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Friedrich Engels : Formation du parti de type moderne

Publie le mardi 21 juillet 2009 par Open-Publishing

Michel Peyret

20 juillet 2009

FRIEDRICH ENGELS ,

FORMATION DU PARTI DE TYPE MODERNE

Cette lettre , du 1er avril 1880 , de Friedrich Engels à Johann Philipp Becker , est extraite du recueil de textes , notamment de lettres , de Karl Marx et de Friedrich Engels , publiés sous le titre : « Le parti de classe » .

L’ouvrage a été édité chez Maspero en 1973 avec une introduction et des notes de Roger Dangeville . Il se rapporte à une période historique d’un demi-siècle , de 1843 à la création de la 2eme Internationale .

La lettre , intitulée : « Formation du parti de type moderne » , est constitutive d’un chapitre : « Lutte de Marx-Engels pour le parti social-démocrate interdit » . Il s’agit du parti allemand , les thèmes abordés dépassent ce cadre national .

Je te renvoie ci-inclus la lettre de Höchberg. Il n’y a rien à tirer de cet homme. À l’en croire, c’est par vanité que nous n’avons pas voulu travailler en compagnie des gens de la Zukunft dont le tiers nous était totalement inconnu et un autre bon tiers était de fieffés socialistes petits-bourgeois. Et il appelait cela une revue « scientifique » ! Et, par-dessus le marché, Höchberg s’imagine qu’elle a fait « œuvre de clarification ». En témoigne son propre esprit si remarquablement clair qu’aujourd’hui encore , en dépit de tous mes efforts , il n’est pas parvenu à saisir la différence entre socialisme prolétarien et petit-bourgeois. Toutes les divergences sont des « malentendus » à ses yeux, comme ce fut le cas pour les larmoyants démocrates en 1848, à moins qu’il s’agisse de conclusions « trop hâtives ». Bien sûr, toute conclusion est trop hâtive lorsqu’elle tire un sens déterminé du bavardage de ces messieurs. Ne disent-ils pas seulement telle chose, mais encore si possible le contraire également ?

L’HISTOIRE POURSUIT SON CHEMIN

Au reste, l’histoire poursuit son chemin, sans se préoccuper de ces philistins de la sagesse et de la modération. En Russie, les choses doivent maintenant éclater d’ici quelques mois. Ou bien c’est l’effondrement de l’absolutisme, et alors c’est un tout autre vent qui soufflera sur l’Europe après la ruine de la grande réserve de la réaction. Ou bien, au contraire, il y aura une guerre européenne qui enterrera aussi l’actuel parti allemand dans l’inévitable lutte pour l’existence nationale de chaque peuple. Une telle guerre serait le plus grand malheur pour nous, et elle pourrait nous rejeter vingt ans en arrière. Mais le nouveau parti qui en surgirait finalement tout de même dans tous les pays européens serait débarrassé de toutes les réticences et mesquineries qui, actuellement, entravent partout le mouvement.

LE VIEUX PARTI EST AU BOUT DU ROULEAU

Je crains que nos amis en Allemagne ne se trompent sur le mode d’organisation qu’il faut maintenir en place dans les circonstances actuelles [1]. Je n’ai rien à redire à ce que les membres élus du Parlement se mettent à la tête s’il n’y a pas d’autre direction. Mais on ne peut exiger et encore moins réaliser la stricte discipline que l’ancienne direction élue du parti exigeait pour les besoinsMichel Peyret

déterminés. C’est d’autant moins possible que, dans les circonstances actuelles, il n’y a plus de presse et de rassemblements de masse. Plus l’organisation sera lâche en apparence, plus elle sera ferme en réalité. déterminés. C’est d’autant moins possible que, dans les circonstances actuelles, il n’y a plus de presse et de rassemblements de masse. Plus l’organisation sera lâche en apparence, plus elle sera ferme en réalité.

Mais, au lieu de cela, on veut maintenir le vieux système : la direction du parti décide de manière définitive (bien qu’il n’y ait pas de congrès pour la corriger ou, si nécessaire, pour la démettre), et quiconque attaque quelqu’un de la direction devient un hérétique. Dans tout cela, les meilleurs éléments savent fort bien qu’il y a en son sein pas mal d’incapables et même des gens douteux. En outre, ils doivent être tout à fait bornés pour ne pas s’apercevoir que, dans leur organe, ce ne sont pas eux qui exercent le commandement, mais « grâce à sa bourse » Höchberg, ainsi que ses compères, les philistins Schramm et Bernstein.

À mon avis, le vieux parti avec toute son organisation précédente est au bout du rouleau.

