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Tarnac, des terroristes ? Pourquoi le juge persiste

Publie le mercredi 3 juin 2009 par Open-Publishing
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La prose est juridique, mais pas seulement. Du moins, elle est de
celles qui en disent bien plus que le droit. Sur vingt pages, le juge
Thierry Fragnoli, qui enquête sur les sabotages de la SNCF, répond en
premier lieu aux avocats de la défense. Le document, que Mediapart
révèle, est donc à lire à cette aune-là. Mais pas uniquement. C’est
bien de convictions dont il s’agit. Les convictions d’un juge
anti-terroriste, dans la France des années 2008-2009, et qui devait
bien imaginer que son document allait tôt ou tard être rendu public
tant tout, dans cette affaire, a été mis en lumière – mis en scène dès
les premières minutes.

Des convictions et des frictions, aussi : qu’est-ce que le terrorisme ?
Qu’est-ce qu’un ouvrage subversif ? Qu’est-ce que le trouble à l’ordre
public ? Et c’est probablement ainsi qu’il faut avant tout analyser
cette « ordonnance de rejet de requête en déclaration d’incompétence »
dont nous fac-similons les conclusions. Comme une pièce au débat, une
sorte de parole à l’accusation, dans ce qu’elle a de plus minutieuse,
pour bien comprendre de quoi l’affaire (s’)est-elle vraiment faite ? Et
surtout, comment les enquêteurs l’ont orientée.

Le contexte est simple : le 25 mars, Irène Terrel, qui défend Julien
Coupat, Benjamin Rosoux et Gabrielle Hallez, et William Bourdon, le
conseil d’Yildune Lévy, tous mis en examen dans l’affaire, demandent au
juge de se déclarer incompétent. En clair : pour eux, le qualificatif
de terrorisme ne tient pas. Sauf à considérer qu’il est le fruit d’« une
instrumentalisation politique préméditée ». Près de cinq semaines plus
tard, le 6 mai, la réponse tombe. C’est non, pas d’incompétence du
juge. Oui, c’est du terrorisme, aux yeux de Fragnoli. Qui s’élance sur
vingt feuillets écrits serrés, où chaque virgule compte comme si toute
la procédure en dépendait. Ou comme si, selon Me William Bourdon, « le
juge avait fait un effort à la hauteur de l’impossibilité de la tâche
pour trouver une apparente cohésion à sa décision ».

Revue de détails.

Sur la notion de terrorisme

C’est de loin la question centrale, qui traverse toute l’ordonnance.
Les dégradations des caténaires de quatre lignes SNCF, le 7 novembre
2008, et d’une première, quelques nuits plus tôt, à l’aide de fers à
béton, relèvent-elles de la simple dégradation ou du terrorisme ?
Répondre à cette question, c’est décider du sort de l’affaire, quelle
que soit la culpabilité présumée de tel ou tel. C’est soit une chambre
correctionnelle du premier tribunal venu, soit la cour d’assises
spéciales de Paris. Quelques mois de prison encourus, ou vingt ans. Les
policiers de la Sous-direction anti-terroriste (SDAT) de
Levallois-Perret, ou les gendarmes du coin.

Premier point. Thierry Fragnoli le reconnaît : difficile de définir le
terrorisme. Même « le “Comité Spécial” de l’ONU, chargé d’élaborer une
convention générale sur le terrorisme, rappelle-t-il, n’a, à ce jour,
toujours pas surmonté les difficultés internes lui permettant de
proposer une définition universelle du terrorisme ». Alors, le magistrat
s’en remet à une convention du Conseil de l’Europe de 2008, compatible
à ses yeux avec le droit français, et qui précise « que les actes de
terrorisme, par leur nature ou leur contexte, visent à intimider
gravement une population, ou à contraindre indûment un gouvernement ou
une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir
un acte quelconque, ou à gravement déstabiliser ou détruire les
structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou
sociales d’une organisation internationale ». En langage courant : on
peut terroriser simplement en intimidant ou en sabotant l’économie. Pas
besoin de sang versé. Pas besoin de bombes. Nul attentat, nul mort ni
blessé.

A vrai dire, le juge insiste à plusieurs reprises sur la notion –
encore rarement évoquée dans l’affaire – du préjudice financier et du
fait de « désorganiser et déstabiliser un secteur économique essentiel ».
Sur ce point, et au vu du dossier, la SNCF n’y est pas allée de main
morte, quand elle a présenté sa facture. Le moindre déplacement du
moindre expert sur les lieux des délits est ainsi noté et tarifé.
Néanmoins, quel que soit le montant, si l’affaire s’achemine vers un
simple règlement de comptes (financiers), il aura été cher payé.

