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Maurice Grimaud nous a quittés

Publie le mardi 21 juillet 2009 par Open-Publishing
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Hommage au préfet Grimaud, par Régis Debray
LE MONDE | 08.05.08 | 13h31

Quand en mai 2068, rejoignant celles de l’Abbé Pierre, les cendres de M. Daniel Cohn-Bendit seront transférées au Panthéon, puissent les restes de M. Maurice Grimaud accompagner le catafalque - à distance respectueuse, s’entend. Telle est l’humble supplique que j’adresse par avance, principe de précaution, au consulting de la marque France chargé de cette panthéonade dansante, innovante et payante, sponsorisée par Total et Google. "Au beautiful people, notre holding reconnaissant", lira-t-on alors sur le fronton relooké du temple franchouillard et laïque du haut de la rue Soufflot. N’oubliez pas, ô princes du marketing de demain, l’ancien préfet de police de Paris grâce auquel notre révolution libertarienne et fondatrice, l’année zéro de l’actionnaire régénéré du XXIe siècle, aura pu se dérouler sans mort par balle (étudiant ou écolier).

Pourquoi cette bouteille à la mer ? Parce qu’un témoin ébloui du cinquantenaire en cours s’étonne de ce qu’il ne soit pas plus fait mention, dans notre épatante envolée d’autocélébrations, du discret humaniste alors en charge des forces de l’ordre. Certes, il ne fut pas seul à la manoeuvre. De Gaulle lui-même sut résister à certains va-t-en-guerre de son entourage qui lui recommandaient la manière forte. A son retour de Roumanie, quand il donna l’ordre : "Reprendre ce soir l’Odéon et demain la Sorbonne", il se garda d’ajouter un "quel qu’en soit le prix", qui eût été fatidique. M. Grimaud, qui se souvenait des infamies de son prédécesseur, M. Papon, ainsi que du 6 février 1934 à la Concorde, plaça aussitôt CRS et gendarmes mobiles (qui eurent deux morts de leur côté) sous les ordres de commissaires expérimentés, chapitra les plus exaspérés, oralement et par écrit, s’entendit avec les syndicats de police, et envoya à Beaujon, où étaient retenus les interpellés, des équipes médicales pour prévenir les passages à tabac.

Si, au cours de semaines démentielles où l’on pouvait craindre le pire à tout moment, l’irréparable n’a pas eu lieu, si les jours des farouches lutteurs qui ont rompu nos chaînes ne furent jamais sérieusement en danger, ils le doivent pour beaucoup au chef des "= SS", à "Grimaud assassin" ! Ce petit homme courtois et fluet, au verbe rare, droit et souriant, par ailleurs licencié ès lettres et diplômé d’histoire, dirigea par la suite le cabinet de Gaston Defferre et veilla à l’application en France de la convention européenne sur la prévention de la torture.

Le grand commis infatigable et cultivé n’est plus à la fête. Un préfet, c’est de l’institutionnel : barbant. Le show comme le bizz n’en ont plus que faire. Et quelle est sa marge de manoeuvre, entre l’Europe qui stipule et la région qui exécute ? C’est seulement par temps de crise, tourmente, grève ou émeute, qu’il redevient indispensable. Le haut fonctionnaire désintéressé, le directeur d’administration plaçant le bien commun au-dessus des partis et des sondages est entré au purgatoire et l’abaissement de l’Etat n’a pas fait son bonheur. Envoyée par le fond avec les vestiges du gaullo-communisme exécré, l’idée peu lucrative du service d’intérêt général, voire de la mission, n’attire plus les jeunes ambitieux surdoués qui, au sortir des écoles, se dirigent là où il y a de la lumière. Les parachutes font envie : ils sont d’or ; les placards rebutent : trop dédorés. C’est devenu un lieu commun - au sociologue critique et au modernisateur acritique - que de brocarder la noblesse d’Etat, ignorante du marché et des vraies valeurs de compétitivité. Sus aux bureaucrates, vive l’autogestion, criait-on au Quartier latin sous les lacrymogènes. Honte à l’étatisme, à l’immobilisme, à la société disciplinaire et castratrice... Vieille tradition hexagonale : mettre la flèche à gauche pour tourner à droite. La bascule du public au privé s’est officialisée dans les années 1980. Le passage obligé du lévite par l’administration s’est raccourci. Hauts magistrats, conseillers d’Etat, inspecteurs des finances ne pantouflent plus la soixantaine mais la quarantaine venue. Quand l’Etat est à terre, l’argent est sans maître. Et magnétise les impatiences comme les imaginaires.

1968-2008. Vicissitudes des grandeurs temporelles. Antigone et Créon ont échangé splendeur et misère. Les ex-trublions font désormais autorité ; les préfets, quand ils n’ont pas péri d’une balle dans le dos, ont dépéri. Le costume à feuilles de chêne évoque Fouché ou Papon. Comme s’il n’y avait pas eu, comme s’il n’y avait pas encore, dans les grises bâtisses du chef-lieu, des Jean Moulin, des Raymond Aubrac, des Maurice Grimaud. N’est-ce pas pour beaucoup grâce à ces disgraciés de l’écran et du micro, ces Petit Chose de la comptabilité nationale que la République française n’est pas encore tout à fait "l’Etat libre associé" (nom officiel de Porto Rico) qu’appellent de leurs voeux les zélés de la Françamérique ?

Revenez-nous vite, M. Grimaud. La rue s’agite et le printemps arrive. Sait-on jamais. On va avoir besoin de vous.

Régis Debray est écrivain, directeur de la revue "MédiuM".

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