L’ORGANISATION « FERME ET RIGOUREUSE » DEVIENDRA UNE ENTRAVE

Si le mouvement européen, comme on peut s’y attendre, reprenait bientôt sa marche, alors la grande masse du prolétariat allemand y entrera ; ce seront alors les 500 000 hommes de l’an 1878 [2] qui formeront la masse du noyau formé et conscient ; mais alors l’« organisation ferme et rigoureuse » deviendra une entrave, qui certes pourrait arrêter une voiture, mais est impuissante contre une avalanche.

Et, avec cela, les gens font toutes sortes de choses qui sont tout à fait propres à faire éclater le parti.

Premièrement, le parti doit continuer d’entretenir tous les vieux agitateurs et journalistes en leur mettant sur le dos une grande quantité de journaux dans lesquels il n’y a rien d’écrit, sinon ce que l’on peut lire dans n’importe quelle feuille de chou bourgeoise. Et l’on voudrait que les ouvriers tolèrent cela à la longue !

Deuxièmement, ils interviennent au Reichstag et à la Diète de Saxe avec tant de mollesse qu’ils font honte à eux-mêmes et au parti dans le monde entier, en faisant des propositions « positives » aux gouvernements qui savent mieux qu’eux comment il faut régler les questions de détail, etc. Et c’est ce que les ouvriers, qui ont été déclarés hors la loi et sont livrés pieds et poings liés à l’arbitraire de la police, devraient considérer comme leur représentation véritable !

Troisièmement, il y a le philistinisme petit-bourgeois du Sozial-demokrat qu’ils approuvent. Dans chacune de leurs lettres, ils nous déclarent que nous ne devons pas croire tous ces rapports qui parlent de scissions ou de divergences éclatant au sein du parti, alors que tous ceux qui arrivent d’Allemagne nous assurent que les camarades ont été jetés dans la plus grande confusion par ce comportement des chefs et ne sont pas du tout d’accord avec eux. C’est tout à fait dans la nature de nos ouvriers qui nous donnent une magnifique preuve de leur valeur, car rien ne serait possible autrement. Le mouvement allemand a cette particularité que toutes les erreurs de la direction sont sans cesse corrigées par les masses, et cette fois-ci ce sera encore la même chose [3].

LE VERITABLE NOYAU DU MOUVEMENT OUVRIER

En Allemagne, après trois années de persécutions inouïes, d’une pression continuelle, d’impossibilité absolue de s’organiser publiquement et même tout simplement de s’entendre, nos hommes non seulement sont là avec la même force qu’auparavant, mais sont encore plus forts [4]. Et ils se renforcent précisément sur un fait essentiel : le centre du mouvement est transféré des districts semi-ruraux de Saxe vers les grandes villes industrielles.

La masse de nos partisans en Saxe se compose d’artisans tisseurs qui sont voués au déclin par le métier à vapeur et ne continuent de végéter qu’en adjoignant à leur salaire de famine des occupations domestiques (jardinage, ciselage de jouets, etc.). Ce ne sont donc pas des représentants nés du socialisme révolutionnaire au même degré que les ouvriers de la grande industrie. Ils n’en sont pas pour autant par nature réactionnaires (comme, par exemple, les derniers tisserands à main le sont finalement devenus ici, en constituant le noyau des Ouvriers conservateurs), mais à la longue ils sont incertains, et ce en raison de leur atroce situation de misère, qui les rend moins capables de résister que les citadins, et de leur dispersion qui permet plus aisément de les faire passer sous le joug politique que les habitants des grandes villes. Après avoir lu les faits rapportés dans le Sozial-demokrat [5], on peut effectivement être étonné de l’héroïsme avec lequel ces pauvres diables ont pu résister encore en si grand nombre.

Cependant, ils ne forment pas le véritable noyau d’un grand mouvement ouvrier à l’échelle nationale. Leur misère les rend dans certaines circonstances comme de 1865 à 1870 plus rapidement réceptifs aux idées socialistes que les gens des grandes villes. Quiconque est en train de se noyer s’accroche à n’importe quel fétu de paille et ne peut attendre jusqu’à ce que le navire quitte la rive pour apporter du secours.

LE NAVIRE ET LE FETU DE PAILLE

Or le navire, c’est la révolution socialiste, et le fétu de paille, le protectionnisme et le socialisme d’État. Il est caractéristique que, dans ces régions, il n’y a pratiquement que des conservateurs qui aient une chance de nous battre. Et si, à l’époque, Kayser a pu faire une telle idiotie lors du débat sur le protectionnisme, cela provenait des électeurs, notamment ceux de Kayser, comme Bebel lui-même me l’a écrit.

