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Réfugiés italiens en France, 1937-1940. La gauche non communiste en exil

Publie le vendredi 25 juin 2004 par Open-Publishing

de Valerio Evangelisti

Les photos des premiers fuoriusciti politiques italiens, échappés aux lois exceptionnelles de 1926, nous montrent des groupes de vieux messieurs à l’expression sérieuse et aux vêtements un peu élimés, engagés à garder vivants des brins de passé dans les arrière-boutiques des bistrots ou parmi les tables de café des boulevards parisiens. On devine que leur monde est petit. « Une fois par semaine », raconte Angelica Balabanoff, « l’exécutif du parti se réunissait dans un des cafés les plus économiques de Paris. Comme la plupart d’entre nous était au chômage, nous devions faire bien attention quand nous commandions à manger : parfois on devait choisir entre le petit déjeuner et le tarif du taxi (...). Une fois par mois, le dimanche après-midi, les membres ordinaires se réunissaient dans une pièce du même restaurant et lors de ces occasions les assemblées devenaient si bruyantes que le patron du local montait à l’étage pour voir ce qui était en train de se passer ».

Le sort de ces vieux subversifs, contraints au rôle pittoresque et humiliant
des révolutionnaires à bistrot et restés à la tête de partis qui pouvaient être
accueillis dans une seule pièce, est la démonstration la plus efficace de comment l’histoire du mouvement ouvrier est une ligne sans cesse brisée, hérissée de fractures, de rayures, d’obsolescences imprévues, de décès sans résurrection.
Au cours d’un procès long de quatre ans, mais qui a eu son épilogue en l’espace de quelques mois, les grands leaders du mouvement ouvrier italien non communiste - Turati, Treves, la Balabanoff, Borghi, Modigliani - ont assisté à la dissociation collective et rapide des partis de gauche de la masse toute entière de leurs ex adhérents.

Un phénomène que la brutalité systématique du fascisme à elle seule ne suffit pas à expliquer. Et ils se sont retrouvés en exil à la tête d’enveloppes vides que le prolétariat émigré demeurant dans les pampas argentines, les chantiers parisiens, les fermes de la vallée du Rhône, les bidonvilles new-yorkais, pourtant consistant, ne peut en aucune façon remplir. Et il ne le veut pas non plus, parce qu’il tend à s’intégrer dans ce qui lui apparaît chaque jour un peu plus comme une nouvelle patrie. En 1927, le PSI compte une paire de milliers d’adhérents, dont seulement 150 à 200 sont réellement actifs ; le Parti républicain a un peu plus de 600 adhérents, destinés bientôt à être réduits de moitié ; le Parti socialiste unitaire en a quelques centaines, tout comme l’Union anarchiste italienne ; les groupements mineurs - anarcho-syndicalistes, groupes communistes dissidents - encore moins. Et il ne s’agit pas de militants comme ceux de jadis. Pour nombre d’entre eux, le seul lien avec leur parti est représenté par la carte, par l’abonnement à une publication périodique et par des cotisations versées de temps à autre. Outre les réunions dominicales dans quelques cafés de la périphérie, dont on peut soupçonner le niveau, pas très élevé.

Les chiffres cités sont condamnés à une érosion progressive. En suivant l’évolution du PSI maximaliste qui, même après la scission mise à exécution par Pietro Nenni en 1930, reste, quelques années encore, un des groupements de fuoriusciti les plus consistants, nous trouvons qu’il compte de 1500 à 2000 associés en 1930, 684 en 1934, 600 en 1939. L’oscillation des chiffres fait comprendre qu’il s’agit d’une base on ne peut pas moins sûre, composée surtout par des sympathisants inspirés par des raisons affectives. Ce qui se passe d’ailleurs dans tous les autres partis. Il est inutile d’ajouter que, hormis les grandes agrégations de Paris, de Zurich et de Londres, la consistance numérique des organisations de gauche doit être subdivisée sur trois continents et une multitude de pays. Et que les adhérents restés en Italie ne sont que quelques dizaines, pleins de bonne volonté mais dépourvus de toute possibilité de communication continue avec les directions déplacées à l’étranger.

