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Entretien avec Frei Betto

Publie le vendredi 2 octobre 2009 par Open-Publishing
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Pour célébrer le 50e anniversaire de la Révolution cubaine, l’ Association Suisse‐Cuba avait invité François Houtart (FH), professeur émérite de sociologie de l’Université Louvain‐la‐Neuve, fondateur du Forum des Alternatives et de la revue Alternatives Sud. FH est un des pères de la Théologie libération (TL). Nous avons aujourd’hui la chance de nous entretenir avec Frei Betto (FB),1 écrivain, porte‐voix de la Théologie de la libération et ex‐conseiller du Président brésilien Lula, sur les mêmes sujets que nous avions soumis à FH : Quelles alternatives après le capitalisme ? Et que pouvons‐nous apprendre des expériences alternatives en Amérique latine (AL) ?2 Dans ce sens, nous essaierons de simuler une sorte de dialogue entre ces deux grands connaisseurs des réalités sociales des pays du Sud.

fait foi la version originale en espagnol sur : www.cuba-si.ch

Andrea Duffour : Frei Betto, à quelles occasions avez‐vous rencontré François Houtart ?

Frei Betto : Je suis un ami très proche de François Houtart, depuis de nombreuses années et nous
avons des tâches communes en Amérique latine. FH connaît vraiment l’AL. Il a conseillé de nombreux
mouvements sociaux, ecclésiastiques, même des gouvernements. Nous avons conseillé ensemble le
gouvernement cubain lors de la visite de Jean‐Paul II en 1998 et la dernière fois que j’étais avec lui,
c’était lors du Forum Social de Belém. Nous partageons les mêmes points de vue, les mêmes
aspirations et les mêmes engagements.

AD : François Houtart (FH), ainsi qu’une partie de la population mondiale, dont je me permets de
vous inclure, ont analysé et compris les dimensions destructrices de la logique même du système
capitaliste, basé sur l’exploitation et la conversion en marchandise des êtres humains et de la
nature. Ces personnes sont arrivées à la conclusion qu’il ne suffit pas seulement de dénoncer les
abus du néolibéralisme, mais que le capitalisme lui‐même dans ses principes fondamentaux doit
être délégitimé et remplacé par des alternatives. Frei Betto, pour le temps que vous m’accordez, je
propose que vous nous épargniez la partie dénonciation des aberrations du système ‐ mais que
nous commencions directement là où de nombreux débats s’arrêtent, notamment avec le postulat
qu’il n’y a aucun doute sur la nécessité de délégitimer le capitalisme. Ainsi, nous ne tenterons pas
d’humaniser ou de réformer le système actuel, mais nous discuterons directement des
alternatives. En adaptant un point de vue postcapitaliste – dont je ne vous demande pas de donner
un nom mais un contenu ‐‐ voici ma première question : Quelles sont les expériences situées en
dehors de la logique capitaliste existantes qui vous ont marqué le plus et pourquoi ?

FB : Je connais des expériences systémiques comme certains mouvements populaires au Brésil, des
coopératives, et d’autres qui sont hors de la logique du marché et du capitalisme lui‐même. D’un
point de vue systémique, je connaissais bien l’expérience de l’Union soviétique où je me suis rendu
plusieurs fois durant le régime socialiste. Aujourd’hui, je suis convaincu que le système soviétique n’a
jamais rompu avec la logique capitaliste. Quand je me souviens que Lénine a dit que la révolution la
plus importante consistait en l’électrification de l’Union soviétique, ceci a été dans une logique
productiviste, consumériste. L’Union soviétique a été un pionnier dans la conquête de l’espace, mais
elle n’a pas su parvenir à des conditions réelles de bonheur pour son peuple. La nationalisation
complète de tous les secteurs de la vie a débouché sur de nombreux problèmes, notamment la
corruption, car les gens cherchaient des formes inofficielles pour gagner de l’argent. La Chine, par
exemple, qui a aussi tenté de sortir de la logique capitaliste, est un pays qui, avec sa main‐d’œuvre
bon marché soutient en pratique les transnationales en les aidant à étendre encore d’avantage cette
perspective consumériste. Je dirais alors que le système qui s’est le plus détaché de la logique
capitaliste est Cuba. Cuba a effectivement investi dans les droits sociaux et moins dans une
perspective productiviste consumériste.