Maintenant, tout est différent. Berlin, Hambourg, Breslau, Leipzig, Dresde, Mayence, Offenbach, Barmen, Elberfeld, Solingen, Nuremberg, Francfort-sur-le-Main, Hanau, outre Chemnitz et les districts des Monts des géants, tout cela donne une tout autre base. La classe révolutionnaire, de par sa situation économique, est devenue le noyau du mouvement. En outre, le mouvement s’étend uniformément à toute la partie industrielle de l’Allemagne, alors qu’il se limitait auparavant à quelques centres strictement localisés : il s’étend à présent seulement à l’échelle nationale, et c’est ce qui effraie le plus les bourgeois.

LES MASSES ET LES « CHEFS »

Les nouvelles sur les incidents à propos des « chefs » en Allemagne nous ont vivement intéressés [6]. Je n’ai jamais caché qu’à mon avis les masses étaient bien meilleures en Allemagne que messieurs les chefs, surtout depuis que, grâce à la presse et à l’agitation, le parti est devenu une vache à lait qui les approvisionne en bon beurre, et même depuis que Bismarck et la bourgeoisie ont subitement tué cette vache.

Les mille existences qui ont été ruinées subitement de ce fait ont le malheur personnel de n’être pas lancées dans une situation directement révolutionnaire, mais d’être frappées d’interdit et mises au ban. Autrement, nombre de ceux qui crient misère seraient déjà passés dans le camp de Most ou trouveraient que le Sozial-demokrat n’est pas assez violent.

La plus grande partie d’entre eux sont restés en Allemagne et se sont fixés dans des localités passablement réactionnaires où ils sont mis au ban du point de vue social, mais dépendent des philistins pour leur subsistance et sont en grande partie gangrenés par le philistinisme lui-même.

Il n’est pas étonnant que, sous la pression du philistinisme, il leur vint l’idée folle , en réalité tout à fait absurde , qu’ils pourraient y changer quelque chose en étant dociles.

Or, l’Allemagne est un pays absolument infâme pour ceux qui n’ont pas une grande force de caractère [7]. L’étroitesse et la mesquinerie des conditions civiles aussi bien que politiques, l’ambiance des petites villes, et même des grandes, les petites chicanes qui se renouvellent sans cesse dans la lutte avec la police et la bureaucratie, tout cela use et lasse au lieu d’inciter à la fronde , et c’est ainsi que, dans la « grande chambre d’enfants [8] », nombreux sont ceux qui deviennent eux aussi puérils.

PETITES CONDITIONS , MESQUINES CONCEPTIONS

De petites conditions produisent de mesquines conceptions, et il faut déjà beaucoup d’intelligence et d’énergie à celui qui vit en Allemagne pour être capable de voir au-delà du cercle tout à fait immédiat et garder en vue l’enchaînement général des événements historiques, sans tomber dans l’ « objectivité » satisfaite qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez et ne représente que le subjectivisme le plus borné qui soit, même si des milliers de tels sujets le partagent.

Tout naturel que fût donc le surgissement de cette orientation qui cache son manque de compréhension et de volonté de résistance par une « objectivité superintelligente », il faut la combattre avec énergie.

Et c’est là où la masse des ouvriers offre le meilleur point d’appui. En effet, les ouvriers sont à peu près les seuls à vivre dans des conditions modernes en Allemagne, toutes leurs petites et grandes misères trouvent leur centre dans la pression du capital.

Tandis que tous les autres combats, tant politiques que sociaux, sont mesquins et misérables, et ne tournent qu’autour de fripouilleries, leur combat à eux est le seul qui soit de grande envergure, le seul qui soit à la hauteur de notre époque, le seul qui ne démoralise pas les combattants, mais leur injecte sans cesse une énergie nouvelle.

LES OUVRIERS CONTRE L’HYPOCRISIE DOMINANTE

Plus vous chercherez donc vos correspondants parmi les ouvriers authentiques et non encore devenus des « chefs », plus vous aurez de chance d’opposer un contrepoids à l’hypocrisie dominante.

Je viens d’écrire à Liebknecht à cause de ses discours à la Diète [9] ; en réponse, il m’a écrit qu’il s’agissait de « tactique » (or, cette tactique, je l’avais précisément définie comme constituant un obstacle à notre collaboration ouverte) et que désormais on parlerait autrement au Reichstag.

Pour ta part certes tu l’as fait, mais que faut-il penser de cette façon de parler de Liebknecht sur l’« honnêteté du chancelier impérial » ! Il peut l’avoir pensé ironiquement, mais cela ne se voit pas dans le compte rendu, et comment la presse bourgeoise a exploité cela !

Je n’ai pas répondu à sa dernière lettre, cela ne servirait à rien. Mais Kautsky lui-même nous dit que Liebknecht écrit partout, par exemple en Autriche, que Marx et moi nous sommes entièrement d’accord avec lui et souscrivons à sa « tactique », et on le croit. Cela ne peut pas durer éternellement comme cela...