Les dirigeants des groupes antifascistes, pendant les premières années de leur émigration, ne semblent pas se rendre complètement compte de la réalité rapetissée avec laquelle ils doivent se confronter. On le déduit de trois éléments. Premièrement, la tendance à reproduire à l’étranger, à une échelle réduite, les mêmes formes d’organisation qu’ils avaient au pays, en recréant des fédérations territoriales dessinées jadis suivant les circonscriptions électorales italiennes et fondant des sections comprenant un nombre dérisoire d’associés. Deuxièmement, la tentation évidente de penser sa propre condition comme absolument provisoire, bien qu’aucune donnée réelle ne conforte une telle supposition. Une illusion qui fait en sorte que le premier antifascisme semble hanté par la préoccupation de préserver sa propre identité, pour la reproposer à l’Italie dans des temps meilleurs. En fait nous voyons, pendant les premières années d’exil, que les partis de gauche accentuent leurs traits caractéristiques contre tout risque de ternissure, dans une sorte de déformation hyperréaliste. Les républicains renouvellent leurs racines du Risorgimento et redonnent vie à la « Jeune Italie », les anarchistes adhèrent à des projets d’expédition armée qui rappellent la bande du Matese ou se consacrent aux attentats individuels, les socialistes maximalistes deviennent plus intransigeants que jamais et les socialistes unitaires soutiennent plus que jamais une approche graduelle. Tous, sans distinction, parlent et agissent comme si leur force était restée intacte et comme si la victoire était proche suite à un affaiblissement spontané de l’ennemi.

Le troisième élément consiste dans la stagnation des initiatives de lutte, qui se prolonge même après la création de la Concentration antifasciste (1927). Pendant les premières années de l’exil, l’action de la gauche est essentiellement limitée à l’activité d’assistance en faveur des réfugiés, à l’œuvre de sensibilisation de l’opinion publique des pays d’accueil et à la propagande par des conférences et des imprimés. Les destinataires de ces derniers sont surtout les émigrés. Ce n’est que de temps à autre qu’ils sont envoyés en Italie par des courriers ou expédiés dans des plis anonymes à des ex sympathisants, à de parfaits inconnus ou à des dignitaires fascistes - avec le résultat de compromettre les premiers, de terroriser les seconds et de pousser les troisièmes à redoubler de vigilance. Une telle passivité - interrompue seulement par la naissance de Justice et Liberté - trouve une explication dans la confiance, à laquelle on a déjà fait allusion, en une chute spontanée du régime fasciste, à laquelle aucune force ne semble se soustraire. Une confiance qui démontre que l’illusion optique des fuoriusciti est double : l’incapacité de saisir ses propres dimensions rapetissées est complémentaire à la sous évaluation des dimensions dilatées de l’adversaire.

Dans chaque parti antifasciste l’erreur de perception assume une phénoménologie différente. Les socialistes réformistes, dans un sursaut inattendu de marxisme déterministe, se montrent convaincus que le grand capital exerce sur le fascisme un contrôle absolu et qu’après l’avoir utilisé à ses propres fins de restauration, il est prêt à s’en débarrasser dès qu’il s’apercevra de son peu de fonctionnalité à ses propres fins de profit. En même temps, dans un sursaut prévisible d’antimarxisme interclassiste, les réformistes refusent d’identifier dans la classe ouvrière ou dans le prolétariat le sujet antagoniste destiné à assumer le pouvoir après la chute du régime. Mais comme il ne peuvent pas non plus l’identifier dans les vielles classes dominantes, il posent au centre du conflit un sujet immatériel à construire de toute pièces, qui n’est pas fait de personnes mais d’ « intérêts » pas plus précis que cela.

« La courbe descendante commence déjà », lit-on dans une motion du PSULI (Parti Socialiste Unitaire des Travailleurs Italiens) de décembre 1927. « L’oligarchie, soustraite au libre contrôle démocratique de tous les intérêts historiquement vitaux, les trahit et les opprime tous en les poussant à la rébellion. Les libertés démocratiques réapparaissent comme la prémisse et la garantie de la défense des intérêts singuliers, de ceux qui disparaissent aussi bien que de ceux qui vont dominer. Et à l’isolement dictatorial du régime, répond désormais une recherche croissante d’ententes pour conquérir enfin au bénéfice des gens italiques un pacte de cohabitation politique qui, dans la civilisation restaurée de la lutte des classes, assure le progrès humain des individus et l’ascension sociale des masses.

Bien que vraiment très confus, ce passage laisse deviner que le but des réformistes est un retour au système politique préfasciste, dans le cadre duquel les classes subalternes puissent reprendre leur montée graduelle vers l’émancipation. C’est pourquoi le choix des moyens d’action ne se pose même pas, parce qu’il suivra le cas échéant la chute du fascisme, mis de côté par ses patrons comme une marionnette cassée. Entre temps il est bon de ne pas troubler les classes privilégiées (les « intérêts qui disparaissent »), par exemple en évitant d’attaquer directement la monarchie, et d’allier l’antifascisme au vaste domaine des forces anxieuses de se libérer du régime après avoir contribué à son édification. Une prise de position qui soulève une vaste indignation parmi les fuoriusciti, qui deux ans durant cantonne les réformistes, même s’ils sont dominants dans la Concentration antifasciste, dans une posture moralement isolée. Complètement différente est l’illusion optique des révolutionnaires (anarchistes et maximalistes), qui sous-estiment pourtant les capacités de consolidation du régime au moins autant que les courants qui prônent une approche graduelle. Pour eux aussi le fascisme va s’écrouler, mais cela ne se produira pas motu proprio ni sur l’initiative du capital. Les facteurs objectifs de crise économique et morale provoquent l’affaiblissement et non pas la mort. Celle-ci viendra, au contraire, du mouvement semi spontané des forces prolétaires, que la crise aura réveillées d’une léthargie momentanée.

