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Léon est mort

Publie le mercredi 29 juillet 2009 par Open-Publishing
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Notre maréchaussée au service du grand marché

de Lisa SION

En arrivant dans ce petit hameau en impasse qui donnait l’impression de paix un peu lugubre, après les premiers pas dans ce silence pesant vers cette sombre entrée, je découvris notre hôte. Il était seul derrière sa porte ouverte, comme prêt à la refermer, assis mais redressé dans son fauteuil usé, le bras gauche installé au repos et tranquille sur l’accoudoir noirci, mais le droit agrippé sur son fusil caché, juste derrière la porte.

Après avoir scandé sur un ton appuyé son nom à la volée, mon accompagnateur s’arrête comme pour vérifier qu’il l’a bien entendu et observe sa réaction en attendant le geste de sa reconnaissance. Le vieux Léon, dégage sa main droite à notre vue et d’un signe nous invite à approcher. Il est le dernier d’une longue lignée de paysans autarciques qui ont tout produit du fruit de leur riche terre. Sa dernière activité consistait à réchauffer une fois par semaine son four à pain classique. Celui-ci, construit plein vent dominant contre le pignon lui chauffait toute la maison. Il avait d’ailleurs installé son lit au dos exact dans la pièce principale, et le vent qui frappait le four en premier, dissipait sa chaleur dans les murs attenants et enroulait toute la bâtisse dans un cocon douillet.

Il était d’ailleurs encore chaud la semaine suivante et ne nécessitait qu’un maigre feu type cheminée, pour atteindre sa température idéale. Il y confectionnait des miches si tendres et si compactes, si lourdes pour les mains mais pas pour l’estomac, qu’elle se conservaient ainsi prêtes à être savourées durant sept longues journées. Se donnaient rendez vous une trentaine d’amateurs qui du bout du canton, arrivaient le dimanche, les habitués de leur tournées hebdomadaires dans leur famille, et passaient d’un détour par chez lui, au bout de son impasse.

Il ratissait de longues journées les céréales naturelles mûres qui poussaient dans ses champs, les laissait sécher au soleil des meilleures journées, après les avoir savamment étalées, et les battait dans le vent pour les séparer de leurs gangues légères. Il pilait cette farine dans son moulin à vent, une simple éolienne au toit d’un atelier, qui entrainait un axe fixé à une poulie dont une seule large courroie de cuir renvoyait l’énergie à différents outils. Il fabriquait la plus pure matière qu’il mélangeait à l’eau se sa source et un peu d’huile de noix chaude et ventilée, avant de la pétrir jusqu’à maturité. Son pain était si bon, si lourd et parfumé, si riche en qualité, qu’une seule miche dans ta musette, tu peux partir à l’aveuglette jusqu’à l’autre bout du pays sans manquer d’énergie, et chercher à partager l’amour avec cette miche dorée. Le seul fait de l’ouvrir, d’y planter son couteau, et d’en couper la première tranche, s’en extrait un fumet qui ressemble à rien d’autre, mais qui donne à lui seul une envie indomptée d’y planter droit son nez. En un mot, une invitation.

La plupart de ses client habitués échangeaient leurs services contre une part semblable de leurs activités réciproques, ce qui faisait d’eux, non pas des clients mais des participants. Ils apportaient une fois l’an une barrique de vin, collection de clous ou tirefonds, confitures et conserves, planches sciées ou savons artisanaux. Ainsi, les quelques clients qui le rétribuaient en monnaie, lui assuraient de payer ses factures d’électricité, d’assurances et l’essence de sa quatre ailes qui d’origine depuis trente ans affichait vingt huit mille kilomètres.

Il y eut un moment où tout était encore possible. L’homme, seul et fatigué, qui rencontrait tous les jours quelques jeunes pêcheurs habitués à passer par chez lui pour rejoindre la rivière toute proche, n’aurait eu qu’à accepter de donner son feu vert au plus dévoué d’entre eux, en courageux confrère. Notre homme aurait bien pu ainsi continuer jusqu’à la fin de sa belle vie, parce qu’un de ces jeunes rompu ou passionné, aurait entrepris de le seconder voire ensuite de s’installer, dans ce hameau abandonné qui abritait autrefois cinq familles, et lui appartenait dans sa totalité. Mais peut-être que la veille même de ce jour, une disparition fortuite d’un vélo ou d’une pendule, derrière un volet fracturé, l’a contraint à se refermer sur sa terre recroquevillée. Et cela d’autant plus qu’il dut faire appel à l’autorité pour se plaindre de ce forfait, prendre sa voiture et quitter son quartier pour porter sa plainte sur le cahier de main courante, et demander la protection de l’organe majeur de défense et de surveillance central du pays.

Mais c’est ce geste qui l’a achevé et l’a perdu à jamais. La maréchaussée, auprès de laquelle il venait demander protection, en profita pour enquêter sur son activité qu’il décrivit fièrement, bien mal lui en prit.

Ils lui interdirent d’effectuer sa dernière activité traduite comme un marché parallèle non déclaré, et s’est vu obligé de déclarer devant l’impôt, ce revenu illégal après l’avoir organisé dans la transparence la plus aux normes, dans les règles du grand marché. C’est à dire, n’acheter que de la farine agrémentée, ne la mélanger qu’avec des produits assermentés à de l’eau du réseau commun qu’il dédaignait pour son puits, et tenir une comptabilité sous la surveillance d’un fonctionnaire d’État. L’obliger ainsi à œuvrer pour une Société dont il n’avait qu’une mince conscience, et naturellement qu’une partielle confiance, n’ayant même pas la télé.

C’était lui demander, à son age avancé de se plier au règlement, d’entrer de plein gré, comme un maillon articulé, dans la grande chaine sociale légale, de devenir marchand, et il a dû s’exécuter...

Léon a cessé d’opérer, se coupant là de son filon, de son réseau sans prétentions, des ses amis de passage, de sa raison de se lever tous les matins pour s’activer, pour son bien-être quotidien, et la reconnaissance des voisins. Au bout de son impasse, où plus personne ne passe, que les vautours de brocanteurs, de rôdeurs, de chasseurs, et autres formes de menteurs, de voleurs patentés et de touristes immobiliers, cinq ans durant il a tenu, discutant avec son moral avant d’oser s’engager dans un dernier dialogue oral, un tête à tête frontal, un bouche à bouche fatal, avec son seul ami. Notre homme est mort, seul, tué par son plus fidèle ami...son fusil.

Léon s’est exécuté...

Les rouages du mécanisme de l’économie de marché, vers lesquels nous sommes tous tentés de nous tourner, contraints par l’autorité, tue par milliers, l’espoir perdu de retraités restés en leur terres et racines, et de par le monde entier.

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