Quant à la définition stricte du terrorisme en droit franco-français,
le juge semble se régaler. Entre leçon de droit et argutie juridique,
sa plume remonte le temps – 1996 (loi anti-terroriste en vigueur), 1986
(loi antérieure), jusque 1789. Mais, là encore, Thierry Franoli
l’admet : « trouble grave à l’ordre public par l’intimidation ou la
terreur », tel que la loi le dit, cela est vague, cela est vaste.

Il nuance : « Si le terme “terreur”, particulièrement fort, apparaît
comme provoquant une peur collective viscérale dépassant la sphère de
l’individu pour toucher l’ensemble d’une population, annihilant sa
résistance, avec une connotation quasi physiologique, en revanche, le
terme “intimidation”, moins violent et aux conséquences a priori moins
graves, inspire cependant de la crainte ou de l’appréhension de nature
à dissuader, les organisations ou les individus s’abstenant d’eux-mêmes
de certaines actions, ou de s’exprimer, versant ainsi dans une
autocensure psychologique. L’intimidation et la terreur ne pouvant
cependant se concevoir que par des actes répétés et vécus comme un
harcèlement. »

Et Thierry Fragnoli d’égrener ce qui consitue, selon lui, « des indices
graves et concordants » sur l’implication du goupe de Tarnac contre
« l’atteinte à l’autorité de l’Etat ». Pêle-mêle, il piste « le
contournement des règles relatives aux documents administratifs, la
commission de faux, la falsification de documents administratifs, la
détention de documents permettant la confection artisanale d’engins
incendiaires, des réunions et des déplacements communs préparatoires
aux violences et dégradations projetées ».

Réaction de Me William Bourdon : « Si cette ordonnance est confirmée, la
France sera à l’avant-garde d’une conception très extensive du
terrorisme et très éloignée de ce qu’en dit le droit international. »

Sur la notion d’associations de malfaiteurs en relation avec une
entreprise terroriste

D’abord, le mode de vie. Le juge donne sa vision des faits. Pour lui,
la vie à la campagne façon Tarnacommnautaire, où les portes de la ferme
du Goutailloux ne sont jamais fermées, où l’on s’échange des livres, et
des idées, des plus simples aux plus radicales, cela peut devenir : « Au
delà d’un attrait évident pour la ruralité, sans doute sincère pour
certains des mis en examen, le site du Goutailloux paraissait être la
base logistique du groupe, celui-ci étant fréquenté par plusieurs
individus de différents pays européens ou de la région rouennaise. »

Suit une liste de voyages attribués à Julien Coupat et cet échange
téléphonique, entre Gabrielle Hallez et Coupat, précisément de retour
d’un voyage à Thessalonique (Grèce), après un grand raout de l’extrême
gauche européenne. Echange dont on peut déduire tout. Et son contraire.

G : C’était bien alors vraiment ?
J : Ouais c’était très bien. Je vous raconterai tout.
G : Tout ?
J : Tout.
G : T’as vu nos amis ?
J : Ouais, j’ai vu tout le monde.
G : Ils vont venir par là aussi ?
J : Comment ?
G : Ils vont venir ou pas ?
J : Ouais, un de ces jours.

Ensuite, Coupat-le-chef (présumé). Thierry Fragnoli cite un témoin sous
X, passablement discrédité, notamment après les révélations de
Mediapart. Il écrit : « S’agissant des allégations émises sur la
crédibilité de la personne entendue selon la procédure (…) elles
relèvent de la liberté d’opinion de chacun et de l’expression publique
de celle-ci, et non des éléments objectifs du dossier. ». N’empêche, si
le magistrat cite le témoin sous X, il le fait finalement bien peu.
Nettement moins en tout cas que les enquêteurs de la SDAT dans leur
rapport intermédiaire de synthèse en novembre 2008.

Thierry Fragnoli retient néanmoins que le témoin sous X validerait
« certains des premiers éléments [de l’enquête, NDLR], et permettait de
les préciser en expliquant à propos de ce groupe qu’il avait pris la
dénomination de “comité invisible sous section du parti imaginaire” et
qu’il s’était étoffé, comptant environ en France 70 membres, ayant
établi, depuis 2004, des connexions avec d’autres groupes similaires,
notamment en Allemagne, en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas et en
Suisse ».

Enfin, les « actes préparatoires intentionnels convergents vers un
objectif commun ». Le juge détaille par le menu tout ce qui pourrait
amener à qualifier la bande de copains de bande organisée ; le groupe
d’activistes en noyau terroriste. Thierry Fragnoli prend d’ailleurs
bien soin de préciser qu’il ramasse ici des faits qui « ne résultent pas
de l’expression d’une simple opinion politique ou du choix d’un mode de
vie ». Une précision qui s’apparente à une précaution. Ou, du moins, à
une riposte par anticipation de ce que le procès du procès sera sans
doute : que juge-t-on exactement ? Des actes ou des modes de vie ? Voire :
des modes de vie qui appellent des actes ?