« Au milieu d’un calme apparent », affirme un manifeste de l’Union anarchiste italienne de 1926, reproposé sans changer un iota en 1934, « malgré le faux consensus, nous voyons le mécontentement qui déferle, nous entendons des frémissements réprimés qui annoncent la tempête. L’heure de la rescousse approche. La force des dominateurs actuels est une force apparente. Le régime est trop contraire aux sentiments réels de la population, trop en contraste avec l’esprit des temps, trop miné en son sein par la corruption pour pouvoir durer. Il s’écroulerait à la première secousse énergique. Il faut se préparer et se tenir prêts à profiter de la première occasion favorable, ou à la provoquer ». Avec quelques petites corrections ou déplacement d’accents, des passages semblables à celui-ci sont repérables dans toutes les publications des révolutionnaires fuoriusciti étrangers à la méthodologie léniniste. Certes, il n’est pas du tout sûr que les auteurs de tant de manifestes rugissants croient vraiment à ce qu’ils écrivent. C’est-à-dire qu’ils soient réellement convaincus de l’existence de mécontentements diffus et si aigus au point de déboucher dans une insurrection spontanée contre le fascisme. On le sait, la propagande se livre souvent aux stéréotypes. Mais, justement parce qu’il s’agit de propagande, elle devrait avoir un interlocuteur. Et c’est ici que se manifeste la perception altérée des révolutionnaires. Leur interlocuteur est un ectoplasme, un pur produit de l’imagination. Un prolétariat toujours prêt à l’action, fidèle à son parti même quand celui-ci n’existe plus, qui frémit dans la cage où il a été contraint. Un prolétariat inexistant, et donc résolument muet.

Anarchistes et maximalistes semblent donc les victimes d’une des erreurs les plus mortelles qu’un révolutionnaire puisse commettre. Présupposer une masse ouvrière qui lutte, rugit, avance, pousse sans cesse, guidée par une volonté et par une mémoire illimitées. Une illusion qui, en plus de paralyser l’action, enveloppe le subversif dans un filet de lieux communs, en ne lui permettant ni de survivre au reflux, ni d’interpréter en termes constructifs les raisons de la défaite. Cette dernière forme d’occlusion visuelle, commune seulement en partie aux réformistes, trouve son _expression la plus limpide dans ces lignes de la Balabanoff : « En Italie, le fascisme en tant qu’idée ne triompha jamais. Il n’y eut qu’une victoire de l’huile de ricin, du poignard, de la bombe.. La foi des travailleurs dans le socialisme et leur haine pour le fascisme restèrent intactes ». C’est une vision non seulement simpliste - à laquelle même la Balabanoff, dans d’autres interventions, démontre ne pas croire complètement - mais aussi dépourvue de débouchées. En fait, si l’affirmation du fascisme n’a été qu’une question de rapports de force, seule une force déployée peut renverser le régime. Mais si le mouvement ouvrier ne possédait pas des capacités de choc et de réaction suffisantes au plus haut de son développement, on ne voit pas comment il pourrait accumuler tant d’énergie alors qu’ils se trouve démembré dans des formations minuscules sans poids ni consensus. D’où l’espoir en un mouvement spontané qui résout la contradiction et la confiance - affichée plutôt que sentie - en une classe ouvrière restée vivante sous les cendres de ses organisations.

