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De nos identités métisses

Publie le lundi 17 novembre 2008 par Open-Publishing

de Philippe Corcuff

« - Je suis lesbienne, vous savez, dit-elle.

 Je ne suis pas sûr que vous sachiez ce que vous êtes, dis-je, et même si vous le savez, chérie, j’aime assez l’idée d’être amoureux d’une femme que je ne peux pas baiser. D’une certaine manière je trouve ça pur et simple. »

James Crumley, Les serpents de la frontière (Bodersnakes, 1996).

James Crumley, le grand auteur américain de romans noirs, et en particulier du déjanté Dernier baiser (1978) auquel a été consacré le Phil noir 8 , est mort le 17 septembre 2008 à l’âge de 68 ans (voir http://en.wikipedia.org/wiki/James_Crumley ). Á partir d’une écriture travaillée par le tragique, mais parsemée d’éclats utopiques, les livres de Crumley se sont souvent révélés stimulants tant pour la réflexion philosophique sur la condition humaine que pour l’analyse sociologique des rêves des années 1960-1970 affectés par le désenchantement et la récupération néocapitaliste.

C.W. Sughrue et Milo Milodragovitch, les deux principaux personnages de détectives privés de Crumley, se retrouvent pour la première et unique fois dans Les serpents de la frontière. C’est en s’adressant à Kate, une jeune femme croisée au cours de ses pérégrinations, que Sughrue s’interroge de manière abrupte sur l’identité sexuelle de cette dernière. L’interrogation crumleyenne résonne de mille questions sur nos identités individuelles et collectives.

« Lesbienne » ou métisse ?

« Je ne suis pas sûr que vous sachiez ce que vous êtes », lance donc Sughrue à Kate. On peut ainsi être tenté de figer son identité personnelle sur une partie des matériaux collectifs qui la constitue (comme « lesbienne », ou « noir », « basque », « femme », « ouvrier », « chômeur », « sans-papiers », « écologiste », « musulman », « juif », etc.). Certes, c’est une tentation compréhensible à partir du moment où cette part de notre identité est dévalorisée par rapport aux normes dominantes de la société dans laquelle on vit. Car, dans une série de cas, ces dimensions identitaires sont bien liées à des modes d’oppression structurants (de classe, de genre, de génération, colonial/postcolonial, homophobe, etc.), alors que d’autres peuvent être simplement imbriquées dans des relations de pouvoir plus fluides et réversibles (« fan de », « amant de », « praticienne de telle ou telle activité », etc.). Constituer ce qui est socialement dévalué dans des rapports de domination en source positive d’identification collective se présente alors comme une voie classique de la critique sociale : mouvement ouvrier, mouvement féministe, mouvement de la jeunesse, mouvement anticolonial, mouvement noir aux États-Unis, mouvement homosexuel, mouvement des chômeurs, mouvement des sans-papiers, etc. Faire de cette matrice collective émancipatrice une ressource afin de consolider sa propre dignité de personne, face aux discriminations et aux crachats, c’est légitime et même souvent nécessaire. Rien à redire, bien au contraire, à transformer de tels axes en objets principaux de mouvements sociaux, surtout quand les discriminations concernées ne sont pas suffisamment prises en compte par les mouvements déjà existants. On est cependant amenés à prendre quelques précautions.

Tout d’abord, cela ne suppose pas que l’on fasse de cet objet et de ce mouvement social (les femmes, les homosexuels, les sans-papiers, etc.) l’axe principal de toutes les luttes, leur « dernière instance », pour reprendre une catégorie que nombre de marxistes utilisent pour donner une place surplombante à la contradiction capital/travail (et donc au mouvement ouvrier). Sans considérer que toutes les contradictions sociales, et donc les combats qui leur sont associés, pèsent nécessairement du même poids a priori dans le cours des sociétés, on n’est pas obligé de suivre ces marxistes sur l’hypothèse qu’une seule contradiction, et donc qu’un seul type mouvement, aurait nécessairement un rôle central dans une logique d’émancipation. On peut d’ailleurs tout à fait s’engager principalement dans une forme de lutte, sans nécessairement en faire en soi la lutte principale.

