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Le DMP ou l’histoire d’un objet dynamique et d’un tube inerte de vaseline officinale

Publie le jeudi 29 juillet 2004 par Open-Publishing

Au mois de mai 2004 fut lancée l’idée de cybernétiser la santé des Français pour améliorer la nouvelle gouvernance de l’Assurance Maladie.

L’Enarchie du Monde de la Santé, la Société des Médias et tout ce que compte l’Hexagonie de décideurs ou de membres du gotha médico-informatique, saluèrent, sans tarder, la novation de ce qui était, « évidemment », le remède-miracle au déficit abyssal partant à vau-l’eau.
Naquit ainsi, en juillet 2004, le Dossier Médical Personnel ; il n’était pas qu’intime mais échangiste pour rester maîtrisable, sans voyeurisme.
Surmontant toute pudeur et moyennant finance, le citoyen animé d’une abnégation exemplaire publierait ses photos et son pathos puisque les autres devraient tout savoir, de l’ethos au logos, avant que de payer ; le cotisant devenu acteur public comprendrait, enfin, le principe de la répartition.
J’en étais à ce point de réflexion désorganisée lorsque mon téléphone, réglé en mode vibreur, faillit me meurtrir le sein gauche.
Le Président du Conseil Départemental de l’Ordre des Médecins m’avertissait que j’étais inclus dans le panel de praticiens testeurs de la cogitation législative.
Je raccrochai, transporté par la confiance de mes pairs.

Madame Marianne Jihaidroit, 54 ans, sans enfant, se présenta le lundi à 08 h et fut donc incluse, la première, dans cette étude.
Nous commençâmes par vérifier notre situation réciproque quant à la nouvelle loi :
J’étais bien médecin de famille ou plutôt médecin généraliste reconnu, conventionné tant par documents contractuels que par le fait que trônaient sur mon bureau : un clavier informatique Azerty, une souris, un écran TFT 17’’ de marque coréenne, un lecteur de carte Sesame-Vitale 2, un modem ADSL sur prise téléphonique me reliant au réseau des réseaux à la vitesse de 1024 kbs/sec.
Madame Jihaidroit était bien assurée sociale comme l’attestait la photographie apposée au recto de sa carte Sesame-Vitale 2. Ladite photo était plutôt flatteuse puisque le duvet souligné, que d’aucuns auraient qualifié de moustache naissante, avait disparu de sa lèvre supérieure grâce à l’effet gomme du logiciel Photogenerator Cnamts. Il faut dire que sa belle-sœur travaille à la sécu !

Après qu’elle m’eut montré de volumineuses hémorroïdes externes et se fut plainte d’angoisses nocturnes rebelles, je dus lui signifier la fin de la consultation : le vrai travail devait commencer.
- « Madame Jihaidroit, veuillez me confier votre carte Sesame-Vitale 2, me confirmer que vous me désignez médecin traitant et m’autoriser à consigner cette consultation médicale sur votre i-DMP. »
- « J’en ai parlé à mon mari avant de venir ; nous ne souhaitons pas que les termes de « gêne anale ou hémorroïdes » figurent dans mon dossier, nous préférons « toux et démangeaisons », de même celui « d’insomnie » semble plus indiqué que celui « d’angoisses ». Vous savez, Docteur, nous ne souhaitons pas que les gens fantasment à la lecture de notre vie intime, enfin vous comprenez ? »
Je n’y comprenais rien, vu que cette cochonnerie d’ordinateur ne cessait d’envoyer des messages d’alertes. L’hébergeur Internet du i-DMP me notifiait que j’avais dépassé le temps autorisé de connexion et me demandait de me ré identifier !
Agacé, je me rangeai aux exigences de ma chère patiente. Nous avions satisfait la première étape de la nouvelle citoyenneté sanitaire et évité de confondre une licorne et un rhinocéros.
La i-consultation médicale de septembre 2004 ne pouvait ressembler à celle de juin 2004, comme une corne frontale ne pouvait suffire à établir la ressemblance des deux quadrupèdes.
Elle devait, maintenant, pour devenir dynamique et structurée, subir une conversion binaire, traitée à la fréquence de 3 Mhz/sec, transmise à la vitesse de 524 kbs/sec selon un protocole https. Ce fut fait d’un seul click murin.
Je n’étais pas peu fier en raccompagnant Madame Jihaidroit, mais j’eus à peine le temps d’allumer une « nuit-grave » que la dame, après avoir frappé, reprit sa place :
- « Dites, docteur ; qu’avez-vous saisi sur votre ordinateur ? »
- « La consultation et le traitement, comme d’habitude. »
- « Ce sont des notes personnelles, impubliables ; elles ne font pas partie du i-DMP ? »
- « Non, enfin je crois. »
- « C’est bien ce que l’on nous dit à la télé, merci docteur. »