En cultivant des positions de ce genre, la gauche révolutionnaire non léniniste démontre ne pas saisir du tout deux éléments fondamentaux de la restauration en cours. Le premier est que la contre-révolution fasciste a usé, outre l’arme prévue de la violence, celle plus subtile de la culture. C’est à dire qu’elle n’a pas seulement gagné en réprimant ses adversaires mais aussi en défendant une série de valeurs, de comportements, de façons d’être et de penser, globalement alternatifs à ceux de la gauche, organiques et solidement ancrés aux caractéristiques structurelles de cette période. Qu’il s’agisse d’une culture rétrograde et peu originale, cela ne fait aucun doute ; toutefois le fascisme est arrivé à faire identifier en elle le « nouveau » en contaminant largement les jeunes générations. Les choses allant ainsi, chaque année passée dans un silence forcé signifie, pour la gauche, un lien culturel de plus en plus faible avec la réalité de son propre pays et une probabilité de plus en plus petite de mouvements spontanés inspirés par des idéaux qui progressivement disparaissent de la mémoire collective. Le deuxième élément est que le régime est en train de travailler activement au démantèlement des bases structurelles mêmes du mouvement ouvrier. En ce sens, l’opération fondamentale est la transformation, déjà engagée, des journaliers - auxquels se réfèrent traditionnellement les socialistes - en petits et très petits propriétaires. Mais le nouveau poids accordé au tertiaire bureaucratique va aussi dans le même sens, de même que l’introduction intensifiée du travail à la chaîne dans la grande industrie du Nord. Ce sont les mêmes sujets sociaux sur lesquels la gauche, dans un long parcours historique, a modelé ses programmes qui sont désagrégés, en soustrayant sens et résonance aux slogans traditionnels.

Une situation d’impuissance semblable frappe les courants révolutionnaires beaucoup plus durement que les réformistes. En effet les partisans de l’approche graduelle - qui n’interprètent pas la victoire fasciste comme une question de simple violence mais plutôt comme conséquence des conditions économiques, politiques et surtout morales de l’après-guerre - en renonçant à user la force restent cohérents avec eux-mêmes. Pour les révolutionnaires, au contraire, inaction signifie renoncer à une stratégie et perdre leur propre identité, confiés à des paroles et à des slogans d’autant plus vides qu’ils sont plus retentissants. On a montré comment les anarchistes ne se résignent pas complètement à l’inactivité et gardent en vie tant qu’ils le peuvent leur image par les attentats individuels, même s’ils sont sans efficacité comme tous les gestes dépourvus de sens de classe. Il n’en est pas ainsi pour les maximalistes, condamnés à parler de violence sans la pratiquer. A cela s’opposent trois handicaps fondamentaux, qui surgissent de l’histoire même des mouvements révolutionnaires italiens. Le premier est l’absence, révélée par de nombreux auteurs, d’une tradition de lutte clandestine dans le passé du Parti socialiste. Même quand, entre 1919 et 1922, les socialistes de quelques localités accèdent à la formation de corps armés (Gardes rouges, milices municipales etc..), ceux-ci assument pour la plupart un caractère de service d’ordre, et il ne renoncent aucunement à agir au grand jour. En cela les maximalistes sont handicapés vis-à-vis des républicains, dans la mémoire desquels vivent les conspirations du Risorgimento et l’activité des sociétés sécrètes. Le socialisme italien, au contraire, est né en renonçant, avec Andrea Costa, à toute hypothèse d’action conspirative, et il n’est pas facile pour lui d’inverser un choix si profondément inscrit dans son code génétique.

Le deuxième handicap est représenté par un frein de nature, pour ainsi dire, éthique. Parmi les raisons qui ont empêché la gauche révolutionnaire préfasciste de résister à l’offensive des chemises noires il n’y a pas tellement l’impossibilité psychologique d’exercer la violence (une bonne partie de son histoire en est tissée), mais plutôt celle de conduire un tel exercice jusqu’aux limites extrêmes. Et cela parce que la Weltanschauung cultivée par les militants socialistes, même dans les années cruelles de l’après-guerre, ne prévoit ni le cynisme ni le déchaînement d’instincts homicides, mais elle est au contraire imbibée de thèmes solidaristes, de pulsions fraternelles, de mobiles d’un haut contenu moral. Des éléments qui, même dans l’usage de la force, rendent la gauche encline à des attitudes presque exclusivement défensives et donc - comme le notera Emilio Lussu dans sa Théorie de l’insurrection, en se référant au socialisme autrichien - impuissante face à une violence systématique, libérée de tout frein de conscience. Cela interdit aux révolutionnaires en exil l’adoption de ce peu de formes de lutte violente permises dans une condition d’infériorité absolue, parce qu’elles sont tout à fait étrangères à leur façon d’entendre l’action révolutionnaire.

Le troisième handicap réside dans la difficulté à envisager des modalités de lutte qui prévoient l’initiative d’une élite de combattants résolus. En se sentant porteurs de la volonté d’une classe, les maximalistes n’envisagent d’agir qu’avec cette classe, très cohérents en cela avec leur propre idéologie. Ce n’est pas un hasard si ce qu’ils reprochent le plus souvent aux bolcheviks, surtout après 1923, est de s’être superposés au prolétariat, en le tyrannisant au lieu d’en interpréter les besoins. La fonction d’avant-garde qu’ils conçoivent est celle d’avant-garde interne. Et il est plus facile pour les communistes, qui prévoient la notion d’avant-garde externe, que pour les socialistes, qui ne la prévoient pas, de gérer un parti minuscule comme s’il était un parti de masse. Les socialistes ne peuvent pas bouger si le prolétariat ne bouge pas - une attitude qui les condamne à ne jamais anticiper un mouvement, mais à en suivre les évolutions et les involutions.