La période récente est encourageante de ce point de vue. Car si la galaxie altermondialiste émergente est particulièrement attentive au poids actuel du cours néolibéral du capitalisme, elle s’efforce cependant de faire converger une pluralité de luttes à la fois contre la logique capitaliste et contre d’autres modalités d’oppression, sans écraser pour autant leurs spécificités et leur autonomie respectives. En ce sens, l’altermondialisme constitue un métissage dynamique de cadres culturels, d’expériences sociales, de traditions politiques, de formes de luttes, de références générationnelles, etc. Or, comme le note Alexis Nouss : « Dans le métissage, les composantes créent un nouvel ensemble, un nouvel être-ensemble, sans perdre leur identité, leur nature, leur histoire » (Plaidoyer pour un monde métis, Textuel, 2005).

Susceptibles d’aplatir les mouvements collectifs d’émancipation autour d’un axe principal, les logiques identitaires uniques risquent aussi d’écraser chaque individu sous le poids d’un corps de références exclusives et fixes. C’est ce que peut aussi pointer le « Je ne suis pas sûr que vous sachiez ce que vous êtes » de Sughrue. Or, sociologiquement, si chaque personne est fabriquée à partir d’expériences collectives (héritées, vécues et imaginées), ces expériences sont diversifiées et ouvertes sur un à-venir. Chaque subjectivité apparaît comme un processus unique et inachevé rassemblant des matériaux composites en mouvement. Chaque individualité, inscrite dans une pluralité de cercles sociaux (de classe, de genre, de génération, de « communautés » diverses, de pratiques, d’amitiés et d’adversaires, de goûts et de dégoûts, de désirs et de curiosités, etc.), se présente alors structurellement sous la matrice du métissage (et encore davantage dans les sociétés contemporaines fortement différenciées). Les identifications uniques nient pourtant cette singularité individuelle métissée. Car contre ce « métissage qui admet plusieurs appartenances pour le sujet », observe Nouss, les identitarismes revendiquent « une appartenance unique ». Dans la logique des conceptions « collectivistes » des mouvements sociaux, et à l’inverse des courants libertaires, les individualités n’ont guère de consistance pour eux.

Quelles émancipations ?

Face à des deux risques – d’hégémonie d’un seul axe sur les mouvements émancipateurs et de méconnaissance des matériaux composites mobiles propres à chaque individualité -, pourquoi ne pas affirmer comme valeurs émancipatrices en tant que telles : le pluralisme et l’autonomie au sein des mouvements émancipateurs et, à l’intérieur de ces mouvements, la place des singularités personnelles ? La galaxie altermondialiste, avec des hésitations, s’inscrit plutôt dans cette direction. Mais les gardiens des différents temples identitaires veillent, en même temps, au grain. On sera facilement accusé d’être un « traître » à la cause et/ou un « suppôt » de l’ordre dominant, si on avance de telles interrogations trop iconoclastes. Et les porte-parole des différentes causes se constituent un pouvoir symbolique propre et concurrentiel (il y a toujours trop de chefs dans les maisons des dieux religieux et laïcs !) dans la possibilité d’énoncer la ligne de démarcation entre « le pur » et « l’impur », « la loyauté » et « la trahison », « la lucidité » et « l’aliénation », etc.

De ce double point de vue - les mouvements émancipateurs et les individualités -, les accusations récurrentes de « communautarisme », dont l’espace médiatique français s’est empli, apparaissent ambivalentes. D’une part, elles se présentent comme une entourloupe : elles tendent à faire des références des classes supérieures et moyennes-blanches-masculines-hétérosexuelles-âgées françaises un « universel » intangible auquel les autres références présentes dans l’espace national devraient nécessairement « s’intégrer ». Bref, on aurait un « communautarisme » prenant indûment le visage de « l’universel » pour dénoncer les menaces d’autres « communautarismes ». Toutefois, d’autre part, la critique des « communautarismes » peut plus justement pointer les dangers de réduction des singularités individuelles à un seul type d’appartenance figé, devenant alors tyrannique dans sa prétention à l’exclusivité.

