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Plantu, Arafat et la caricature

Publie le jeudi 24 juin 2004 par Open-Publishing

Jusqu’où peut aller un dessin de presse au Proche-Orient ? Le dessinateur du "Monde" est allé poser la question au chef de l’Autorité palestinienne, puis à deux caricaturistes, la Palestinienne Omayya et l’Israélien Kichka.

Plantu s’est rendu en Israël et dans les territoires palestiniens du 19 au 24 mai. A Ramallah, il a pu rencontrer le chef de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat. Ce dernier, qui avait déjà reçu notre collaborateur en mai 1991, à Tunis, a, cette fois encore, commenté avec lui certains dessins sur le conflit israélo-palestinien.

Plantu a également interrogé deux caricaturistes réputés sur la façon dont ils traitent du Proche-Orient.

Plantu : en 1991, vous aviez fait un dessin qui représentait l’avenir de la palestine avec les israéliens, les chrétiens et les musulmans. est-ce que vous pensez qu’un jour ce logo, comme vous me l’aviez dit à l’époque, sera imprimé sur la monnaie du proche-orient ?

Yasser Arafat : C’est ce que nous croyons.

P. : Vous pensez qu’un jour il y aura une région dont le drapeau réunira et le drapeau israélien et le drapeau palestinien ?

 Yasser Arafat montre des insignes sur sa veste. L’un de ces insignes représente le drapeau israélien. -

P. : Il ne faut pas le cacher derrière le keffieh.

Y. A. : Il ne le cache pas, il le couvre.

P. : Oui, mais ce serait plus joli si c’était découvert

Y. A. : Ma façon de porter le keffieh représente la carte de la Palestine.

P. : Un dessin comme celui-ci qui montre Yasser Arafat essayant d’empêcher les actes terroristes du Hamas peut-il être publié dans la presse palestinienne ? Des dessins mettent-ils en cause des actes du Hamas ?

Y. A. : Il y a des choses pires que celle-ci qui peuvent passer dans les caricatures palestiniennes.

P. : Certains de ces dessins vous mettent-ils en cause ?

Y. A. : Jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’attaques au niveau de la caricature, ça ne s’est pas produit. Cela n’empêche pas que cela puisse se passer. Les atteintes contre le président passent plutôt dans les articles, pas forcément dans la caricature, mais ça pourrait arriver. Dans la presse, tout peut être dit.

 Yasser Arafat montre un document. -

Vous êtes peut-être au courant que les Britanniques aident à l’entraînement de la police palestinienne et des services de sécurité. C’est un rapport britannique qui mentionne dans les faits et en détail le nombre d’opérations-suicides évitées par l’Autorité. C’est un document des Britanniques, ce n’est pas un document qui sort de chez nous.

P. : C’est-à-dire qu’un dessin montrant Arafat essayant d’arrêter les terroristes du Hamas, c’est quelque chose qui existe ? On peut dire que l’Autorité et Yasser Arafat essaient d’empêcher des actes du Hamas ?

Y. A. : Je voudrais vous montrer quelque chose de plus significatif que ce dessin : c’est la partie de mon discours au sommet arabe que nous avons transmis par satellite ce matin au sommet arabe de Tunis : "Nous assurons, devant vous et devant le monde entier, notre refus permanent et total de porter atteinte aux civils, qu’ils soient palestiniens ou israéliens, parce que cela est en contradiction avec nos principes humanitaires et notre croyance religieuse qui rejette le terrorisme."

P. : Vous pourriez, sur ce dessin, avec le feutre, rayer vous-même les actes terroristes du Hamas ?

Y. A. : En tant qu’être humain je ne peux pas, dans mes principes d’être humain, éliminer un autre être humain.

P. : Il ne s’agit pas d’éliminer, il s’agit de dire : "Vous arrêtez les actes terroristes contre les civils israéliens."

Y. A. : Je l’ai dit devant le monde entier aujourd’hui, et ça a été diffusé par toutes les télévisions du monde en direct. Je l’ai dit et assuré.

P. : Ça aurait été plus fort en dessin.

 Plantu montre le dessin de la spirale du Proche-Orient. -

Celui-ci montre comment les Israéliens poussent les Palestiniens à des actes désespérés de terrorisme et s’enferment dans une spirale infernale. Heureusement, cette colombe les aidera peut-être à en sortir...

Y. A. : Souvenez-vous du mur de Berlin, n’est-il pas tombé ? Le monde entier n’a-t-il pas fait tomber le mur ?

P. : C’est peut-être la colombe qui fera tomber le mur ?

Y. A. : Elle représente la volonté de détruire ce mur, une volonté de paix pour les Palestiniens autant que pour les Israéliens.

 Il montre maintenant une image. -

Y. A. : Cette photo représente les trois Rois mages qui suivent l’étoile, au moment de la Nativité. Et, maintenant, le mur qui sépare Bethléem de Jérusalem empêche symboliquement les trois Mages de suivre l’étoile. Ce dessin a été fait par des amis européens qui me l’ont envoyé pour Noël.