AD : FH nous a également rappelé que la Révolution cubaine n’a pas seulement transformé les
structures politiques, mais aussi la mentalité des gens. Dans votre article, « Faim de Justice », vous
rappelez que la faim tue environ 1.000 personnes par heure. Comment expliquez‐vous qu’un pays
pauvre comme Cuba n’affiche pas de telles statistiques, et que depuis un demi‐siècle, il n’y ait pas
un seul enfant qui meurt de faim ou d’une maladie curable ?

FB : À Cuba, on a garanti pour l’ensemble de la population qui compte 11 millions d’habitants les trois
droits fondamentaux humains qui sont, dans l’ordre, la nourriture, la santé et l’éducation. A Cuba, il
y a de la pauvreté, mais il n’y a pas de la misère et les Cubains peuvent se permettre d’afficher un
panneau dans l’aéroport de La Havane qui dit : « Ce soir, 200 mille enfants vont dormir dans la rue,
pas un seul d’entre eux est cubain. »

AD : Je me rappelle toujours l’un de vos textes : « Cuba et le don de la vie ».3 Pourriez‐vous nous en
résumer les idées principales ?

FB : Le plus grand cadeau de Dieu est la vie, pas le Vatican, pas la Théologie de la Libération, ni l’Opus
Dei, c’est le don de la vie (cf. Jean 10 :10). Encore une fois, le seul pays qui a garanti une vie décente
à toute sa population est Cuba. Malheureusement, dans d’autres pays du Sud, une proportion
importante de la population est exclue des possibilités d’une vie décente. Jean‐Paul II, lors de sa
visite à Cuba, a publiquement reconnu et loué les réalisations sociales de Cuba. Cuba a encore plein
de choses à améliorer, il y a toujours beaucoup de problèmes, car Cuba est une île multipliée par
quatre : une île du point de vue géographique, une île en tant que seul pays socialiste dans l’histoire
de l’Occident, une île isolée du fait de la disparition du soutien de l’Union soviétique, et une île de
par le blocus criminel imposé par le gouvernement des États‐Unis. En dépit de toute cette situation
difficile, Cuba maintient sa souveraineté et ses conditions de vie dignes pour toute sa population.
Ceci explique peut‐être pourquoi à Cuba il n’y a jamais eu de révolte populaire que la police aurait dû
réprimer. Souvent les gens me demandent : « Mais alors pourquoi y a‐t‐il des gens qui quittent Cuba,
les balseros ?" Bien sûr, parce que vivre le socialisme, c’est comme vivre dans un monastère : tu dois
être altruiste, penser d’abord à la communauté et ensuite à toi‐même, or nous sommes tous nés
capitalistes, égoïstes. Donc il y a aussi des gens qui veulent quitter Cuba pour tenter de devenir
riche, tout comme de nombreux moines qui quittent les monastères, car ils ne supportent pas la vie
communautaire de partage.

AD : Dans ce texte, il y a également eu l’idée de la tête et des pieds...

FB : Oui, car nous – notre tête‐‐ pense comme nos pieds marchent. Nous qui vivons dans les pays
consuméristes, nous avons une tête capitaliste et les personnes à Cuba, qui vivent une situation de
partage des biens disponibles dans leur île, ont une tête socialiste. Mais il y a toujours des
exceptions, car nous ne sommes pas automatiquement un reflet des conditions sociales dans
lesquelles nous vivons parce que justement nous pouvons changer les conditions sociales ; ceci
explique qu’il y a des gens qui ne supportent pas l’esprit communautaire qui prévaut dans un pays
comme Cuba.

AD : Dans le cadre de la théologie de la libération (TL), votre compatriote Don Helder Camara a
déclaré : « Quand je nourris les pauvres, vous m’appelez un saint, quand je dénonce les causes de la
pauvreté, vous m’appelez un communiste ». Quelle serait la contribution de la TL à un projet post‐
capitaliste ? Est‐ce que la TL peut être apolitique ?