L’exemple du mouvement postcolonial en France

Le mouvement « postcolonial » balbutiant en France, rassemblant sous ce terme les luttes contre les discriminations systématiques dont sont victimes les populations issues des anciennes colonies et de l’immigration, apparaît particulièrement intéressant quant à ces problèmes. L’appel « Nous sommes les Indigènes de la République » de janvier 2005 ( http://www.indigenes-republique.fr/article.php3?id_article=6 ) et le Mouvement des Indigènes de la République (MIR), auquel il a donné naissance, ont particulièrement incarné cette perspective dans la dernière période. Posant des questions importantes, ils ont pourtant été immédiatement caricaturés, et même largement diabolisés, par les médias dominants, la droite, la gauche officielle et même l’extrême-gauche. Il faut dire que, depuis une vingtaine d’années, « la question des banlieues » et « les discriminations » (ethnicisantes) font l’objet de discours compassés, regorgeant de paternalisme d’inspiration coloniale, parmi les forces politiques existantes, sans pour autant devenir effectivement un des axes structurants de leurs orientations politiques. C’est pourquoi j’ai apporté mon microscopique soutien à la démarche novatrice des Indigènes de la République (« Lettre de soutien critique aux initiateurs de l’appel pour des assises de l’anticolonialisme post-colonial », 2 février 2005, http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article824 . Mais j’ai aussi été amené à exprimer amicalement des divergences quant à la difficile prise en compte par ce nouveau mouvement d’une diversité de formes de domination (voir mon texte « Le combat contre l’oppression postcoloniale et la lutte contre l’antisémitisme : en quoi les indigènes de la république ont-ils fait une erreur politique à propos du meurtre d’Ilan Halimi », 20 mars 2006, http://www.oumma.com/spip.php?article1972 , et la réponse de Sadri Khiari, « Réponse à Philippe Corcuff concernant le communiqué des Indigènes de la république sur le meurtre d’Ilan Halimi », 22 mars 2006, http://www.oumma.com/spip.php?article1976 .

Mon ami Sadri Khiari – avec qui j’ai jadis observé une courte grève de la faim à Tunis alors qu’il était un opposant altermondialiste à la dictature militaire de Ben Ali (voir http://hns.samizdat.net/article.php3?id_article=1804 – est devenu un des animateurs du MIR. Son livre Pour une politique de la racaille – Immigré-e-s, indigènes et jeunes des banlieues (Textuel, 2006) exprime bien la force et les hésitations de ce mouvement en construction. Une hétérodoxie questionnante qui met en cause radicalement nos évidences d’abord : « La fin des hiérarchisations de races, de culture ou d’origine, implique donc pour être effective de contester la construction nationale française, laquelle s’enracine singulièrement dans la colonisation et se prolonge dans le caractère postcolonial de la République ». D’où un axe stratégique convaincant : « construire une puissance politique autonome ».

Mais on perçoit aussi dans son livre une tension entre la reconnaissance d’une pluralité de dominations non hiérarchisées autour d’un axe unique (type contradiction capital/travail), et donc de mouvements sociaux divers, et la tentation de penser que, objectivement et subjectivement, collectivement et individuellement, l’oppression postcoloniale serait (quand même !) la plus importante. Il écrit ainsi à propos « des militantes et des militants issus de l’immigration les plus radicaux » : « ces populations se déterminent pour une part importante en fonction de l’oppression postcoloniale qui est leur quotidien à toutes ». Mais, à partir d’autres découpages de populations, d’autres oppressions (de classe, de genre, générationnelle, homophobie, etc.) ne fabriquent-elles pas aussi profondément leur quotidien, s’entrecroisent dans leur quotidien ? Les formulations se cherchent, innovent, retombent parfois dans les formes les plus usitées (ici le mode de construction dominant du mouvement ouvrier). Cela participe d’une histoire cahoteuse dont personne n’a les clés. Mais elles ne sont pas plus dans la boite à gants du chef prolétarien, que dans celle de la chef féministe ou du chef postcolonisé.

Et puis, toujours dans l’ouvrage de Sadri Khiari, les individualités apparaissent largement absentes. Ses critiques acerbes du thème du « métissage » laisseraient même supposer qu’elles n’auraient qu’à s’écraser devant l’axe collectif principal. Il écrit ainsi : « L’idéal du métissage ne peut être considéré comme la panacée du point de vue des postcolonisés ». Oui, mais « les postcolonisés » ne sont pas que des « postcolonisés ». Ils sont aussi des tas d’autres choses, au poids variable sur le cours de leurs vies respectives, ce qui en fait alors des être singuliers…métissés. Pourquoi alors opposer l’affirmation des « particularités » des postcolonisés et « le métissage » ? Á moins de considérer qu’il ne s’agit pas de « particularités », spécifiant donc aussi des personnes, mais d’une entité fixe caractérisant un groupe homogène, auquel les individus devraient se conformer ? « Avoir le droit d’être ce que l’on est », certes, comme l’affirme Sadri Khiari, mais est-ce que l’on est d’un seul bloc, dans une expérience unidimensionnelle du monde social ? Est-ce que l’on « est » complètement d’ailleurs, de manière figée, ou toujours ouvert sur d’autres possibles, de façon plus mouvante que le verbe « être » ne peut le laisser entendre ? On suivra certes Sadri Khiari s’il s’agit de pointer un risque de la ruse de la raison coloniale s’auto-illusionnant en métissage émancipateur : quand au nom d’une certaine vision aseptisée d’un métissage de marketing, on enjoint les postcolonisés d’effacer les traces de leur expérience de postcolonisés, afin de ne pas faire « tâche » dans un « bel » arc-en-ciel à la Benetton. Mais la question du métissage, dans son rapport aux singularités personnelles, va bien au-delà. Comme dans nombre de conceptions exclusivement « collectivistes » de l’émancipation (qui ont d’abord pesé sur l’histoire du mouvement ouvrier, à travers notamment des lectures « collectivistes » d’un auteur pourtant fortement sensible aux individualités : Marx), les individus sont encore une fois occultés et largement passés à la trappe des « intérêts supérieurs » d’un collectif opprimé.