Je comprends très bien que les doigts vous démangent, puisque tout se développe si avantageusement pour nous en Allemagne et que vous ne pouvez pas y contribuer, ayant les mains liées. Mais cela n’est pas nuisible.

LA FORCE MOTRICE VERITABLE

En Allemagne, on a attribué une importance trop grande à la propagande ouverte (Viereck en est un exemple frappant : il était tout à fait abattu parce qu’il n’était plus possible de faire publiquement de la propagande), mais on s’est trop peu préoccupé de la force motrice véritable des événements historiques. Ce ne peut être qu’un avantage que nous trouvions une correction dans l’expérience pratique.

Les succès que nous n’engrangeons pas maintenant ne sont pas perdus pour autant.

Seuls les événements peuvent secouer et réveiller les masses populaires indifférentes et passives, et même s’il est vrai que la conscience de ces masses secouées reste encore terriblement confuse dans les circonstances actuelles, le mot rédempteur n’en éclatera que plus violemment, et l’effet sur l’État et la bourgeoisie n’en sera que plus drastique lorsque les 600 000 voix tripleront subitement, lorsque, en plus de la Saxe, toutes les grandes villes et les districts industriels nous reviendront, et que les ouvriers agricoles aussi seront placés dans une situation où ils commenceront à nous comprendre.

Il vaut beaucoup mieux que nous arrachions la conquête des masses d’un seul coup plutôt que progressivement, par la propagande publique qui, dans les circonstances actuelles, se calmerait bientôt de nouveau.

Dans les circonstances présentes, les hobereaux, les curés et les bourgeois ne peuvent pas nous permettre de leur saper les fondations sous les pieds, et c’est aussi bien qu’ils le fassent eux-mêmes.

Le temps reviendra bientôt où un autre vent soufflera. En attendant, vous avez à subir ces épreuves dans votre propre chair et à subir les infamies du gouvernement et des bourgeois, et ce n’est pas drôle. Seulement n’oubliez pas une seule des saletés que l’on aura faites à vous et aux vôtres, le temps de la vengeance viendra et elle devra être consciencieusement exécutée.

L’IMMIXTION DE L’ETAT N’EST PAS LE SOCIALISME

C’est une falsification purement intéressée des bourgeois de l’école de Manchester que de qualifier toute immixtion de l’État dans la libre concurrence de « socialisme » : protection douanière, organisation d’associations, monopole du tabac, nationalisation de branches d’industrie, commerce maritime, manufacture royale de porcelaine [10].

C’est ce que nous devons critiquer, mais non croire. Si nous y croyons et fondons là-dessus nos analyses théoriques, nous partons des mêmes prémisses que ces bourgeois, à savoir la simple affirmation que ce prétendu socialisme n’est rien d’autre que, d’une part, une réaction féodale et, d’autre part, un prétexte pour extorquer de l’argent, en ayant, en outre, l’intention de transformer des prolétaires aussi nombreux que possible en stipendiés et fonctionnaires dépendants de l’État ; autrement dit, d’organiser également une armée de travailleurs aux côtés de l’armée disciplinée de soldats et de fonctionnaires [11].

Remplacer les inspecteurs de fabrique par des fonctionnaires hiérarchisés de l’État et appeler cela socialisme, c’est vraiment très beau ! Mais c’est à quoi on en arrive si l’on croit ce que disent les bourgeois , qui au reste n’y croient pas eux-mêmes, mais ne font que semblant , à savoir que État = socialisme.

Par ailleurs, je trouve que la ligne générale que vous comptez donner à votre journal correspond en gros à ce que nous pensons ; je me réjouis aussi de ce que, ces derniers temps, vous ne faites plus un tel abus du mot révolution.

Cela allait très bien au début, après les terribles compromissions de 1880 ; mais il vaut mieux même vis-à-vis de Most , se garder d’employer les grandes phrases. On peut exprimer des idées révolutionnaires sans lancer constamment à la face du lecteur le mot de « révolution ». Ce pauvre Most est, de toute façon, complètement fou, il ne sait plus à quoi se rattacher, et voici que le succès remporté par Fritzsche et Viereck en Amérique lui enlève le dernier souffle de vent dans les voiles [12].

Avant-hier, Singer est venu me rendre visite, et j’ai appris de lui que la boîte aux lettres était toujours bonne [13]. Je n’en étais pas sûr, étant donné que je ne l’ai pas utilisée depuis quelque temps.

L’ETATISATION ? FOUTAISES !