Avec la naissance de Justice et Liberté, en 1929, ce dernier préjugé est le premier à être mis en discussion. Dans l’élaboration de Carlo Rosselli, mais surtout d’Emilio Lussu, c’est l’élite qui a le rôle d’agent révolutionnaire, même si c’est le peuple - en entendant par cette _expression le prolétariat et les classes moyennes - le protagoniste ultime de l’insurrection. « Sans les armées régulières », écrit Lussu en 1932, « aujourd’hui, les guerres seraient une mascarade. De même , sans une minorité insurrectionnelle, avant-garde audacieuse et organisée, les insurrections seraient des châteaux de cartes ». Et déjà en 1930, quand Justice et Liberté est à ses débuts, il élabore un plan basé, selon le rapport d’un espion repéré par Manlio Brigaglia, sur l’action de groupes d’une dizaine d’hommes « résolus et voués à la mort, qui à un certain signal, en même temps, tuent dans toutes les villes les représentants du Régime, dans le gouvernement ainsi que dans le parti, en créant ainsi une panique générale, qui doit permettre l’impossibilité immédiate de donner des ordres, mais faciliter un mouvement populaire soudain qui puisse flamber avant que les forces armées du Régime puissent être employées ». Il paraît, d’après quelques témoignages, que les conceptions de Carlo Rosselli sur l’élite armée étaient différentes de celles de Lussu et qu’elles étaient plus proches de celles d’intonation conspirative, qui remontaient au Risorgimento, chères aux républicains. En fait, dans l’une comme dans l’autre variante, la théorie insurrectionnelle adoptée par GL (Justice et Liberté) - et beaucoup plus tard systématisée par Lussu dans l’étude citée, mais qui doit être considérée comme son propre ouvrage, plutôt que patrimoine du mouvement tout entier - présente trois caractéristiques saillantes.

La première est celle de prévoir cette fonction d’avant-garde révolutionnaire externe que les socialistes, comme on l’a vu, sont rétifs à accepter. Mais une telle fonction diffère de celle prévue par les communistes, qui dérive directement de la théorie et de la pratique bolcheviks. L’avant-garde externe de matrice léniniste nécessite une légitimation de classe, qui lui vient du fait d’être en contact avec les couches les plus évoluées du prolétariat - c’est-à-dire de celles qui manifestent le mieux et savent exprimer la volonté collective de tous les secteurs des masses subalternes. Il y a donc un lien direct, qui doit être sans cesse vérifié et consolidé, entre avant-garde et masses, déterminé par une série de délégations et de représentations « en cascade ». Au contraire, la minorité active soutenue (et en partie formée) par les membre de GL n’a pas besoin de liens et d’investitures. Et cela pas tellement à cause du bien connu « interclassisme circonscrit » de GL, mais plutôt parce que la fonction de l’élite n’est pas celle d’interpréter, mais celle de réveiller.

« L’objectif immédiat », écrit Aldo Garosci, « consistait dans la rupture de la contagion de la peur, dans le rappel à la lutte d’une opposition pulvérisée, dans la création d’une conscience et d’une volonté révolutionnaires dans une minorité audacieuse capable, avec le temps, d’entraîner les masses ». On remarque bien la distance du marxisme dans toutes ses versions, dont aucune ne prévoit un rôle des révolutionnaires accompli en soi, même quand on assume des fonctions pédagogiques vis-à-vis du prolétariat. Mais ce qui creuse un véritable abîme entre les différentes conceptions révolutionnaires est la deuxième caractéristique de GL, concernant les façons et les fins de son agir. Les minorités actives de GL doivent essentiellement stimuler, provoquer, donner l’exemple. C’est pourquoi les actions qu’ils entreprennent (du vol de Bassanesi, aux explosions projetées dans les Intendances des Finances, aux attentats démonstratifs contre les consulats) n’ont pas une nature de lutte armée (comme ils le prétendent) mais plutôt de propagande armée. Ou, encore mieux, de gestes exemplaires dont l’objectif n’est pas de frapper l’adversaire (dont les dommages sont dérisoires), mais plutôt de démontrer qu’il y a quelqu’un à même de le faire.

