, dont l’anthropologie n’est qu’un des éléments, avec l’idéologie coloniale, et les raisons pour lesquelles une recherche "sur le terrain" devenait nécessaire et possible pour une colonisation de type impérialiste". (p. 15)

Il faut se rappeler le rôle important joué par les anthropologues au Mexique, dans l’élaboration des politiques indigénistes depuis que Manuel Gamio, - père fondateur de la discipline dans ce pays -, définit l’anthropologie comme “la science de la bonne gouvernance”, en créant un mariage entre anthropologues et État mexicain, en partie brisé lorsque le mouvement estudiantin et populaire de 1968 créa les conditions qui permirent l’émergence de courants critiques et la dénonciation de la complicité de l’anthropologie mexicaine de l’après-révolution dans l’ancrage du colonialisme interne que la révolution zapatiste avait rompu. Le grotesque maquillage culturel de l’anthropologie contre-insurrectionnelle ne change pas la nature brutale de l’occupation impérialiste, elle ne gagnera ni l’esprit ni le coeur de la résistance et des millions d’Usaméricains qui se manifestent de plus en plus contre la guerre.

Le nouveau manuel US de la contre-insurrection

Pour exprimer le niveau d’implication de la haute bureaucratie universitaire dans les efforts belliqueux de l’impérialisme US, l’université de Chicago a publié au mois de juillet de cette année, une édition de poche - pour une vareuse militaire, naturellement - du nouveau Manuel de campagne de contre-insurrection (No. 3-24) [Counterinsurgency Field Manual ]. Cette complicité ouverte des cercles universitaires avec la machinerie de guerre des USA, a provoqué une avalanche de critiques chez les intellectuels indépendants usaméricains , qui ont rigoureusement analysé le texte coordonné par le général David H. Petraeus et ont condamné le rôle honteux joué par les autorités universitaires qui donnèrent leur consentement pour éditer un manuel destiné à la persécution, à la torture et au meurtre d’êtres humains et à l’occupation militaire des pays dans les “ coins sombres du monde” où les USA prétendent faire prévaloir leurs intérêts.

Une de ces critiques est due à David Price, auteur d’un article démolisseur, traduit en espagnol et publié par Rebelión : “Prostitution de l’anthropologie au service des guerres de l’empire” [Pilfered Scholarship Devastates General Petraeus’s Counterinsurgency Manual], dans lequel il démontre le plagiat réalisé - notamment dans le chapitre 3 du Manuel - d’auteurs tels que Victor Turner, Anthony Giddens, David Newman, Susan Silbey, Kenneth Brown, Fred Plog, Daniel Bates, Max Weber, entre autres. Ce chapitre, considéré par Price comme central, sort de la plume de l’anthropologue Montgomery Mcfate, qui - rappelons-le - est une des plus ferventes partisanes de l’utilisation de la science anthropologique dans la contre-insurrection à partir d’équipes d’anthropologues “embarqués” dans les unités de combat en Afghanistan et Irak. Price souligne cette absence d’éthique intellectuelle du fait que des “prétentions d’intégrité académique constituent le fondement même de la stratégie promotionnelle du Manuel”, acclamé par les mercenaires intellectuels du Pentagone, les médias et la presse écrite, comme le New York Times, Newsweek, entre autres publications usaméricaines.

Le Manuel a également entraîné une explosion de joie dans les milieux militaires sous d’autres latitudes. Le Général brésilien Álvaro de Souza Pinheiro, par exemple, le considère comme "le document le plus élaboré de la doctrine de contre-insurgeance, que le monde occidental ait connu jusqu’à ce jour" et il assure qu’"une grande partie des armées de l’OTAN, travaille déjà à la reformulation de ses documents similaires, en prenant pour modèle le nouveau manuel nord-américain". (Chile Press, 02/04/2007).
[article en français ici ]

Il est certain que el Secrétariat à la Défense nationale mexicaine, au travers du Plan México, est en train d’analyser cette nouveauté éditoriale, pour mettre à jour ses vieux manuels de guerre irrégulière et améliorer ses campagnes de contre-insurrection dans les Chiapas ou d’autres États de la république, avec l’assistance, cette fois d’anthropologues incrustés - à la mode Mcfate - qui aident les militaires à "comprendre" les cultures des "indigènes" en rébellion contre l’ordre établi.