Il avait des hésitations sur un autre point. Il fait partie de ceux qui voient dans l’étatisation une mesure en quelque sorte à moitié socialiste ou du moins préparant le socialisme, et qui ont donc un engouement secret pour la protection douanière, le monopole du tabac, la nationalisation des chemins de fer, etc. Ce sont là des foutaises qui ont été héritées de l’adversaire par certains des nôtres qui n’ont su mener la lutte contre des théories du libre-échange des Manchestériens que sous un seul angle. Ces foutaises trouvent, en outre, un grand écho chez les éléments studieux, venus de la bourgeoisie, parce qu’elles leur permettent dans les discussions de répondre plus facilement à leurs interlocuteurs bourgeois et « cultivés ».

Vous avez discuté récemment de ce point à Berlin, et comme il me l’a dit, son point de vue ne l’a pas emporté, heureusement. Nous ne devons pas nous couvrir de honte du point de vue politique et économique, en prenant de tels égards. Je me suis efforcé de lui faire comprendre :

 1. qu’à notre avis la protection douanière est une mesure tout à fait erronée pour l’Allemagne (pas pour l’Amérique, en revanche) parce que notre industrie s’est développée sous le régime du libre-échange, devenant ainsi capable d’exporter ; or, pour maintenir cette capacité d’exportation, il lui faut absolument la concurrence des produits semi-fabriqués étrangers sur le marché intérieur ; son industrie sidérurgique produit deux fois plus que les besoins intérieurs et n’utilise donc la protection douanière que contre le marché intérieur, comme le prouve par ailleurs le fait qu’elle vend à vil prix à l’extérieur ;

 2. que le monopole du tabac est une étatisation si minime qu’il ne peut même pas nous servir d’illustration dans un débat, et qu’en outre je peux m’en ficher complètement que Bismarck le réalise ou non, étant donné que cela ne peut que tourner finalement à notre avantage ;

 3. que la nationalisation des chemins de fer ne sert que les actionnaires qui vendent leurs actions au-dessus de leur valeur, mais absolument pas nous, parce que nous viendrons rapidement à bout des quelques grandes compagnies ferroviaires, dès que nous aurons l’État en main ; que les sociétés par actions nous ont déjà démontré jusqu’à quel point les bourgeois en tant que tels sont superflus, puisque toute la gestion est assurée par des employés salariés, et que les nationalisations n’apportent aucune preuve nouvelle à ce sujet [14]. Singer s’est cependant trop fait à cette idée, et n’a été d’accord que pour reconnaître que, du point de vue politique, la seule position correcte était d’avoir une attitude de rejet.

Les cinq numéros du Sozial-demokrat parus depuis le début de l’année témoignent d’un important progrès [15].

FINI LE DESESPOIR DE « L’HOMME BATTU » !

C’en est fini du ton de désespoir de l’ « homme battu » et du philistinisme grandiloquent qui le complète, de la docilité petite-bourgeoise alternant avec de grandes phrases révolutionnaires à la Most, enfin de l’éternelle préoccupation du socialisme petit-bourgeois et anarchisant. Le ton est devenu alerte et conscient ; le journal ne cherche plus à arrondir les angles, et s’il reste comme il est, il servira à tenir le moral de nos gens en Allemagne.

Étant donné que vous avez La Nouvelle Gazette rhénane, vous feriez bien de la lire de temps à autre. C’est précisément le dédain et les sarcasmes avec lesquels nous traitions nos adversaires qui, dans les six mois précédant la proclamation de l’état de siège, nous rapportèrent dans les six mille abonnés, et bien que nous ayons dû recommencer en novembre à partir de zéro, nous avions atteint de nouveau ce chiffre et même plus en mai 1849. La Gazette de Cologne vient d’avouer qu’elle-même n’en avait que neuf mille à l’époque.

Comme vous semblez manquer de feuilletons, vous pourriez reproduire, par exemple, le poème « Ce matin j’ai fait le voyage pour Düsseldorf » du n°44, ou bien : « Un bouffeur de socialiste de 1848 », de La Nouvelle Gazette rhénane du 14 juillet 1848, dont l’auteur est Georg Weerth (mort à La Havane en 1856). En avant donc !

EN AVANT DONC !

Nous avons été très ennuyés d’apprendre que vous avez manifesté le désir de quitter le journal [16]. Nous ne voyons absolument pas de raison pour que vous quittiez ce poste, et nous serions très heureux si vous reveniez sur votre décision.

Vous avez rédigé le journal avec talent dès le début et vous lui avez donné le ton qu’il fallait, tout en développant l’esprit d’ironie nécessaire. Dans la direction d’un journal, ce qui importe ce n’est pas tant l’érudition que la rapidité avec laquelle on saisit sur-le-champ la question par le bout qu’il faut, et c’est ce que vous avez presque toujours fait avec bonheur.

