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Agression RER:entretien avec Nacira Guénif-Souilamas maître de conférences à l’université Paris-Nord

Publie le lundi 12 juillet 2004 par Open-Publishing

Propos recueillis par Philippe Bernard

"Des opprimés se sont mués en oppresseurs de la pire espèce".

Comment caractérisez-vous ce que nous savons de l’agression dont a été victime cette jeune femme dans le RER ?

Le fait qu’il s’agit d’un acte extrêmement violent et de caractère sexiste me semble dominer parmi les interprétations possibles.

L’agression s’inscrit d’autre part dans une certaine actualité et apparaît comme une sorte de bégaiement antisémite en dépit des appels à la vigilance et au sursaut. Le RER D ne traverse pas des lieux anodins : Louvres et ses quartiers disqualifiés, puis Sarcelles, ville symbolique de la cohabitation entre communautés, des lieux chargés des tensions liées à l’abandon des quartiers et à la montée des revendications identitaires. Dans ce contexte, une agression banale a dégénéré en guerre des sexes : on a transformé cette jeune mère en victime expiatoire, comme les femmes tondues de la Libération.

D’autres images me viennent en résonance, celles de la prison irakienne d’Abou Ghraïb et de ses prisonniers avilis par des femmes, auxquels des jeunes en déshérence peuvent s’identifier en tant qu’opprimés. Car tel est le paradoxe de cette agression : des opprimés se sont mués en oppresseurs de la pire espèce, ils ont choisi la victime la plus facile, une femme et son enfant.

L’agression a dérapé à partir du soupçon de judéité porté sur la victime à partir de son adresse. L’antisémitisme peut-il être secondaire dans cette affaire ?

L’antisémitisme vient renforcer le sexisme. Ces jeunes, non contents de correspondre au stéréotype de l’Arabe voleur et machiste, sont devenus les antisémites idéaux de notre société, comme si elle leur sous-traitait ses démons. Leur judéophobie - j’emploie ce mot puisque les Arabes sont aussi des Sémites - intériorise l’antisémitisme présent dans la société française, elle s’enracine dans l’exclusion sociale dont ils sont victimes sur fond d’histoire coloniale et d’actualité proche-orientale. Mais la vision qu’ils ont des juifs renvoie aussi à une histoire indépendante de la société française, celle du statut de "dhimmi", qui traduisait à la fois un rapport de protection et de domination qu’ont eu les juifs pendant des siècles dans le monde musulman.

Ces jeunes Français n’ignorent pas ce passé ; dans leur langue d’origine, les juifs sont considérés comme inférieurs. Ils ont hérité de cette vision méprisante des juifs qui est diffuse dans la culture de leurs parents, et trouvent en France les armes du vieil antisémitisme pour contester le fait que les juifs sont protégés à cause de leur martyre tandis qu’eux sont stigmatisés. Ils ne veulent pas la disparition d’un peuple, mais jouent le simulacre de son infériorisation. Contrairement à leurs parents qui, au Maghreb, ont vécu au côté des juifs, ils vivent dans une société où tout - la condition sociale, le Proche-Orient, le regard des autres - les sépare, et développent un ressentiment à l’égard des juifs, qu’ils tentent de justifier par la distance de classe.

L’utilisation de l’emblème nazi, après le discours de Jacques Chirac au Chambon-sur-Lignon, n’évoque-t-il pas une tout autre histoire ?

Ces jeunes sont à la fois surinformés et mal informés. Faut-il s’étonner que leur perception de la seconde guerre mondiale corresponde à la partie de l’histoire de France la plus sombre et la plus récemment mise en exergue qu’est l’antisémitisme ? Ils ont probablement entendu le discours de Jacques Chirac qui se réfère à une partie de leur propre histoire. Mais peut-être se sentent-ils dédouanés de savoir que des Français, dans le passé, se sont accommodés de l’antisémitisme.

Le scénario du RER D témoigne-t-il de la fusion entre l’antisémitisme d’extrême droite avec ses croix gammées et celui qui s’exprime chez les jeunes issus de l’immigration ?

On ne peut pas généraliser ce type de comportement à tous les jeunes Arabes. Ceux qui commettent de tels actes se situent dans la performance de l’antisémitisme. Ils savent que tout le monde les attend sur ce terrain-là où ils sont devenus des ennemis intimes. Ils ont agi en adéquation parfaite avec l’image de "jeunes à civiliser" qu’on ne cesse de stigmatiser. C’est sans doute pour cela que personne n’a réagi dans le wagon.

Ils savent aussi parfaitement que dessiner des croix gammées va leur assigner le rôle de l’antisémite. En maniant ce type de violence, ils manifestent la haine qu’ils ont d’eux-mêmes et basculent dans l’autodestruction. Pour autant, les assimiler à des nazis ou prétendre qu’ils ne mesurent pas l’effet de ce qu’ils disent, serait un grave contre-sens.

Quelle piste d’action préconisez-vous ?

Il faut sortir des stéréotypes, proposer des alternatives : si l’on continue à assigner aux garçons de milieu populaire le rôle de délinquants antisémites et sexistes, on va créer une génération d’enragés. Il faut les aider à accoucher d’eux-mêmes, à parler de cette souffrance qui les conduit à l’autodestruction, à dire ce qui, dans leur vie, les conduit vers la haine et l’enfermement. Il faut réhabiliter l’image et l’histoire de leurs parents, leur rappeler qu’eux-mêmes font partie de la société. C’est une bonne idée de diffuser cette histoire commune à travers un musée de l’immigration, mais aujourd’hui, il y a urgence. Il faut créer des lieux pour aider les garçons à parler à leurs pères, à sortir de la rhétorique sexiste et de la haine de soi pour conquérir une autre image d’eux-mêmes.

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3226,36-372348,0.html