Suit alors une page et demie où le juge passe de livres rédigés en
allemand à propos des sabotages des lignes de chemin de fer outre-Rhin,
retrouvés dans la bibliothèque commune de Tarnac, à « des adresses de
messageries internet [allemandes, NDLR] faisant actuellement l’objet
d’investigations ». Puis glisse des dégradations SNCF de novembre 2008
(qui relèvent, donc, selon ses critères, du terrorisme), à une
manifestation musclée de Vichy (qui ne relève, elle, éventuellement,
que du trouble à l’ordre public). Il évoque ainsi « deux réunions
préparatoires à ces violences organisées, à Rouen, puis dans la ferme
du Goutailloux, animées par Julien Coupat ».

Verdict de l’avocate de ce dernier : « Tout cela est un tissu de lieux
communs. Pour démontrer son pré-supposé, le juge construit une mosaïque
de choses qui sont à l’anti-thèse du terrorisme. » Un souffle, et Irène
Terrel reprend : « A cette histoire, on peut faire dire tout et son
contraire. » Selon nos informations, un des mis en examen pourrait
écrire au juge pour lui exprimer sa colère face à l’utilisation de ses
propos, tenus devant les policiers, repris ici, et pourtant démentis
face au magistrat.

A propos de « L’Insurrection qui vient »

Dans les neuf pages de conclusion, Thierry Fragnoli revient à plusieurs
reprises sur l’ouvrage L’Insurrection qui vient, signé du Comité
invisible. Ces passages comptent parmi les plus délicats de sa
décision. Au fil des mois, plus le livre semblait apparaître comme
l’épine dorsale de l’accusation, plus la défense se faisait entendre.
Pour la police et la justice, l’ouvrage sonnait comme une revendication
a priori des actes de sabotages. Pour la défense, cet argument relevait
du délit d’opinion.

D’où le choix des mots, pesés au gramme et à la lettre près par le
magistrat instructeur. D’abord, Thierry Fragnoli résume :
« Selon ce texte, pamphlet susceptible d’avoir été rédigé en grande
partie par Julien Coupat, dont la grande production littéraire était
soulignée par son père, l’Etat et l’organisation sociale de la société
sont perçus comme des obstacles au développement harmonieux des
personnalités, et réduisent à néant l’individu. Les cibles privilégiées
de l’action devant être tout ce qui permettait la survie de l’Etat et
de la société de consommation, et notamment le réseau TGV et les lignes
électriques, points névralgiques sensibles à partir desquels il était
possible d’arrêter aisément les échanges de biens et de personnes,
portant ainsi atteinte au système économique. »

Ensuite, le juge cogne. Ou plus exactement, il justifie son intérêt
pour la chose littéraire :

« Si la rédaction et la publication de cet ouvrage étaient légales, et
s’inscrivaient dans la lignée d’autres ouvrages similaires, celui-ci
prenait une tout autre dimension dès lors qu’il apparaissait en
relation avec les faits de dégradations des lignes à grande vitesse des
25-26 octobre et 7-8 novembre, cessant d’être, de la sorte, un simple
ouvrage théorique de “philosophie politique”, mais servant de
justification, voire de programme et de support idéologique à des actes
de sabotages, ou de violences, ayant pour objectif de troubler
l’organisation économique et sociale en dehors des procédés
démocratiques. »

Réponse de Me Irène Terrel, à Mediapart : « On peut trouver pléthore de
livres encore plus clairs, et plus anciens. On devrait alors les
interdire ? Faire un énorme autodafé ? »

Jurisprudence

D’après quelques indiscrétions chez les enquêteurs, l’instruction
pourrait être bientôt ficelée. Hormis quelques recoupements du côté de
la police allemande, jugée un brin tatillonne (« c’est très
compartimenté, chez eux, lâche un policier, franchement amer : les
commissions rogatoires internationales mettent un temps fou à revenir,
deux fois plus que dans n’importe quel pays ! »), plus grand-chose n’est
vraiment attendu. Idem du côté de la galerie Saint-Eloi, où travaille
le pôle des juges anti-terroristes.