Cela, Kautsky, par exemple, ne saurait pas le faire, lui qui a toujours des points secondaires à considérer, ce qui peut être une fort bonne chose pour d’assez longs articles de revue, mais non pour un journal où il faut se décider très vite.

Il ne faut pas que, dans un journal de parti, on ne voie plus la forêt à force de regarder les arbres. Certes, à côté de vous, Kautsky serait très bien, mais tout seul je crains que ses scrupules de conscience théoriques ne l’empêchent trop souvent d’avancer le point d’attaque décisif aussi directement qu’il le faut dans le Sozial-demokrat.

Je ne vois donc pas qui pourrait vous remplacer en ce moment et tant que Liebknecht sera en prison [17]. De toute façon, il serait absurde qu’il aille à Zurich si ce n’est pas absolument nécessaire, car sa présence est plus utile au Reichstag. Vous voyez bien que vous devez rester, que vous le vouliez ou non.

Si nous ne sommes pas encore entrés en scène directement, notamment dans le Sozial-demokrat, ce n’est pas, soyez-en sûr, à cause de la manière dont vous en avez dirigé jusqu’ici la rédaction. Au contraire. Cela tient précisément aux faits qui se sont produits au commencement (aussitôt après la promulgation de la loi antisocialiste [18] et aux manifestations qui ont eu lieu en Allemagne.

Certes, on nous a promis que cela ne se reproduirait plus, que l’on exprimerait sans ambages le caractère révolutionnaire du parti et qu’on saurait le lui conserver. Mais nous voulions le voir.

Nous avons si peu la certitude (bien au contraire) de l’esprit révolutionnaire de plusieurs de ces messieurs que nous serions très désireux que l’on nous communique les comptes rendus sténographiques de tous les discours tenus par nos députés.

Après que vous les aurez utilisés, vous pourriez nous les envoyer pour quelques jours, et je me porte garant de ce qu’on vous les renverra rapidement. Cela contribuera à déblayer les derniers obstacles qui subsistent encore entre nous et le parti en Allemagne , non pas de notre faute. Cela entre nous.


Notes

[1] Cf. Engels à Johann Philipp Becker, 1° avril 1880.
Après avoir étudié le contexte historique dans lequel le parti allemand évolue, et constaté qu’un type nouveau de parti s’impose à la classe ouvrière européenne, Engels définit le type d’organisation que devrait revêtir, à ses yeux, le parti dans la phase nouvelle.

[2] Engels fait allusion aux électeurs ayant voté pour les social-démocrates lors des élections du 30 juillet 1878 avant l’adoption de la loi antisocialiste. Selon son expression, cela permet de compter les forces dont on peut éventuellement disposer.

[3] Le prolétariat allemand a fait preuve de cette capacité tout au long de la crise sociale de 1917 à 1930 en Allemagne. Rosa Luxemburg s’y était appuyée inlassablement dans sa lutte contre les errements opportunistes et révisionnistes, mais sans doute cette spontanéité, remarquable au reste, des masses prolétariennes n’était-elle pas suffisante.

[4] Cf. Engels à Eduard Bernstein, 30 novembre 1881.
Ce passage précise le sens que l’on peut donner à l’affirmation d’Engels selon lequel : « Aujourd’hui, le prolétariat allemand n’a as besoin d’organisation constituée, ni publique ni secrète : la simple association qui va de soi de membres de la même classe professant les mêmes idées suffit à ébranler tout l’Empire allemand, même sans statuts, ni comités directeurs, ni résolutions, ni autres formalités. » (Cf. t. II, p. 42). Le mouvement ouvrier croît irrésistiblement et sans entraves sous l’impulsion du développement économique, jusqu’à ce que se constitue un parti nouveau, selon l’expression d’Engels.

[5] Cf. l’article du 17 novembre 1881 : « Pourquoi nous sommes battus à Glauchau ? », sur la misère et l’oppression atroces des tisserands de la région de Glauchau-Meerane.

[6] Cf. Engels à Eduard Bernstein, 25 janvier 1882.
Lors des débats au Reichstag sur l’état de siège du 11 décembre 1881, deux députés social-démocrates Wilhelm Blos et Wilhelm Hasenclever déclinèrent toute responsabilité pour l’attitude du Sozial-demokrat. Dans son éditorial du 15 décembre 1881 Bernstein qui s’était ressaisi écrivait : « Il faut absolument jouer cartes sur table au Reichstag et prendre parti : il ne peut y avoir de faux-fuyants. »

[7] Engels analyse ici sans ménagement non seulement les conditions sociales allemandes qui forment le terrain dans lequel évolue nécessairement le parti social-démocrate, mais encore la qualité du matériel humain qui compose les organisations ouvrières. Le parti, n’étant pas un deus ex machina, doit être conçu en ces termes réels.