 Plantu montre le dessin de la poignée de main. -

P. : On voit, sur ce dessin de 1995, un corps qui n’existe pas, et pourtant vous lui tendez la main. Est-ce qu’un premier ministre israélien reviendra un jour pour vous tendre la main ?

Y. A. : Un premier ministre - Itzhak Rabin - m’a serré la main lorsque nous avons signé les accords d’Oslo - le 13 septembre 1993 -. Donc, rien n’est impossible. Déjà, en 1968-1969, Moshé Dayan m’avait envoyé des lettres par l’entremise d’une poétesse palestinienne.

P. : Vous êtes donc plein d’espoir. Cette colombe volera un jour au-dessus de la Palestine, des Palestiniens et des Israéliens ?

Y. A. : Bien sûr ! - Il parle en français. - "C’est la Terre sainte ; ce n’est pas la Terre sainte pour moi mais pour tout le monde." La preuve que ça va se passer est représentée par les manifestations qui ont eu lieu sur la place Rabin à Tel-Aviv. C’était une manifestation des Israéliens du Mouvement de la paix.

P. : Savez-vous que des dessinateurs israéliens sont prêts à vous critiquer, bien entendu, mais aussi à critiquer leur propre gouvernement, le gouvernement Sharon ?

Y. A. : Il y a des dessinateurs et des écrivains qui s’attaquent aux décisions du gouvernement israélien.

P. : Un journaliste palestinien peut-il avoir le même ton pour mettre en cause l’Autorité ?

Y. A. : Ouh !... C’est un flot incessant ! Nous avons une démocratie qui va au-delà des limites.

P. : Quand vous regardez les dessins des caricaturistes palestiniens, vous arrive-t-il de réagir et de leur dire : "Non, on n’a pas le droit de me caricaturer comme cela !" ?

Y. A. : Non. Ce n’est pas la question de me critiquer ou non. Ils critiquent les grands événements.

P. : Avez-vous le souvenir d’un dessin palestinien qui vous ait énervé ?

Y. A. : Non.

P. : Pouvez-vous signer celui-ci ?

 Yasser Arafat signe le dessin. -

P. : Merci. Et vous avez laissé de la place pour Sharon ?

Y. A. : Est-ce que vous pouvez faire signer Sharon sur ce dessin ?

P. : J’ai peu d’espoir.

Y. A. : Cela veut dire qu’il n’y a pas de partenaire israélien ? Moi qui étais le premier à signer la paix avec eux, à la Maison Blanche. Est-il normal que je sois enfermé depuis quarante-quatre mois ? Même la pompe à oxygène n’est pas suffisante pour une respiration normale. C’est malsain, je ne vois pas le soleil et lorsque je sors, juste sur le bord de l’escalier par lequel vous êtes arrivé, ils encerclent tout, ils sont dans les immeubles en hauteur, je ne peux même pas sortir.


Omayya, dessinatrice palestinienne

Omayya, 32 ans, dessine à Gaza pour les journaux Al Risala et Hayat al Jedida depuis 1999. Maman d’une petite fille, elle est veuve : son mari, proche du Hamas, a été tué en 2003 par les Israéliens.

Plantu : Quelle est la liberté dont vous disposez au sein de votre journal ?

Omayya : Je réfléchis à l’actualité et je transmets mon dessin par Internet à la rédaction. J’ai beaucoup de liberté étant donné que je travaille pour un journal considéré comme officiel, très proche de l’Autorité.

P. : Vous critiquez les Israéliens. Est-ce que vous pouvez aussi le faire vis-à-vis de l’Autorité palestinienne ?

O. : Dans ces dessins-ci, il n’y en a pas de critiques. En revanche -Omayya en montre un autre-, à la suite de celui-ci, mon jour-nal a été bombardé.

P. : Vous êtes persuadée que sa publication a incité les Israéliens à bombarder votre journal ?

O. : Il a fait du bruit, il a été diffusé sur deux chaînes israéliennes.

P. : Quand les Israéliens l’ont passé à l’écran, c’était pour dire qu’ils étaient choqués. C’était votre but ?

O. : En tant que Palestinienne, vivant et souffrant de l’occupation, il ne fait aucun doute que j’étais heureuse de les voir morts.

P. : Pensez-vous que ce genre de dessin incite à commettre d’autres attentats ?

O. : Dessiner, pour moi, est un moyen de lutter contre l’occupation ; mais, de toute façon, tout ce qu’on fait sera considéré comme de l’incitation, sachant que moi-même je suis pour les opérations-suicides tant que l’occupation demeure.

P. : Yasser Arafat dit exiger l’arrêt des opérations kamikazes qui tuent des civils israéliens. Comment faites-vous pour lui dire que vous n’êtes pas d’accord ?

O. : La parole d’Arafat n’est pas parole divine, il sait bien que tout le monde ne l’écoute pas. De toute façon, on sait que la société israélienne est une société militaire. Même s’ils sont habillés en civil, ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas militaires, car tout le monde fait le service militaire. Beaucoup de Palestiniens ont été tués par des colons habillés en civil.