FB : Toute théologie a un contenu politique. Aussi chacun d’entre nous, consciemment ou non, fait de
la politique, soit en légitimant le désordre établi dans le capitalisme, en particulier les inégalités, soit
en contestant ce désordre avec une vision post‐capitaliste d’un autre monde possible, comme
l’affirment les participantes et participants du Forum social mondial. La TL est une théologie qui
trouve sa source dans cette situation d’oppression en Amérique latine, en Afrique et en Asie, et le
principal désir du peuple est de se libérer de cette oppression et de cette misère dans lesquelles il est
condamné à vivre. La contribution de la théologie à un projet post‐capitaliste commence par le fait
de présenter aux gens une vision critique du capitalisme, un système qui a comme valeur suprême la
propriété privée, où peu de personnes vivent aux frais des autres qui n’ont pas le droit à la propriété
de leur travail, de leur dignité, de leur propre survie biologique, sans aucune chance de pouvoir
développer leurs dons spirituels, intellectuels, artistiques, des gens qui sont pratiquement réduits à
l’esclavage par ce système qui se nourrit de l’exploitation du travail des autres. Donc la TL n’est pas à
proprement à dire une proposition socialiste, c’est une proposition pour surmonter l’oppression de
l’homme et c’est souvent aussi une vision critique du socialisme lui‐même dans la mesure où la
théologie a le paradigme du royaume de Dieu, qui n’est pas quelque chose qui est dans l’au‐delà,
mais dans le ici et maintenant. En ce sens, nous devons améliorer toujours plus les relations entre
les hommes, les systèmes politiques, économiques et sociaux jusqu’à l’éradication complète de
l’aliénation dans l’histoire humaine, ce que, en termes théologiques, nous appelons l’éradication du
péché dans le sens de la création d’une civilisation d’ « amorisación » complète et ceci prend du
temps et passe par de nombreux processus sociaux à l’avenir.

AD : Vous parlez d’ « amorisation ». Pourrions—nous maintenant concentrer notre discussion sur
ces facteurs externes du système actuel, des valeurs comme l’éthique, la notion de qualité de vie,
de bien vivre et non pas de vivre mieux, les relations non commerciales, la solidarité
internationale, la justice, et justement, l’amour. Comment pouvons‐nous (re)développer le
système de valeurs dans nos sociétés ?

FB : Ceci peut se réaliser grâce à deux facteurs : premièrement, trouver des espaces alternatifs
d’éducation, pour que depuis la tendre l’enfance l’être humain puisse être imbibé d’une conception
communautariste, d’une civilisation de l’amour mondialisée, au sens d’une globalisation de la
solidarité, car ce que nous avons aujourd’hui n’est pas une globalisation, c’est une « globo‐
colonisation », il s’agit d’imposer à la planète un modèle de société qui est le modèle anglo‐saxon,
qui est un modèle productiviste de consommation et d’exclusion sociale. Deuxièmement, il y a les
organisations et mouvements populaires : eux aussi peuvent développer et propager ces nouvelles
valeurs que personne n’est capable à lui seul d’atteindre. Il s’agit d’un processus social qui a besoin
de liens collectifs pour développer ces valeurs d’amour, à partir desquelles nous pouvons trouver une
éthique de solidarité.

AD : Vous avez dit que la TL a une vision critique face au socialisme lui‐même. Toutefois, je me
demande à quelles conditions nous pourrions appeler « socialiste » ce processus.