[8] Cité d’après le poème de Heinrich Heine « Pour l’apaisement » contenu dans les Poèmes de notre temps : « Allemagne, la dévote chambre d’enfants n’est pas une mine romaine d’assassins. »

[9] Cf. Engels à August Bebel, 25 août 1881.
Le 31 mai 1881, Liebknecht avait tenu un discours au Reichstag à propos de l’assurance-accident des travailleurs. Il y dit entre autres : « En prenant en main l’assurance contre les accidents dans l’industrie, l’État se place dans une situation où il doit prendre en charge le contrôle de l’industrie. C’est absolument nécessaire. Si le comte Bismarck ne désire pas ces conséquences, sa loi n’est qu’une misérable farce, pire encore, la plus infâme des manœuvres électorales, mais nous ne pouvons tout de même pas l’en croire capable. Qu’il prenne les choses au sérieux, c’est ce que sa fonction, son intérêt nous garantissent c’est son devoir. » Le compte rendu de La Gazette générale d’Augsburg reproduisit ce passage comme suit le 3 juin 1881 : « La réglementation complète de nos conditions industrielles par l’État en est la conséquence nécessaire, et étant donné l’honnêteté du Chancelier, sa fonction nous garantit qu’il en tirera cette conséquence. »
La lettre d’Engels à Liebknecht a été perdue, ainsi que la réponse de ce dernier.
Dans les papiers d’Engels, on a trouvé le compte rendu suivant d’un des discours plus que mou de Liebknecht : « Diète de Saxe, le 17 février 1880 : LIEBKNECHT : [...] Nous protestons contre l’affirmation que nous soyons un parti subversif [...] . La participation de notre parti aux élections est, au contraire, une action qui démontre que la social-démocratie n’est pas un parti de subversion. À partir du moment où un parti se place sur la base de tout l’ordre légal le suffrage universel , participe aux élections, et manifeste donc qu’il est disposé à collaborer à la légalité et à l’administration du bien public, à partir de ce moment il a déclaré qu’il n’est pas un parti de subversion [...]. »
(Cf . MARX-ENGELS, Briefe an A. Bebel, Liebknecht, K. Kautsky und andere, Teil 1, 1870-1880, Moskau-Leningrad, 1933, p. 521-522.)

[10] Cf. Engels à Eduard Bernstein, 12 mars 1881.
Engels poursuit ici sa critique des parlementaires social-démocrates (cf., par exemple, l’intervention citée dans la note précédente où Liebknecht demande à Bismarck d’étatiser toute l’industrie, ce qui en l’occurrence est non seulement une grave faute politique, mais encore une absurdité économique, comme le remarque Engels dans l’Anti-Dühring : « Ce n’est que dans le cas où les moyens de production et de communication sont réellement trop grands pour être dirigés par les sociétés par actions, où donc l’étatisation est devenue une nécessité économique, c’est seulement en ce cas qu’elle signifie un progrès économique, même si c’est l’État actuel qui l’accomplit ; qu’elle signifie qu’on atteint à un nouveau stade, préalable à la prise de possession de toutes les forces productives par la société elle-même. Mais on a vu récemment, depuis que Bismarck s’est lancé dans les étatisations, apparaître un certain faux socialisme qui même, çà et là, a dégénéré en quelque servilité, et qui proclame socialiste sans autre forme de procès toute étatisation, même celle de Bismarck... Si Bismarck, sans aucune nécessité économique, a étatisé les principales lignes de chemins de fer en Prusse, simplement pour pouvoir mieux les organiser et les utiliser en temps de guerre, pour faire des employés de chemins de fer un bétail électoral au service du gouvernement et surtout pour se donner une nouvelle source de revenus indépendants des décisions du Parlement ce n’étaient nullement là des mesures socialistes, directes ou indirectes, conscientes ou inconscientes. » (Éd. sociales, p. 317, note.)
En faisant une erreur théorique fausse appréciation d’un pur point d’économie politique , le parti peut jeter le prolétariat dans les bras de la bourgeoisie et du gouvernement, lui faisant oublier ses intérêts de classe propre et renforçant l’ennemi à abattre : la théorie est une arme matérielle.

[11] Dans La Question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand, Engels donne cette brève définition du but du « socialisme impérial » : « Une partie de la bourgeoisie, comme des ouvriers, est directement achetée. L’une par les filouteries colossales du crédit qui font passer l’argent des petits capitalistes dans la poche des grands ; l’autre par les grands travaux nationaux, concentrent dans les grandes viles, à côté du prolétariat normal et indépendant, un prolétariat artificiel et impérial, soumis au gouvernement. » (Cf. Écrits militaires, p. 483.)