La lecture du Manuel est nécessaire pour comprendre la mentalité des intellectuels de la guerre "contre-terroriste". La préface, signée par le général Petraeus (actuellement en charge des forces expéditionnaires US en Irak) et par le général James F. Amos, du tristement célèbre Corps des Marines, montre que les militaires usaméricains sont devenus, sinon marxistes, du moins dialectiques, dans la mesure où ils découvrent que : "L’armée et le Corps des Marines, reconnaissent que chaque insurrection a son contexte et présente un ensemble de défis qui lui est propre "

C’est pourquoi, une campagne de contre-insurrection requiert que "Soldats et Marines (avec des majuscules dans tout le texte) utilisent un mélange de tâches de combat, en faisant appel plus fréquemment à des agences non militaires…On espère que Soldats et Marines deviendront constructeurs de nations autant que guerriers. Ils devront être préparés pour aider à rétablir les institutions et les forces locales de sécurité et contribuer à la reconstruction des services de base. Ils seront capables de faciliter le rétablissement de la gouvernabilité locale et de la loi. La liste de ces tâches est longue ; elles réclament une coopération et une coordination avec de nombreuses agences intergouvernementales (des USA), de la nation hôtesse et du milieu international…Conduire avec succès une campagne de contre-insurrection, requiert une force flexible, adaptable, dirigée par des leaders habiles, biens informés et culturellement rusés".

L’analyse de cette préface, à la lumière de l’occupation néo-colonialiste de l’Irak, démontre que ces "constructeurs de nations" ont été précisément, ceux qui sans justification aucune, menèrent à terme une guerre, enfreignant le cadre juridique international, contre un État indépendant et membre de l’Organisation des Nations Unies, laquelle guerre a été responsable de la mort de 650 000 Irakiens, de la destruction des infrastructures de base des services publics, de l’exode de millions d’habitants vers l’extérieur, du pillage et de la destruction de son patrimoine culturel, de l’assassinat prémédité des ses écrivains, professeurs, médecins et avocats. La puissance occupante a établi un gouvernement fantoche de collabos, euphémiquement appelé "gouvernement de la nation hôtesse", lequel est maintenu en place uniquement grâce à l’astuce culturelle mortifère de Soldats et Marines et à l’imposition de la loi US.

Il est avéré que 2007 fut l’année la plus meurtrière pour les troupes d’occupation, avec 858 soldats usaméricains tués à la date du 6 novembre et 3855 depuis 2003 (61.996 morts et blessés pour des causes liées ou non aux hostilités). Le Manuel ne fonctionnerait-il pas ? Soldats et Marines ne le liraient-ils pas ? Les anthropologues embarqués feraient-ils mal leur travail ? L’insurrection serait-elle plus dialectique que la contre-insurrection ? 

Manuel de terrorisme global

Le présupposé de base du Manuel de Contre-insurrection 3-24, est que les USA ont le droit d’intervenir militairement au niveau mondial, ce qui est contradictoire avec les principes et les lois du cadre juridique international, qui sont à l’origine de l’Organisation des Nations Unies et en constituent les fondements.

Ainsi le Manuel soutient que sa doctrine " est par définition, large en perspective et contient les principes, les tactiques et les procédures applicables dans tout le monde…Cette publication a pour objet d’aider à la préparation des chefs de l’Armée et du Corps de Marines à conduire des opérations de contre-insurrection dans n’importe quelle partie du monde."

Afin de justifier cette extraterritorialité militaire —déjà mentionnée— les stratèges utilisent un supercherie juridique, dénommé "nation hôtesse", dont le gouvernement "invite" les USA à la contre-insurrection contre son propre peuple, même si la dite autorité a été imposée postérieurement au renversement du gouvernement légalement constitué et à l’occupation militaire du pays par les forces expéditionnaires US.

Déjà, lors de l’annexion de l’archipel des Philippines en 1898, les USA livrèrent leur première guerre de contre-insurrection du XXème siècle contre la rébellion menée par Emilio Aguinaldo, sous le prétexte —selon le président William McKinley— d"éduquer, d’élever et de christianiser les Philippins". (Timothy K. Deady, Parameters. Spring, 2005). De même, dans la guerre de contre-insurrection des USA au Nicaragua, contre le général Augusto C. Sandino - lequel dérouta à maintes reprises les marines usaméricains - les Yankees employèrent la tactique de mettre face à face "natifs contre natifs", en créant une Garde Nationale dirigée par Anastasio Somoza García, qui finit par assassiner Sandino en 1934.

Une autre des idées-forces du Manuel, est établie sur le constat que face à l’écrasante supériorité militaire conventionnelle des USA, leurs ennemis n’ont d’autre ressources que de lutter au moyen d’une guerre non conventionnelle "en mélangeant technologie moderne, anciennes techniques d’insurrection et terrorisme…". Dans la contre-Insurrection, celui qui apprend et s’adapte plus rapidement - celui qui possède la meilleure organisation pour apprendre - est généralement le gagnant. Les contre-insurrections ont été appelées acquisition de compétences par apprentissage. C’est pourquoi cette publication indique que "apprendre et s’adapter" est un impératif de la contre-insurrection moderne pour les forces US".

