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LE REFUS DE L’INSIGNIFIANCE

Publie le mardi 2 juin 2009 par Open-Publishing
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Dans ce court texte de Michel de Certeau (1925-1986) on peut lire que l’abstention (cette absence d’adhésion stigmatisée par nos élites depuis des décennies) n’est pas absence de critères ou d’idées mais bien refus de l’insignifiance des formes politiques proposées par des « autorités » socio-culturelles devenues insensées.

Ce refus de l’insignifiance que « trop de pouvoirs s’attachent à ne pas introduire dans la discussion publique et se félicitent de ne plus entendre », engendre une réponse dont la "violence" est tout autre chose que « la sauvagerie stupide dont parle leur propagande », puisqu’elle vise au contraire « à fonder un langage sensé entre hommes (...) et à organiser les conditions de vie en fonction des raisons de vivre ». Soit pour le résumer en un mot à réaliser cette révolution communiste qui consiste à abolir les rapports aliénés engendrés par la marchandise.

Le 7 juin, opposez donc à l’insignifiance des programmes, votre absence ou la blancheur d’un bout de papier.

http://www.lekti-ecriture.com/blogs/marginales

Le refus de l’insignifiance

Qu’une civilisation s’évente peut‑être, qu’en tout cas nous soyons aujourd’hui dans notre langage social comme dans une raison (ou un système) dont la raison ne nous apparaît plus, il n’en faut pas conclure une absence de l’homme à lui même ou la disparition des références fondamentales qui organisent la conscience collective et les vies personnelles, mais plutôt un manque de coordination entre ces références et le fonctionnement des « autorités » socio‑culturelles. Celles-ci deviennent insensées dans la mesure où elles ne correspondent plus à la géographie réelle du sens.

Analogue à la distance qui sépare les murs de Jérusalem et l’Esprit résidant à Babylone, ce décalage a d’abord la forme d’un retrait et d’une élimination. De plus en plus opaque, une vie marginalisée n’a plus d’issue dans notre système de représentations. Campagnes et villes — et pas seulement syndicats ou universités — se peuplent de silencieux. Non qu’ils manquent d’idées et de critères ! Mais leurs convictions ne sont plus des adhésions. Un indice, entre beaucoup : dernièrement, au cours d’élections syndicales dans plusieurs entreprises (qui nous donnera une statistique de ces cas ?), les travailleurs raient les têtes d’une liste en votant pour elle ; ils décapitent l’appareil pour le rendre à la base. Sur les résul tats, les pontifes voient leurs noms barrés sans connaître la main qui les a biffés, ni comprendre pourquoi [1]. Ceux qu’ils étaient censés représenter et dont ils avaient fait une propriété leur sont devenus étrangers ; ils sont partis ailleurs. Et c’est une chance lorsque ce départ laisse des traces. Combien de pontifes sont abandonnés, décapités en silence, et ne le savent pas encore ! Leur pouvoir fonctionne de manière qu’ils ne se rendent pas compte de la vie sourde, des interrogations neuves, des aspirations immenses dont le bruit s’éloigne pour n’être plus qu’un objet de crainte, de précautions et de tactiques.

Je sais qu’il est toujours facile de mobiliser les silencieux et de s’en croire, sans titres, les délégués. Mais il ne s’agit pas de les prévenir ou de les récupérer dans les rangs de causes toutes faites. Leur invisibilité correspond seulement à la rigidité de tant de façades caduques. Derrière ces décors politiques ou ces liturgies de la répétition, s’opère pourtant un immense travail intérieur que, par une politique à courte vue, trop de pouvoirs s’attachent à ne pas introduire dans la discussion publique et se félicitent de ne plus entendre. L’abstention, résultat d’une marginalisation de ce travail, manifeste plutôt, de la part de tant de ruraux, de travailleurs et de jeunes, un refus de l’insignifiance.

Ce refus prend normalement des formes plus violentes. Il suffit d’écouter pour en être persuadé : la violence naît d’abord d’une rébellion contre les institutions et des représentations devenues « incroyables ». Elle accuse l’insignifiant. Elle dit non à l’insensé. Elle défend un « autre pays », privé de signes et dépourvu de droits — ce pays étranger que constituent les exigences de la conscience et où se cherchent des raisons communes de vivre. Avant d’élaborer des théories sur la violence, avant d’en faire l’apologie, comme si elle était une valeur ou une fin en soi (je ne le ferai jamais, car ce serait sans nul doute un discours lui aussi insensé), il faut la reconnaître comme un fait qui a une portée. C’est une chose de constater, dans le conflit, un élément impossible à éliminer de l’expérience humaine et, dans l’actuelle montée de la violence, une revendication si essentielle qu’y renoncer reviendrait à perdre le droit et le goût d’exister (il y a des causes qui valent plus que la vie) ; c’en est une autre de faire de la violence une loi - position contradictoire qui oublierait pour quoi on se bat, qui ôterait tout sens à la lutte en la privant d’objectifs véritablement politiques, qui renoncerait à l’instauration révolutionnaire visée par des risques pris en commun, et qui rabaisserait la volonté de devenir hommes ensemble à n’être que la « loi » bestiale (ou naturelle) d’un struggle for life.

La violence qui sort de toutes parts sur les bords de régimes autoritaires est d’abord autre chose que la sauvagerie stupide dont nous parle leur propagande. Issue des catégories sociales auxquelles on a soigneusement retiré toute responsabilité avant de les traiter d’« irresponsables », elle conteste, soulève, déchire le système qui élimine les mouvements profonds et les renouvellements d’un pays ou d’un groupe. Elle tend à fonder un langage sensé entre hommes. Derrière la colère, même si elle ne sait pas toujours bien son vrai nom, il y a le désir de créer une polis et une politique ; il y a la volonté d’organiser les conditions de vie en fonction des raisons de vivre.

Michel de Certeau, La Culture au pluriel, Points seuil, 1993.


[1C’est une expérience fréquente, redoutable aussi, que l’incompréhension et le désarroi des « intellectuels » ou des autorités devant un mouvement de masse venu de profondeurs qu’ils ne soupçonnent pas. Cf. par ex. W. E. Mühlmann, ’’Messianismes révolutionnaires du tiers monde’’, Gallimard, 1968, P. 271, 286, 347, 35 1, etc. ; et M. de Certeau, L’Absent de l’histoire, Mame, 1973, chap. vi, p. 135‑150.

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