Je devais revoir Madame Jihaidroit six semaines plus tard, l’air revêche, le sourcil hérissé et revendicatif.
- « Docteur ! Le médecin de la Sécu m’a convoquée par e-mail, de plus il me manque des remboursements ! »
- « Ah bon ! Pourtant, nous avions tout fait ; votre carte verte, s’il vous plait. » C’est drôle, sur la carte, le sourcil semble moins dru.
- « Madame Jihaidroit, vous avez consulté, sans prendre mon avis, mon excellent confrère, le docteur Guetteautrou, cloaquologue, et je vois que le fichier du compte-rendu a été supprimé par vous-mêmes, le lendemain ! Voyons, tout cela n’est pas sérieux et vous êtes étonnée ? »
- « Guetteautrou est un malotru et un gougnafier ; dans son compte-rendu, il osait décrire des lésions suspectes du canal anal, vous vous rendez compte, une femme de mon âge, mariée avec le même homme depuis 34 ans ! C’est pas humain ! Et ce n’est pas tout, vos médicaments de la dernière consultation, pourquoi ne sont-ils pas remboursés ? À la sécu, ils m’ont dit que les suppositoires pour les hémorroïdes n’étaient pas remboursés dans les cas de toux, je ne comprends pas ! ! ! »

Consultant son i-DMP, je vis qu’elle était, effectivement, convoquée à la tête du Contrôle Médical, siégeant à Rennes, pour y faire contrôler son séant.
- « Ne vous tracassez pas, nous allons préparer une synthèse de votre dossier, nous y parlerons de votre toux, de votre épreintes vaginales, enfin je veux dire de vos fissures anales et des insomnies qu’elles causent. »- « Faudra payer ? »
- « Le tarif de cette consultation de synthèse sera de 30 euros auxquels vous devrez peut-être ajouter les honoraires du docteur Guetteautrou, s’il doit reprendre votre dossier... vous savez, avec un bon dossier, on gagne toujours ! N’oublions pas que pour conforter notre diagnostic, il nous faudra nous adjoindre l’avis du docteur Lingula, ORL, qui attestera des effets délétères de la toux sur votre anus et votre vagin ! Dans les 65 euros, remboursés, évidemment. »
- « Vous êtes un bon docteur, c’est bien ce que je disais à mon Fernand, vous êtes proche des gens ; à propos, cela fait deux fois que vous oubliez de me prendre la tension. »
- « La prochaine fois, la prochaine fois nous aurons peut-être le temps. »

Elle était contente, je l’étais aussi ; j’élevais ma pratique archaïque des soins primaires au rang de spécialisation en patamédecine informatisée. Sa boîte de suppositoires à 5 euros allait coûter dans les 100 euros à la sécu, mais la traçabilité de son parcours expiatoire serait assurée.
L’autoprocess « d’identification du patient-authentification du praticien-saisie et codage de la consultation-transfert de ladite consultation sur i-DMP-répudiation de document-restitution de ce dernier-traçabilité de l’activité du docteur Guetteautrou et de Madame Jihaidroit-maîtrise de la consommation médicamenteuse de Madame Jihaidroit » était bien générateur d’un ouvrage de maîtrise.
Manquait, lamentablement, l’étude causative des penchants de Fernand.
J’en informai Madame Marianne Jihaidroit qui, sans tarder, lui en fit part.

Fernand fut le premier patient à s’asseoir dans ma salle d’attente le lendemain à 06h 30 ; j’avais dû me résoudre à allonger la durée de mes consultations devant la complexité croissante de l’acte médical.
- « Docteur, comment comprendre cet enchaînement pathologique sans fusionner l’i-DMP de Marianne et le mien ? Nous sommes dans l’indescriptible ; l’informatique, seule, permettra de modéliser le quiproquo, essayez ! »
Et se disant, il ôta son grand imperméable beige et déposa sur la table d’examen une très belle réplique de saumon norvégien, un petit écran LCD se trouvait au niveau de la nageoire caudale. Sa particularité résidait dans une connectique multimédia, (Wifi et Airport) comme le montraient bien les prises normalisées à l’arrière de l’ouie droite.
- « C’est un Maq, un i-bouc pour la i-santé », me précisa-t-il.
Il me demanda de me connecter sur l’i-DMP de Marianne tandis que son saumon, par sa borne Airport, se connectait sur le sien.
L’ordinateur jappa, un écran bleu avec le message de « fatal error » me tenait lieu, maintenant de seul outil de travail...la fusion de deux i-DMP était impossible !

Quelques semaines plus tard, je reçus les conclusions de la Commission Régionale Inter-régime d’Economies Faisables : elles étaient sans appel. La pathologie de Madame Marianne Jihaidroit relevait de la prescription d’un simple tube de Vaseline Officinale ; cet avis était fondé sur les recommandations de l’Agence Nationale Anti-Âneries Eschatologiques.
- Le paradigme de la consultation médicale dynamique et du tube de vaseline inerte existait !
- En vertu de l’article 10 de la nouvelle loi, je fus contraint de rembourser, solidairement avec Monsieur Fernand Jihaidroit, le trop et mal dépensé.
- Lorsque Madame Marianne Jihaidroit, deux mois plus tard, se présenta à nouveau dans ma salle d’attente, je lui signifiai, sans lui laisser le temps de me faire part d’une nouvelle pathologie de la langue et de la gorge, que je l’avais eu profonde moi aussi.
- Aux dernières nouvelles, les Jihaidroit ont porté plainte contre moi pour non respect du secret de leur intimité.

Docteur Alain Saurat

PS : Lisez ou relisez Umberto ECO auquel j’ai eu l’audace d’emprunter le salmonidé ; « Comment voyager avec un saumon »

source :
http://www2.fulmedico.org/a/article.php?id_article=29