Á partir de cette prémisse, le Manuel conclue "Ironiquement, la nature de la contre-insurrection présente des défis aux systèmes traditionnels de leçons-apprentissage ; de nombreux aspects non militaires de la contre-insurrection ne portent pas en eux-mêmes un apprentissage tactique rapide…Effectuer les tâches non militaires de la contre-insurrection nécessite une connaissance dans des domaines divers et complexes. Celles-ci incluent la gouvernance, le développement économique, l’administration publique et la force de la loi. Les Commandants ayant une connaissance profonde de ces domaines, peuvent aider leur subordonnés à comprendre des climats hostiles et peu familiers et à s’adapter plus rapidement aux changements de situations".

Sont proposées des définitions de l’insurrection et de la contre-insurrection : " l’insurrection est une lutte politico-militaire organisée et imaginée pour affaiblir le contrôle et la légitimité d’un gouvernement établi, d’une force occupante ou autre autorité politique, à mesure qu’augmente le contrôle insurgé". Une autre définition de l’insurrection affirme que celle-ci est "typiquement une forme de guerre interne, qui survient en premier lieu à l’intérieur d’un État et non entre États et dans lequel se retrouvent un minimum d’ingrédients de guerre civile. La contre-insurrection consiste dans des actions militaires, paramilitaires, politiques, économiques, psychologiques et civiles, menées à terme par un gouvernement, afin de mettre en échec l’insurrection ".

Dans le cas de l’Irak, on observe que le "gouvernement établi" n’a pas de légitimité, ni de contrôle, dans la mesure où il s’agit d’une autorité subordonnée à la puissance occupante. De sorte que, devant son échec face à la résistance patriotique, les USA ont provoqué une guerre civile dans laquelle les sunnites s’affrontent aux chiites, au travers d’attentats terroristes perpétrés par leurs agences de renseignement, renforçant de facto l’indépendance des Kurdes et affaiblissant au maximum l’unité nationale. 

La grande "découverte" du Manuel est son vernis anthropologique : "La connaissance culturelle est essentielle pour entreprendre avec succès une contre- insurrection. Les idées américaines (sic) de ce qui est "normal" ou ""rationnel", ne sont pas universelles. Au contraire, les membres des autres sociétés ont fréquemment des notions différentes de la rationalité, de la conduite appropriée, des niveaux de pratique religieuse et des règles concernant les genres (sexuels)".

Le vrai processus d’acculturation des soldats usaméricains va au-delà des manuels, selon la parole d’un vétéran de la guerre d’Irak : "J’a été un assassin psychopathe parce qu’ils m’ont entraîné pour tuer : Je ne suis pas né avec cette mentalité. Ce fut le Corps d’Infanterie de Marine qui m’éduqua pour faire de moi un gangster des corps expéditionnaires usaméricains, un délinquant. Ils m’ont entraîné à exécuter aveuglément les ordres du Président des USA, pour lui rapporter à la maison ce qu’il demanderait, sans tenir compte d’aucune considération morale. J’étais un psychopathe parce qu’ils m’enseignèrent à tirer le premier et à poser des questions ensuite, comme le ferait un malade et non un soldat professionnel, qui doit affronter d’autres soldats. S’il fallait tuer des femmes et des enfants, nous le faisions. C’est en cela que nous n’étions pas des soldats, mais des mercenaires". (Jimmy Jimmy Massey : « J’étais un assassin psychopathe » , par Rosa Miriam Elizalde, Cubadebate). 

Le renseignement dans la contre-insurrection

Si dans n’importe quel conflit belliqueux le travail des services de renseignement est indispensable, dans la contre—insurrection, il est particulièrement vital, soulignent les militaires usaméricains. Pour cela, le chapitre clé du Manuel de contre-insurrection 3-24 traite précisément des caractéristiques du renseignement dans cette guerre asymétrique. Également, étant donné que les conflagrations livrées par les USA ont lieu dans des espaces culturellement étrangers, la découverte militaire réside dans la collaboration de scientifiques sociaux dans les campagnes impérialistes, contre les mouvements révolutionnaires de résistance nationale.

L’anthropologue contre-insurrectionnelle Montgomery Mcfate, l’explique de cette manière : "Dans un conflit entre adversaires symétriques, dans lequel les deux parties sont de force égale et utilisent une technologie similaire, comprendre la culture de l’adversaire ne représente que peu d’intérêt. La guerre froide, avec toute sa complexité, a mis face à face deux puissances d’origine européennes. Mais dans une opération de contre-insurrection contre un adversaire non occidental, la culture est importante.” (The US Army Professional Writiong Collection, March-April, 2005

Maintenant que les commandants et les stratèges militaires demandent à "approfondir les cultures, perceptions, valeurs, croyances et processus de prise de décisions des individus et des groupes," le Pentagone a intégré des équipes d’experts en économie, anthropologie, et science politique, lesquels jouent un rôle dans ce qui est techniquement appelé "Préparation de la Compréhension du Champ de Bataille" et qui consiste en un processus continu et systématique de l’analyse de la menace possible de l’ennemi et du milieu dans une région géographique spécifique. Les scientifiques sociaux ne sont qu’un instrument de la guerre, étant donné que seul le personnel militaire est habilité à prendre les décisions finales.