FB : Le socialisme peut apparaître comme un système de richesses matérielles destinées à
tous, comme c’était le cas en Europe de l’Est. Aujourd’hui, ceci est reconnu comme une erreur.
Nous devons penser le socialisme comme une abondance spirituelle, même quand il y a des
difficultés ; les gens vont comprendre qu’il y a des difficultés pour tous, et qu’elles découlent du fait
que le socialisme cohabite avec un monde de compétition, d’égoïsme, d’exploitation : le monde
capitaliste. A partir de là, tu trouves des moyens pour dépasser ces idées jusqu’à ce que tu
découvres que dans le socialisme, comme l’indique son nom, les droits sociaux sont au‐dessus des
droits personnels, mais où le potentiel personnel peut aussi se développer, sans contradiction entre
l’un et l’autre : c’est beaucoup plus humanisant (humanisador), beaucoup plus aimant (amoroso), et
surtout plus proche pour atteindre ce but fondamental qu’est la conquête du bonheur. Nous devons
peut‐être nous demander, pourquoi en AL il y a statistiquement moins de violence, moins de guerres
mais beaucoup plus d’espoir pour l’avenir que sur tous les autres continents ? Ici, les gens se tournent
vers le passé, s’accrochent à leurs biens, ont peur de perdre leurs richesses, mais en AL, il y a des
peuples qui sont en train de rejeter le modèle libéral, ne croient plus aux Messies néolibéraux
comme Menem en Argentine, Fujimori au Pérou, Collor de Melo au Brésil, Caldera au Venezuela,
mais qui choisissent désormais des représentants du peuple pour gouverner, ce qui représente un
changement très important et très positif : pour la première fois en Amérique Latine, nous pouvons
faire une révolution sans armes, par des moyens démocratiques.

AD : Pouvez‐vous développer un peu plus sur ce processus de maturation en AL ?

FB : Au cours des 50 dernières années, l’AL a connu trois cycles de modèles politiques : d’abord les
dictatures militaires ‐ rejetées, (mais qui menacent maintenant de réapparaître avec le coup d’Etat
militaire non démocratique qui s’est déroulé au Honduras et la douteuse attitude américaine et de
l’Union européenne ; ainsi que du cardinal du Honduras !) ; deuxièmement, les Messies néolibéraux,
tous défenseurs ardus de la privatisation des biens publics, complètement à genoux devant la
Maison‐Blanche et devant le Consensus de Washington et toutes les recettes du FMI ‐ eux également
rejetés ; et maintenant, des gouvernements démocratiques populaires, certains plus progressistes,
comme Hugo Chávez au Venezuela, Evo Morales en Bolivie, Rafael Correa en Equateur, d’autres
moins progressistes comme Lula au Brésil, le couple Kirchner en Argentine, Fernando Lugo au
Paraguay. Donc les réformes structurelles sont stimulées par des moyens démocratiques. Je ne peux
toujours pas appeler cela du socialisme, mais c’est une prise de conscience critique pour établir des
liens en Amérique latine, comme la Banque du Sud, l’ALBA au lieu du ZLEA, etc., pour trouver un
autre modèle d’intégration des peuples que le capitaliste traditionnel. Il s’agit de gens qui veulent
gouverner pour les peuples. Alors que le monde est contrôlé par les riches, ces chefs d’État sont
systématiquement diabolisés par les médias occidentaux, ainsi que par leurs propres médias
nationaux qui sont contrôlés par les puissants privés, comme par exemple au Venezuela.
Probablement, il s’agit de notre première opportunité historique de parvenir à des changements
structurels par des moyens démocratiques et pacifiques, et ceci au sein d’un jeu électoral souvent
très corrompu par le pouvoir économique. Depuis 1999, ces peuples élisent des dirigeants
populaires, indigènes, qui veulent gouverner pour les pauvres. Je préfère appeler ce processus
« printemps démocratique ».

AD : Qu’en est‐il à Cuba ?

FB : À Cuba, nous avons une démocratie participative où le peuple non seulement partage ses droits
politiques, mais aussi ses droits économiques. C’est pour cela que Cuba est aussi diabolisé par la
presse mondiale. Il n’y a pas des millionnaires, mais il n’a pas non plus d’insécurité sociale, pas de
misère à Cuba, les personnes sont très impliquées dans les décisions gouvernementales et ont fait
leur choix pour le système socialiste, avec un parti qui défend les intérêts d’une majorité des gens.
C’est leur choix souverain. Cuba doit certes parfaire son processus politique, mais cela dépend de la
fin de ce blocus criminel des États‐Unis.

AD : Que répondez‐vous aux gens qui disent qu’il n’y a pas de liberté à Cuba ?