Si Julien Coupat aurait ainsi été libéré la semaine dernière, c’est que
le juge lui-même n’attendait plus rien ni de lui ni de ceux qu’il
considère comme ses proches, et qui avaient été arrêtés à Rouen
quelques jours plus tôt. Et puis, surtout, comme nous le révélions la
semaine dernière, Thierry Fragnoli tenait à « libérer » lui-même Julien
Coupat. Etre un juge qui ne se déjuge pas, en somme, estimant que « la
concertation frauduleuse » entre les témoins, qui maintenait Coupat à la
prison de la Santé, n’avait plus lieu d’être. Autrement dit : vivement
l’été, que l’instruction se termine, pas sûr même qu’il y ait d’autres
gardes à vue, ni perquisitions nouvelles.

Quant aux avocats, Irène Terrel et William Bourdon, ils ont fait appel
de l’ordonnance de rejet en incompétence de Thierry Fragnoli. Pour
William Bourdon : « S’il devait y avoir une jurisprudence Coupat, alors
ce serait la voie ouverte pour démoniser et criminaliser tous les
mouvements sociaux très contestataires. »

Par David Dufresne

 Mediapart du 2 juin 2009

 sur Paris 8 philo

Messages

  • S’il devait y avoir une jurisprudence Coupat, alors ce serait la voie ouverte pour démoniser et criminaliser tous les mouvements sociaux très contestataires. »

    Par David Dufresne

    Durant la dernière guerre,les nazis appelaient "terroristes"ceux la qui résistaient.Aujourd’hui,ce sont tous ceux qui ne marchent pas au pas de l’umps !momo11

  • Ce qui est intéressant c’est qu’une fois de plus est soulevé la question de la définition, mais surtout du cadre dans lequel on peut sans exagèration classer un mouvement, un groupe d’individus, un quidam quelconque comme terroriste. Il en resort qu’en fait il n’y a pas de cadres définis, et qu’il s’agit d’une notion tout à fait subjective en fonction des circonstances politiques. L’un des exemples, sans doute, aura été Arafat qui de terroriste craint deviendra le représentant reconnu du peuple Palestinien, et n’oublions pas les FTP... Donc se hasarder dans une classification pour un juge est une prise de position que les droits de l’homme et du citoyen ne devrait pas permettre quand il s’agit d’une attitude politique. Ceci étant dit , on va me faire remarquer qu’il est difficile alors de d’apposer un nom aux actes de l’OAS, par exemple. Actes sanglants, tuant au hasard le chalan. Donc, qu’elle est de façon impartiale le moment ou la barrière est franchie !

    Cependant, dans les cas de Coupat et ses copains, il est évident que l’on assiste à une manipulation de l’état.

    Avec une telle attitude, serait-ce alors que la France, si l’on extrapole sur une position radicale et volontairement manipulatrice au service d’une dictature naissante, deviendrait un état terroriste ?

  • "En langage courant : on peut terroriser simplement en intimidant ou en sabotant l’économie. Pas besoin de sang versé. Pas besoin de bombes. Nul attentat, nul mort ni blessé."

    Si un acte peut être qualifié de terroriste alors qu’il ne met pas en danger l’intégrité physique des personnes, si la simple volonté de défaire tout ou partie de l’état devient un acte terroriste, alors interdisons de souhaiter un monde sans économie de marché capitaliste, et mettons la démocratie au musée des archaïsmes.

    C’est par ailleurs bien injuste : moi qui doit assister impuissant à la mort de tous les crève-misère et l’organisation de la pauvreté généralisée, à la destruction (in)consciente et industrialisée des écosystèmes, qui doit inspirer un air pollué par "notre" mode vie, ingérer une alimentation toxique, il me serait donc interdit à moi qui suis atteint dans ma chair et mon esprit par ce système de vouloir détruire les moyens qui produisent ce monde là ? de souhaiter d’autres vies, d’autres économies ?

    Que je sois puni pour l’avoir fait(un train qui s’arrête, un état atteint, une perte finiancière), c’est injuste car de mon côté, je n’ai pas à ma disposition de moyens légaux pour faire cesser les activités des marchands de mort, mais c’est de bonne guerre, la raison du plus fort etc.
    Que je sois puni pour l’avoir pensé, souhaité, dit ou même préparé, voilà qui relève simplement du dictat.

    En voulant agiter le chiffon rouge ultra-machin sous le nez des bonnes petites gens qui ne souffrent rien moins que ce qui menace de près ou de loin l’existant, et de là exciser au plus tôt cette résurgence incongrue de vieux et indéboulonnables idéaux gauchistes, nos habiles gouvernants ont commis l’impair de donner une visibilité inespérée à ces incarnations de tout ce qui leur fait horreur. Ils ont construit un symbole qu’ils pensaient traîner dans la boue, malheureusement, les preuves manquent, et l’arroseur manque de prendre son s(c)eau sur la tête.
    Vivement le procès...