[12] Au premier congrès illégal de la social-démocratie allemande (du 20 au 23 août 1880 au château de Wyden en Suisse), il avait été décidé d’organiser régulièrement des collectes d’argent pour trouver des fonds pour le parti. Ainsi on envoya, en février-mars 1881, Fritzsche et Viereck aux États-Unis pour y faire une tournée d’agitation. Celle-ci connut un grand succès et rapporta quelque 13 000 marks au parti allemand. Toutefois, Engels reprocha à Fritzsche et Viereck d’avoir « rabaissé le point de vue du parti au niveau de la démocratie vulgaire et du philistinisme prudhommesque » ce que ne pouvait compenser et réparer « aucune somme d’argent américain » (Engels à Bebel, 1er janvier 1884).

[13] Cf. Engels à August Bebel, 16 mai 1882.

[14] Les sociétés par actions internationales démontrent la justesse de la position d’Engels qui ne voit pas dans les nationalisations le dernier mot de la forme d’organisation de la production capitaliste. À propos de la gestion de l’industrie moderne par les salariés, cf. MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, t. II, p. 30-41.

[15] Cf. Engels à Eduard Bernstein, 2 février 1881.
La polémique autour de l’orientaion de l’organe du parti, le Sozial-demokrat, en est maintenant à un tournant : les idées de Marx-Engels l’ont emporté. On a peu d’indications sur la manière dont s’est opéré cet heureux tournant. En effet, Marx-Engels interviennent essentiellement lorsqu’il s’agit de redresser quelque chose qui ne va pas dans l’activité du parti. Il serait pourtant d’un grand intérêt de savoir comment leur intervention a produit son effet. Mais on peut se demander qu’elle fut la cause exacte de la conversion : développement tumultueux de l’industrie allemande, obéissance à la ligne générale qui finit par s’imposer, climat général poussant à gauche, talent d’homme de plume aussi à l’aise dans la littérature socialiste que petite-bourgeoise ? Quoi qu’il en soit, l’orientation générale prise par le parti, sur laquelle Marx-Engels ont indubitablement influé, a joué un rand rôle. L’organisation du parti est un merveilleux moyen de discipliner et de coordonner les efforts et les idées d’un groupe d’hommes, mais cette faculté de cohésion ne saurait être une panacée. Car si elle peut éveiller l’illusion d’une grande force et endormir ceux qui ne demandent qu’à être rassurés, il faut bien reconnaître, avec l’expérience historique, que ce critère pèse peu devant la réalité du mouvement qui est infiniment plus complexe, et exige des efforts et un esprit critique de tous les instants.
Après avoir attaqué Bernstein avec force, voici qu’Engels va demander avec insistance à celui-ci de demeurer à son poste. Le paradoxe n’est qu’apparent. Engels n’en voulait pas à Bernstein, l’individu n’a guère de poids, comme on le constate à ses revirements dans l’organisation du parti.

[16] Cf. Engels à Eduard Bernstein, 14 avril 1881.

[17] En novembre 1880, Wilhelm Liebknecht fut emprisonné à Leipzig afin de purger une peine de six mois.

[18] Comme à chaque « tournant » que doit effectuer le parti sous la pression de l’adversaire, il y eut des hésitations, des divergences et des conflits au sein de la social-démocratie allemande au moment où elle tomba sous le coup de la loi antisocialiste. Ce furent les éléments qui avaient une vision théorique ample et une longue expérience de la lutte A. Bebel, W. Bracke et Liebknecht, sans parler de Marx et Engels qui surent le mieux défendre la continuité révolutionnaire du parti. Cependant, la crise fut si grave que le comité directeur du parti se saborda avant même que la loi n’entrât en application. Cette décision fut prise sous la pression des éléments qui surestimèrent le pouvoir de l’État bureaucratico-militaire et cherchèrent à éviter un régime de terreur en abdiquant purement et simplement les principes révolutionnaires. L’absence d’une direction claire et ferme au cours des premiers mois de l’application de la loi antisocialiste rendit plus difficile la contre-attaque, sans parler de ce qu’elle favorisa l’entrée en scène massive d’éléments opportunistes, qui évoluaient surtout dans le groupe parlementaire autour des Wilhelm Blos et Max Kayser.
Les anarchistes rejoignirent directement quoiqu’en apparence par une voie opposée les éléments opportunistes de droite du fait que, face à l’offensive gouvernementale, ils niaient et combattaient toute forme organisée des associations et du parti ouvriers ainsi que de la lutte de classe révolutionnaire, en ne prônant que l’action individuelle et en se soûlant de phrases révolutionnaires. L’ancien social-démocrate Johann Most se fit le porte-parole des anarchistes en fondant à Londres la Freiheit. Il fut rejoint plus tard par le groupe de Wilhelm Hasselmann, ancien lassalléen et député social-démocrate au Reichstag