FB : Je leur dis toujours : « Vos employés, quelle liberté ont‐ils ? » A Cuba, les gens ont la liberté, pas
dans le monde capitaliste où seulement une petite minorité bénéficie de toutes les libertés, et où la
plupart n’ont aucune liberté, même pas de vivre en dignité, de mettre leurs enfants à l’école, d’avoir
un traitement médical. A Cuba, il n’y a pas de tourisme individuel, mais si un groupe culturel a besoin
de voyager, l’Etat finance tout le voyage. Tout doit avoir un sens social, c’est correct. Pas comme
dans mon pays où seule une toute petite minorité peut voyager en dehors du pays et la plupart
n’ont pas les moyens de se déplacer, même à l’intérieur du pays.

AD : Maintenant, je vous lance un véritable SOS, un appel à l’aide pour l’Europe, qui est devenue
si pauvre qu’il ne lui reste plus que l’argent. Bien que nous ayons ici une « gauche » intellectuelle
(autoproclamée), toujours prête à analyser, à donner des conseils ou à critiquer les expériences
tentés par d’autres, elle est loin d’en tirer les leçons pour mieux faire ici. Avec un peu plus
d’humilité, que pouvons‐nous apprendre de ces expériences diverses des peuples du Sud, je pense
aussi à l’expérience bolivarienne, les politiques d’intégration des peuples, mais surtout en terme
de redéfinition de nos valeurs ?

FB : Je pense que l’Europe a réussi à atteindre le sommet de sa richesse. AD : ... et de son
arrogance aussi ?
FB : Arrogance ? Oui, un peu aussi. Mais je dirais que la génération actuelle de 60‐
70 ans, qui a certes connu les difficultés de la guerre, mais qui est parvenue ces dernières décennies
à s’enrichir de manière sans précédent, sans doute en exploitant le reste du monde, les pays d’ Asie,
d’Afrique et de l’AL. Par exemple, un pays comme la Suède, avec un niveau de vie très élevé,
pourrait se demander : « Combien d’entreprises suédoises existent au Brésil ? » Il y en a plus d’une
centaine. Mais combien d’entreprises brésiliennes se sont installées en Suède ? Aucune, à ma
connaissance. Ceci montre que la richesse de l’Europe provient des pays du Sud, du sud‐est du
monde, et les gens doivent en prendre conscience. Peut‐être cette crise économique est –elle
aujourd’hui très instructive dans le sens que les gens en Europe doivent devenir un peu plus
humble, comme tu l’as dit, et repenser leur modèle social. Les Européens ont l’idée bizarre de penser
que la police, des barrières, la législation, la répression peuvent empêcher la migration économique.
AD : … il suffirait d’arrêter de les voler ! FB : Oui. Et ainsi, on peut contenir les flux migratoires, et
les gens resteraient dans leur pays avec leurs familles, personne n’aurait envie de quitter sa terre,
mais le problème est, comme je l’ai dit auparavant : nous n’avons pas un modèle de globalisation,
mais de globo‐colonisation, un modèle qui impose à la planète les paradigmes dominants en Europe,
USA et Canada : paradigmes de consumérisme, d’exclusion sociale, de préjugés raciaux en
promouvant et utilisant la peur des gens.

AD : Et maintenant : « Que faire ? » comme le demandait Lénine il y a plus de 100 ans ? Dans sa
conférence, FH nous a esquissé à grands traits quelques propositions alternatives : l’utilisation des
ressources naturelles avec un contrôle collectif, la valorisation de la valeur d’usage sur la valeur
d’échange, une démocratie participative généralisée et l’importance du multiculturalisme. Compte
tenu de votre expérience personnelle, qu’ajouteriez‐vous par rapport à ces propositions et
comment aller au‐delà des simples réformes ?

FB : FH a très bien fixé ces critères, que je partage entièrement. Nous devons justement prioriser cet
agenda de sustentibilité et de changement de la société. Passer d’un modèle productiviste
consumériste à un modèle de solidarité et de partage, la socialisation des biens matériels et
spirituels. Au Brésil nous avons une démocratie représentative de déléguéEs ; nous sommes loin
d’une démocratie participative comme à Cuba. Dans la logique capitaliste, pour qu’il existe une
démocratie bourgeoise, il est nécessaire qu’une grande partie du peuple soit exclue, comme dans le
modèle grec où il y avait 400 000 citoyens, dont seulement 20’000 de libres, le reste étant des
esclaves. C’est ce modèle qui prévaut dans notre pays ! Il n’y a pas de démocratie économique, il
s’agit seulement d’une démocratie politique ! La question de l’écologie sera également une question
importante parce qu’elle nous touche tous.