Nous pouvons renvoyer le même argument. Pourquoi nos civils ne sont-ils pas traités différemment ?

P. : Vous êtes convaincue que vous ne pourrez jamais vivre à côté des Israéliens ?

O. : La raison est simple : comment accepter un étranger qui me chasse de chez moi, qui s’installe chez moi et qui, après, me demande que nous vivions ensemble ? Je n’ai pas de haine pour les juifs, j’ai de la haine pour les occupants.

Ce n’est pas une affaire de religion mais d’occupation ; il ne faut pas confondre. Ce n’est pas un processus national que je remets en question, mais simplement le fait que ce soit la terre des Palestiniens. La religion interdit de haïr, que ce soient les juifs ou les chrétiens.

P. : Elle interdit aussi de tuer des innocents...

O. : Œil pour œil, dent pour dent. Ce sont eux qui ont commencé.

P. : Voyez-vous malgré tout un espoir pour le Proche-Orient ?

O. : Pour moi, l’espoir c’est que la nation arabe se réveille, que les jeunes se révoltent, qu’ils ressentent les souffrances des Palestiniens. L’espoir viendra de la jeunesse arabe. Maintenant que j’ai perdu mon mari, c’est ma vie qui est détruite. Vous n’imaginez pas, à chaque fois que quelqu’un frappe à la porte ma petite fille dit : "Papa, papa !" Elle a perdu son père à jamais. Comment voulez-vous qu’après cela je crois en la paix ?


Michel Kichka, dessinateur israélien

Michel Kichka, né en Belgique en 1954, vit à Jérusalem depuis trente ans et réalise des dessins politiques qu’il commente en direct, le matin, sur la deuxième chaîne de télévision israélienne. Il a trois fils ; deux ont déjà servi comme officiers israéliens, le dernier est actuellement sous les drapeaux.

Plantu : Que pensez-vous des réponses d’Omayya ?

Michel Kichka : Je suis déçu par son extrémisme et par la virulence de sa haine. Moi qui considère les femmes comme plus sensées que les hommes en général, j’ai reçu ses réponses comme une claque dans la gueule.

P. : Existe-t-il dans la presse de votre pays des dessinateurs aussi "jusqu’au-boutistes" qu’Omayya ?

M. K. : Il y a quelques dessinateurs israéliens de droite, mais ils ne sont ni jusqu’au-boutistes, ni extrémistes. La majorité des dessinateurs ici sont de gauche.

P. : Critiquez-vous Ariel Sharon comme vous le souhaitez ? Dans quelles limites ?

M. K. : Je critique Sharon et sa politique à souhait. Arafat est une cible trop facile et je pourrais passer des années à ne dessiner que lui, à toutes les sauces. Je sens qu’il est de mon devoir de citoyen et de caricaturiste de critiquer mon propre gouvernement. L’autocritique est une nécessité pour un bon équilibre et l’autodérision est sa forme la plus élevée. Le peuple juif, de tout temps, a été doté d’une capacité d’autodérision qui lui a permis de surmonter les moments les plus terribles de son histoire.

P. : Les caricatures des dessinateurs palestiniens sont-elles reprises et commentées dans la presse israélienne ?

M. K. : Elles sont reprises de temps en temps et nous permettent de voir la façon dont nous sommes perçus par eux. Les dessins trop choquants ne sont pas repris car leur thématique visuelle, répétée comme une litanie, serait insoutenable par une partie du public israélien. Cette thématique comprend : Sharon aux mains ensanglantées, Sharon nageant dans une mare de sang, Sharon buvant du sang palestinien, Sharon en vampire, des soldats de Tsahal en brutes sanguinaires à nez crochu, etc. Quand on en a vu un, on les a tous vus. C’est dans la pire tradition des Protocoles des sages de Sion, très en vogue dans les pays arabes.

M. P. : Les dessins publiés au Proche-Orient sont-ils des facteurs de paix ou de violence ?

M. K. : Franchement, je ne pense pas que ce type de dessins aient autant de force. Par ailleurs, ils ne paraissent pas à la"une" des quotidiens en Israël, ce qui réduit fortement leur impact.

P. : Dessiner des colombes de la paix, ça vous plaît ou ça vous énerve ?

M. K. : Depuis l’Intifada, je les dessine plutôt mécontentes de ce qu’elles voient. Mais c’est un tel symbole, une telle icône, que ce serait une faute professionnelle de ne pas la dessiner.

P. : En tant qu’Israélien, vous n’avez pas le droit d’aller à Gaza. Pouvez-vous rencontrer des confrères palestiniens ?

M. K. : J’ai l’occasion d’être en contact avec certains d’entre eux, mais seulement lors de rencontres internationales de caricatures. Avant l’Intifada, je me suis rendu plusieurs fois à Ramallah. J’attends la fin de l’Intifada pour y retourner.

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3230,36-370262,0.html