Aucune parenté, en cela, avec l’action des bolcheviks, avec la Commune de Paris ou avec un autre moment quelconque de l’histoire du mouvement ouvrier - sauf peut-être l’auto immolation des socialistes de James Connolly dans l’insurrection de Dublin de 1916, d’une valeur surtout démonstrative. Beaucoup en commun, au contraire, avec l’épisode de Fiume et, plus en général, avec le dannunzianisme. C’est un témoignage de comment le mouvement GL se différencie d’une manière si voyante de l’antifascisme avec des racines préfascistes parce qu’ il participe de la culture qui s’est répandue en Italie après la première guerre mondiale. Une culture sûrement étrangère à un Treves ou à une Balabanoff, mais qui est au contraire très visible dans le « militarisme » de Lussu et, en général, dans l’arditismo inavoué et dans le culte pour l’action qui envahit le nouveau mouvement. La troisième caractéristique - la moins voyante de toutes - est le « spontanéisme » cultivé par Justice et Liberté. Spontanéisme qui ne concerne pas les tâches de l’avant-garde - qui, au contraire, doit avoir une structure de fer - mais plutôt l’ « après », le moment de l’insurrection. L’étincelle allumée par l’élite révolutionnaire doit provoquer l’incendie insurrectionnel, comme l’on a déjà vu ; mais on ne peut certainement pas le provoquer s’il ne trouve pas un terrain prédisposé. C’est-à-dire une masse dans laquelle règne latente une impulsion de révolte, qu’il s’agit simplement de libérer et de diriger. Ici, comme on le voit, la pensée de GL coïncide à nouveau avec celle des maximalistes et de la plupart des formations antifascistes. Mais c’est l’unique point de ressemblance. Parce que tandis que tous les partis jugent le fascisme faible, GL l’estime fort et entend l’affronter par la force ; tandis que tous les partis se comportent comme des partis de masse même s’ils ne le sont plus, GL agit en organisation d’avant-garde et ne prétend pas être quelque chose de différent. On le déduit de la liste intelligente de choses à éviter que Rosselli dresse pour que les autres groupes l’utilisent : « Présenter le fascisme comme en passe de tomber d’un instant à l’autre ; exagérer l’importance des mouvements existants ; se servir d’un ton retentissant, menaçant ; (...) développer les réquisitoires sur des raisons généralement sentimentales ou sur les violences du passé... ».

On pourrait se demander, à ce point, comment Justice et Liberté arrive en 1931 à devenir le « bras armé » des autres partis, et spécialement du Parti socialiste, dont il représente presque une antithèse. Le fait est que GL ne s’allie pas au Parti socialiste italien maximaliste, héritier direct - même si en petit format - de la tradition socialiste révolutionnaire préfasciste. Avec ce dernier, malgré une courte vie en commun dans la Concentration antifasciste (interrompue en 1930), existe une incompatibilité absolue, sauf sur un point que nous verrons à la fin. Non : GL s’allie avec un nouveau Parti socialiste qui reprendle nom du vieux, mais qui n’a plus rien en commun avec lui. Tandis qu’il a sûrement quelque chose en commun avec GL : la date de naissance, sauf un écart de quelques mois. Si on regarde vers le passé du mouvement ouvrier à travers des lentilles embuées par l’exigence de découvrir une continuité légitimatrice, on verra une autoroute longue et ample. Si, au contraire, on n’obéit pas à des sollicitations de ce genre, on apercevra un sentier interrompu sans cesse par des obstacles, carrefours et écarts, dont partent des chemins minuscules qui faisaient partie jusqu’à la minute précédente de la grande rue. En relation avec l’histoire du mouvement socialiste, on remarquera donc que le socialisme d’Andrea Costa n’a rien à voir avec celui de Turati, de même que ce dernier a peu en commun avec le PSI redessiné par le congrès de Bologne de 1919 ou par les congrès suivants .. Et ainsi de suite. A chaque époque, dans la gauche, peu de forces peuvent affirmer venir de loin, quel que soit leur but.

Le Parti socialiste de Nenni et de Saragat, même en accueillant quelques personnages historiques du socialisme réformiste et même en se déclarant continuateur du PSI traditionnel, est un exemple classique de bifurcation de l’histoire. Le vieil arbre dont il s’est détaché - le PSI maximaliste - voit à ses sommets, surtout après la scission, une large majorité d’éléments d’extraction populaire. Il s’agit pour la plupart de cadres intermédiaires, d’ex chefs des ligues, d’agitateurs, de secrétaires de section projetés au niveau du commandement par l’exigence de colmater les vides provoques par la diaspora. Ouvriers et artisans de métier au pays comme en exil,ils sont des autodidactes aux capacités intellectuelles et de direction limitées. Il ont seulement, outre une magnifique intégrité personnelle, une fidélité aux principes de ce qu’ils appellent « le vrai socialisme » qui frôle la ferveur religieuse. Dans le PSI rénové les dirigeants d’une extraction analogue sont rares (l’exemple le plus illustre est Filippo Amedeo). Parmi les exilés - avec Saragat, Faravelli, Tasca, etc. - comme dans le Centre Socialiste Intérieur fondé en Italie (Morandi, Luzzatto, Basso, etc.), l’élément social majoritaire est le même que celui chez lequel recrute GL. Des jeunes de la petite et moyenne bourgeoisie, des avocats, des médecins, des étudiants. Nombreux, très nombreux sont ceux qui ont milité au début en GL, et gardé une aversion profonde pour les erreurs passées du mouvement ouvrier, unie au désir de tenter une refondation. « On ne pouvait essayer qu’avec des jeunes », rappelle Lelio Basso, « avec la génération qui s’était engagée dans la politique pendant les années incandescentes de l’après-guerre et ne traînait pas derrière de vieux clichés ».