AD : Je voudrais maintenant aborder certaines questions d’ordre pratique, notamment la question
du pouvoir : Dans quelle mesure doit‐on prendre le pouvoir pour transformer la société ?

FB : Il faut avoir le pouvoir. Pour y accéder, il y a deux voies : la manière de Lénine : d’abord prendre le
pouvoir, ensuite en augmenter la performance, c’est une voie difficile, et aujourd’hui, il ne reste plus
que deux secteurs qui sont intéressés par la lutte armée : les fabricants d’armes et l’extrême droite.
Bien sûr, si un peuple est réprimé par la force, conformément au principe de St‐Thomas d’Aquin, il a
le droit de se défendre par les armes. Mais aujourd’hui, en AL, nous avons cette occasion, qui est
unique, de prendre le pouvoir pacifiquement et démocratiquement, à travers l’organisation des
mouvements sociaux, et pour moi, c’est le chemin le plus efficace et le plus viable en ce moment
historique que nous vivons.

AD : Dans son ouvrage, « Délégitimer le capitalisme », FH dit que certains mouvements sociaux
constituent un contrepoids au pouvoir politique exclusif, mais il craint qu’ils articulent difficilement
leurs intérêts au‐delà de leur propre thématique pour déboucher sur une problématique plus
générale avec le risque de dépolitiser ainsi les masses. Quelle est votre analyse, en particulier par
rapport au Brésil, où les mouvements sociaux ont contribué à former un parti de gauche ?

Comment ne pas perdre de vue la grande utopie qui consiste à sortir de la logique du système
actuel ?

FB : Ce problème existe justement au Brésil : les mouvements sociaux étaient en mesure de former un
parti de gauche des travailleurs, avec Lula, un ouvrier métallurgiste. Il se trouve que Lula avait deux
jambes pour faire un bon gouvernement : l’appui parlementaire et le soutien des mouvements
sociaux. Lula a écarté cette deuxième jambe qui aurait du être sa priorité. Il y a aussi un autre
problème auquel nous devons réfléchir : Comment des mouvements populaires peuvent‐ils
construire un processus qui empêche la cooptation de leurs dirigeants par le système ? Je ne veux pas
dire que Lula est cooptée par le système, le gouvernement Lula a beaucoup d’atouts, mais en
établissant une large alliance politique uniquement pour garder le pouvoir, il a laissé de coté un peu
le projet du Brésil. Lula s’est distancé des mouvements populaires, en particulier les mouvements
de paysans sans terre qui ont la revendication la plus importante qui est la réforme agraire. Avec
l’Argentine, nous sommes les deux pays qui n’avons jamais eu une réforme agraire. Ensuite, nous
devons repenser la manière d’établir la relation entre les partis, les mouvements syndicaux, sociaux
et pastoraux, une relation d’autonomie et en même temps de complémentarité sans qu’aucun ne
soit tenté d’absorber ou de détruire l’autre.

AD : Comment réussir à ce que ces transformations ne soient pas absorbées par le système lui‐
même, comme éviter cette cooptation ?

FB : Ce n’est pas facile et il faut s’appuyer sur deux éléments : la formation des militants, et
l’implication permanente dans des luttes populaires.

AD : Selon FH, l’appel à la collaboration des classes est l’illusion des doctrines sociales religieuses.
Voyez‐vous aussi ce danger de tenter de collaborer entre les classes ?

FB : Il y a des sensibilités entre les secteurs à la recherche d’un autre monde possible et une
collaboration entre des personnes de classes différentes. Il y a un projet social qui vise à éradiquer la
contradiction de classes, mais en ce moment on ne peut pas penser à une collaboration entre les
classes. Par la logique, la classe la plus forte cooptera toujours la classe plus faible. Il y a une lutte de
classe, c’est un fait objectif.