Le Manuel décrit le type d’information que ces singuliers mercenaires universitaires obtiennent : "Par exemple, des groupes tribaux et familiers en Irak et en Afghanistan traversent les frontières nationales des pays voisins. Les relations frontalières permettent aux insurgés de disposer d’un refuge sûr en dehors de leur pays et les aident au trafic inter-frontalier. L’aire d’intérêts peut être importante pour l’AO (aire opérationnelle).Très fréquemment celle-ci peut être influencée par plusieurs facteurs, tels que : réseaux familiaux, tribaux, ethniques, religieux et autres, qui vont bien au-delà de la zone d’ opérations ; les relations de communication et économiques vers d’autres régions, l’influence des moyens de communication sur la population locale, le public usaméricain et les associés multinationaux ; les appuis logistiques, financiers et moraux de l’ennemi."

Les anthropologues-militaires définissent - avec l’aide du plagiat déjà dénoncé - des concepts comme société, groupe ethnique, tribu, réseaux, institutions, rôles et statuts, structure et normes sociales, culture, identité, système de croyances, valeurs, attitudes et perceptions, langage, pouvoir et autorité, force coercitive, capital social, participation politique, entre autres. Tout cela, afin de connaître ce qui intéresse réellement les militaires : les insurgés, leurs objectifs et motivations, l’appui ou la tolérance de la population à leur égard, leurs forces et faiblesses, leurs formes d’organisation, leurs leaders et personnalités clés, leurs activités et relations politiques, leur liberté de mouvement, leurs soutiens logistiques et financiers, leur renseignement, les nouvelles recrues, l’armement et les capacités militaires, leur entraînement etc..

Avec une attention spéciale pour la structure organisationnelle des insurgés : s’il y a une hiérarchie ou non, si les membres sont spécialisés, si les leaders exercent un contrôle centralisé ou si des actions autonomes et des initiatives propres sont autorisées, si le mouvement opère indépendamment ou s’il a des relations avec d’autres réseaux et organisations, si les insurgés donnent plus de poids à une action politique ou à la violence.

Chaque dirigeant fait également l’objet d’une étude détaillée : son rôle dans l’organisation, ses activités connues et associées, son histoire personnelle et sa trajectoire, ses croyances, motivations et idéologie, son éducation et sa formation, son tempérament ("par exemple, soigneux, impulsif, réfléchi ou violent"), son importance dans l’organisation, sa popularité hors de celle-ci. Dans les sessions de torture en Irak et en Afghanistan, à Guantánamo et autres "recoins obscurs de la planète", ce sont sans doute certaines des questions posées aux détenus par les forces d’occupation US ; elles font aussi partie des matières que les mentors yankees enseignèrent aux forces armées mexicaines dans leurs cours de "combat contre le terrorisme", dénoncés par La Jornada.

De la même manière, stratégies et tactiques des rebelles méritent un soin particulier : actions de conspiration, militarisme, guérilla urbaine, guerre populaire, embuscades, incendies, bombes et explosifs, armes chimiques, biologiques, radiologiques ou armes nucléaires, manifestations, contre-espionnage des insurgés, exécutions de délateurs, séquestrations, prise d’otages, infiltration et subversion, propagande, attaques d’installations, sabotage, entre autres. Toutes les formes du renseignement sont analysées : humaine, opérations militaires, interrogatoires de détenus et de déserteurs, rapports d’affaires civiles, opérations psychologiques, officiers de l’armée et forces politiques du gouvernement fantoche, entrepreneurs, dénonciations téléphoniques anonymes, journalistes, universitaires etc.. On obtient aussi une information de renseignement de routine, par surveillance, au moyen de capteurs et de caméras, par reconnaissance spatiale, par analyse d’archives de titres de propriété ou financières, par le contenu des téléphones cellulaires et des ordinateurs.

Il serait erroné de surestimer les capacités et la portée de ce travail de renseignement des impérialistes usaméricains, comme il serait faux de penser qu’ils sont invincibles. Cependant, il est important que la communauté des anthropologues latino-américains et mondiaux se manifeste contre l’utilisation mercenaire de sa discipline.

Source : Contexto Latinoamericano, Número 7, México DF, janvier-mars 2008 et 

Article original remis pour publication en décembre 2007

Sur l’auteur

Regina Caillat-Grenier et Fausto Giudice sont membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est libre de reproduction, à condition d’en respecter l’intégrité et d’en mentionner l’auteur, la traductrice, le réviseur et la source.

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