En fait, outre l’âge du parti, le deuxième élément en commun avec GL est l’âge des leaders, bien que dans le PSI de Nenni soient encore présentes quelques-unes de ce que Lussu définit « les vieilles barbes ». Nenni lui-même, au moment de la scission des maximalistes, n’a pas encore atteint la quarantaine, et sa trajectoire tout à fait excentrique à l’intérieur du parti (où il milite d’ailleurs depuis peu d’années) trace un lien entre sa condition et celle des camarades moins expérimentés. En négligeant les vicissitudes du Centre Intérieur, qui dépassent les limites de cette étude, on peut dire que les ressemblances listées entre GL et nouveau PSI - composition sociale, âge du parti et âge des dirigeants - en déterminent un troisième, cette fois moins épidermique. De 1930 à 1933, le PSI rené démontre une dose remarquable d’empirisme idéologique, qui se traduit en des prises de position changeantes et en des mots d’ordre aux nombreuses significations. Plusieurs chercheurs ont travaillé avec zèle pour distiller une ligne pratique et théorique cohérente et intelligible des textes et des résolutions rédigés par les socialistes exilés dans ces années, avec des résultats très brillants. Mais le fait même qu’en tirer un sens ait demandé des opérations de genre exégétique, et parfois clairement fatigantes, révèle que les positions des exilés ne sont pas toujours facilement interprétables à la seule lumière de leurs écrits. Et cela, je pense, non parce qu’il s’agit de positions confuses, mais parce qu’elles reflètent une politique et une idéologie en devenir. Exactement comme la politique et l’idéologie de GL, même si elles sont dirigées vers d’autres buts.

En reconstruisant un parti ex novo, les socialistes fuoriusciti de la deuxième génération en reconstruisent ex novo aussi les traits idéologiques. Les points fermes sont peu. Parmi ceux-ci on a listé « l’acquis des valeurs de la démocratie en tant que patrimoine inaliénable de la classe ouvrière ». D’accord. Mais la notion de « démocratie » (qui exprime bien peu déjà en elle-même) assume des contenus différents et contrastants selon les moments et les auteurs, et parfois chez un même auteur. Il n’est pas non plus toujours facile de comprendre s’il s’agit de démocratie représentative (comme certainement chez Saragat et les socialistes en provenance du vieux PSULI) ou de démocratie directe, comme le renvoi fréquent à Marx et à la Guerre civile en France peut parfois le faire penser. Ou encore d’interprétation littérale du terme : pouvoir du demos, des couches inférieures du peuple. Et si ce n’est pas le cas, on ne comprend pas pourquoi le PSI ressent le besoin d’adjectiver le vocable, en créant des expressions comme « démocratie socialiste » en se référant au système politique à édifier, qui sans précisions résultent quelque peu fumeuses. A l’opposé, il n’est pas rare que justement les précisions alimentent l’équivoque : « Le prolétariat », écrit Saragat en 1933, « doit être démocratique pour des raisons exactement opposées à celles énumérées dans les théories du démocratisme de manière. Il ne s’agit pas de se cacher derrière le suffrage universel pour éluder les chocs violents de l’histoire, mais il s’agit au contraire d’être les défenseurs du suffrage universel pour pouvoir faire « masse » au moment du choc ».