AD : … alors qu’Europe, la social‐démocratie, qui s’appelle « socialiste », prétend que la lutte des
classes n’existe plus…

FB : Précisément, c’est un mensonge, car la social‐démocratie en Europe soutient à fond les
entreprises européennes qui exploitent terriblement le Sud ; les gens peuvent, apparemment,
penser qu’il y ait une solidarité entre classes, mais la question est autre : dans quelle mesure cette
solidarité est‐elle aussi appliquée par rapport aux peuples du Sud ?

AD : Alors, en Europe, les
socialistes usurpent le mot socialiste ?

FB : Bien sûr ! C’est clair ! Il n’y a rien de socialiste, ni même de social ! Si tu observes les
gouvernements sociaux‐démocrates en Europe et leurs relations qu’ils entretiennent avec les
entreprises opérant dans le Sud, il s’agit d’opérations typiquement capitalistes sans aucune
préoccupation sociale ou environnementale.

AD : Des amis de Cuba me disent qu’ils n’ont qu’un seul parti, mais qui défend les intérêts d’une
majorité de personnes et qu’en Europe, nous avons beaucoup de partis avec des noms différents,
mais qui ne représentent qu’un seul parti, le parti du capital ....

FB : Oui, exactement. Dans le monde capitaliste, il y a plusieurs partis avec des noms différents, mais
qu’un seul modèle, le modèle capitaliste néolibéral.

AD : Frei Betto, pourriez‐vous exprimer vos conclusions ?

FB : Nous sommes confrontés à une crise mondiale du système capitaliste ; c’est une occasion pour
profiter pour réfléchir à des alternatives à ce système – je ne veut pas dire que cela conduira à un
collapsus du capitalisme dans les années à venir ‐ mais il y a en effet des choses très inquiétantes : Par
exemple, les pays du G20 ont proposé de donner 15 milliards de dollars pour éradiquer la faim dans
le monde, et ces même pays au cours des derniers mois ont attribué une somme mille fois
supérieure pour sauver le système financier ! Il y a une question d’éthique à discuter : il ne s’agira
pas de sauver le système capitaliste, mais de sauver l’humanité.
Frei Betto a terminé cet entretien ainsi que sa conférence publique, avec un message de solidarité
pour la libération des cinq Cubains qui sont emprisonnés depuis 11 ans dans les prisons nord‐
américaines pour avoir combattu le terrorisme. Il dit qu’une signature du président Obama suffirait
pour les rendre à leurs familles et leur peuple. 4

propos recueillis par Andrea Duffour, Association Suisse‐Cuba, Fribourg, 16 septembre 2009 consultable sur www.cuba-si.ch

1 Carlos Alberto Libânio Christo, plus connu comme FREI BETTO, né en 1944, est un militant historique de la lutte contre la dictature au
Brésil. Célèbre pour sa défense de la justice sociale, il est l’une des voix les plus influentes d’Amérique latine. Il est l’auteur d’une
cinquantaine de livres et un des principaux porte‐parole de la théologie de la libération au Brésil. Nommé par Lula, après sa première
victoire à la Présidence en 2001, pour piloter le programme « Faim Zéro », il a démissionné deux ans plus tard ; sa position est restée à
une distance relativement critique face à Lula . Impressionné par les acquis de la Révolution cubaine, toujours mis en regard avec les pays
du Sud, il est devenu ami de Fidel Castro (cf. aussi son interview avec Fidel Castro : Fidel y la religion. Entretiens sur la religion avec Frei
Betto, traduit en plusieurs langues. )

2 François HOUTART : « Délégitimer le capitalisme, Reconstruire l’espérance », Préface de Samir Amin, Editions colophon, 2005. Voir
aussi le résumé de son séminaire et de sa conférence à Fribourg sur
http://www.cuba‐si.ch/index.php?lang=fr&site=8&ID=16

3 Cuba et le don de la vie, Texte retrouvé avec l’aimable aide de l’auteur, maintenant disponible sur www.cuba‐si.ch/

4 Voir :
http://www.freethefive.org
http://www.thecuban5.org
http://www.antiterroristas.cu
http://www.miami5.de
http://www.cuba‐si.ch

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