Dans la critique postcoloniale émergente, des pistes ont toutefois été formulées afin de déplacer ces difficultés. Tout d’abord, arrêtons-nous du côté des mouvements émancipateurs. Après un bilan critique des luttes politiques de l’immigration en France (dont celles menées par le MIR), Abdellali Hajjat débouche sur des perspectives en pointillés : « stratégie d’invention » (et pas seulement d’« inversion » des catégories des dominants), laissant une place au « doute », et efforts pour « articuler dans leurs luttes les dimensions sociales, sexuées et raciales » (« Révolte des quartiers populaires, crise du militantisme et postcolonialisme », dans A. Boubeker et A. Hajjat, éds., Histoire politique des immigrations (post)coloniales – France, 1920-2008, Éditions Amsterdam, 2008). Mais on ne doit pas oublier, non plus, le plan de la singularité individuelle. Ici les analyses de Nacira Guénif-Souilamas et d’Éric Macé dans leur livre Les féministes et le garçon arabe (Éditions de l’Aube, 2004), appuyées sur la perspective d’un « mouvement culturel (post) féministe et postcolonial », sont suggestives. S’inspirant ainsi d’« un (post) féminisme "queer" qui lutte contre les discriminations au non d’une autonomie individuelle refusant toutes les assignations, y compris celles du "féminin" et du "masculin" », ils avancent : « la lutte contre les discriminations sexistes est inséparable de la lutte contre les discriminations racistes et les assignations "ethniques" à la différence ». Refuser à la fois les oppressions et les assignations identitaires uniques (dont les risques sont déjà perçus par le « Je ne suis pas sûr que vous sachiez ce que vous êtes » de Sughrue), dans un double combat pour une émancipation individuelle et collective ? Á suivre…

On doit noter que ces sentiers alternatifs diffèrent de la voie dite « post-raciale » formulée par le nouveau Président américain Barak Obama dans son discours de Philadelphie du 18 mars 2008 (repris dans Barack Obama, De la race en Amérique, Grasset, 2008). Certes le discours d’Obama propose la voie d’un double métissage, tant au niveau du collectif américain qu’au niveau des singularités individuelles qui le composent, incarné avec intensité dans le caractère culturellement composite de son propre parcours personnel. Cependant, il met en avant le consensus (« l’Union ») et le compromis, reléguant au second plan les oppressions et la conflictualité qui les exprime dans l’espace public.

Retour à Crumley

Le « Je ne suis pas sûr que vous sachiez ce que vous êtes » de Sughrue signale aussi une hésitation, un trouble, une perplexité, typiquement crumleyens, dans la définition d’une identité personnelle. Là encore le vocabulaire de « l’être » apparaît inadéquat à saisir cette composante de l’incertain.

Mais le questionnement crumleyen ne s’arrête pas là. Dans la deuxième partie de l’échange avec Kate, Sughrue ajoute un étrange « j’aime assez l’idée d’être amoureux d’une femme que je ne peux pas baiser ». Après avoir instillé le doute quant aux assignations identitaires figées, notre détective crumleyen dynamite le coït comme point de passage obligé de l’amour en régime post-soixante-huitard de liberté sexuelle. Crumley n’était pas un de ces gauchistes à dogmes uniques. Plutôt un gauchiste de la curiosité et de la pluralité, salivant par avance aux saveurs de l’inédit, un verre de whisky à la main…

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Pour un panorama de l’ensemble des "Phils noirs" :

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