Le style est brillant, mais on ne peut pas dire que la notion de démocratie émerge spécialement claire de ces mots - d’autant plus que l’article s’achève par une apologie de la révolution violente, considérée inévitable. Cependant, en général, Saragat considère le système démocratique comme l’humus où peut fermenter la lutte des classes et mûrir la conscience du prolétariat, qui accumule ainsi des forces pour le passage au socialisme. Une conception qui ne diffère pas de celle soutenue par le PSULI, sauf qu’on y ajoute la révolution qui conclut le procès. Beaucoup moins clair est ce qu’entend Nenni par « démocratie », pour ne pas parler des autres leaders en exil. Le fait est que, comme je le montrais, la « deuxième génération » socialiste se trouve à manier des concepts inédits pour le mouvement ouvrier, et elle les formule et les reformule pour en tirer un programme cohérent qui mette le parti à l’abri des luttes de fraction. Mais tant d’hésitations, tant de théorisations approximatives, tant de concepts empruntés à telle ou telle doctrine, finissent par priver la composante la plus forte et, jusqu’à ce moment, historiquement la plus importante du mouvement ouvrier italien - le mouvement socialiste - d’une identité idéologique autonome qui lui soit propre. En quelque façon on peut penser que cela représente le suicide définitif, l’auto immolation suprême de la gauche non communiste en exil. Sa propre base de masse perdue, le mouvement socialiste renonce aussi maintenant à son profil théorique, en se condamnant à une vitalité qui peut paraître exubérante, mais qui le cloue dans les faits à la politique du quotidien et l’exclut d’un avenir d’envergure.

La deuxième moitié des années trente voit ainsi le PSI de Nenni et Saragat, un parti désormais dépourvu de mémoire (et d’un programme d’action directe antifasciste, l’ayant en son temps délégué tout entier à GL), à la merci de redoutables oscillations qui le conduisent, après la rupture avec GL, à se cramponner à l’unique force en mesure de lui garantir la solidité qui lui est niée : le PCI. Rapprochement qui comporte une brusque modification de comportements et de langages, et aussi la découverte que la « démocratie » si recherchée est celle en vigueur dans l’Union Soviétique de Staline. Tandis qu’à ceux qui ne partagent pas les choix sont réservés les épithètes de « marchandise fasciste », « espions », « trotskistes » et d’autres expressions encore moins bienveillantes. Parmi ces derniers figurent les vieux socialistes maximalistes, prisonniers, au contraire, d’un excès de mémoire qui les amène à ne pas voire combien les vieux drapeaux sont délavés. Animés par trop de cohérence, ils continuent à refuser les deux Internationales - la Deuxième parce qu’elle a trahi en son temps le principe de la solidarité universelle entre les ouvriers, et la Troisième parce qu’ils estiment qu’elle a souillé, « en la déshumanisant », l’image du socialisme. Ils se trouvent ainsi seuls, alliés à une cohorte de petits partis honnêtes et proches idéalement seulement à des personnalités très nobles mais isolées, telles que Victor Serge, Marceau Pivert, Andrés Min, Camillo Berberi. Il est inutile de rappeler la fin de quelques-uns de ces derniers, et de la main de qui.

Quand la guerre d’Espagne éclate, les maximalistes y accourent les premiers, imités par Justice et Liberté, qui partage avec eux une seule chose, la limpidité morale. Et en Espagne ils assistent au massacre des militants du groupe auquel ils sont unis, le Partido Obrero de Unificacion Marxista, de la main des stalinistes et avec l’approbation des vieux camarades. Réduits à un petit groupe, les maximalistes s’éteignent entre les tables de café de la banlieue parisienne, frappés par l’unique maladie que Voltaire dit capable de tuer les dieux : le fait que personne ne croit plus en eux. Mais parmi les mêmes tables c’est une conception du socialisme qui s’éteint. En substance, la restauration réalisée par le fascisme arrive à atteindre le but principal qu’elle se proposait : casser l’histoire du mouvement ouvrier italien, en en détruisant l’organisation et en effaçant dans des générations entières le souvenir de ses idées et de ses conquêtes. La répression physique, policière, se conjugue dans cette opération avec la manipulation culturelle, soutenue à son tour par une restructuration économique qui vise le bouleversement des aménagements sociaux précédents. Liée à des mots d’ordre inactuels, à une vision du réel obstinément consolatoire, à l’illusion que rien ne peut changer en profondeur, la vieille garde subversive meurt presque sans s’en apercevoir et, ce qui est pire, sans que personne ne s’en aperçoive. Survivent seulement ces forces qui, très décomplexées vis-à-vis des modèles du passé, n’ont pas peur de regarder en face le présent ; et surtout celles qui, après avoir adopté une méthodologie rigoureuse qui les met à l’abri des sursauts du quotidien, savent conjuguer mémoire et innovation, fidélité aux valeurs et recherche de parcours inexplorés.. C’est grâce à cette gauche que le fascisme sera battu, pas seulement sur le terrain, mais aussi dans la conscience du prolétariat italien.

Cette intervention (ici sans les notes) fut présentée par l’auteur, en forme de communication, à une réunion d’étude sur l’antifascisme en Europe, organisée par l’université de Heidelberg en 1988. Elle est inédite en Italie.

traduit de l’italien par karl et rosa

25.06.2004
Collectif Bellaciao