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Ni dieu ni maître, ni soutien à Taoufik Ben Brik, par Karim Sarroub

Publie le mardi 1er décembre 2009 par Open-Publishing

Avant la campagne présidentielle tunisienne d’octobre 2009, on le croyait mort et enterré. Ou pire : quelque part dans un ministère, ou directeur d’un centre culturel à Paris, après quelques leçons sur la démocratie reçues de la part du dictateur tunisien Ben Ali, de véritables leçons qu’il aurait ingurgitées et apprises par cœur. Où est passé Taoufik Ben Brik, l’ennemi public numéro un de Ben Ali, l’Arlequin insaisissable, le poète maudit ? Il était en train de se battre, à mains nues, dans les rues de Tunis.

Il gambade, soûl de rage, lance ses poings devant lui, donne des coups de pieds, des claques, marque un temps d’arrêt devant le portrait du dictateur tunisien comme quelqu’un qui se rappelle de quelque chose, puis jette ses deux chaussures sur le visage de Ben Ali, le visage déformé par la colère. Autour de lui, personne. C’est la fin de la nuit. Les rues de Tunis sont vides.

Ce Don Quichotte des temps modernes n’a pas baissé les bras. Plutôt crever. Il continue à se battre, le maquisard. C’est lui qui a contraint le dictateur Ben Ali à mettre un genou par terre. Et depuis, il dit ce qu’il veut, plus personne n’ose la ramener. Les leçons de démocraties que reçoivent les écrivains algériens de leurs présidents, lui il les connait par cœur. Mais il les a toutes réécrites. Sa profession : guerroyer, pourrir la vie au président tunisien chaque jour que dieu fait. Ses armes : les mots. Il travaille au ministère de la révolte, chef lieu de la poésie. Il y a un poste à vie. Et le 25 octobre 2009, ce Léo Ferré maghrébin s’apprêtait à donner l’assaut : retranché dans son théâtre antique, en plein milieu de la cité punique, il préparait l’invasion de Carthage, sous les youyous, pour s’emparer du palais présidentiel, cette forteresse qui n’a connu que deux occupants en 53 ans, avec la bénédiction de l’Elysée et sous l’oeil bienveillant de l’intelligentsia parisienne. Et aujourd’hui, il est en prison. Ni sa femme ni ses avocats ne savent où il est depuis le jour de son procès.

Cinq femmes et cinq hommes de plus comme lui, et tout le Maghreb se démocratisera avant la fin de l’année. Ecrivain, journaliste indépendant, Taoufik Ben Brik vit en Tunisie. Opposant déclaré au régime du président Ben Ali, il suit une grève de la faim durant 42 jours (du 3 avril au 4 mai 2000) pour protester contre les atteintes aux droits de l’homme du régime tunisien. Il faut être fou pour faire une chose pareille depuis la Tunisie. Et il l’est. Convenablement. Plutôt que subir la folie des autres, autant vivre pleinement la sienne. Et ça lui réussit. Ben Brik est de ceux qui se sont résignés à devenir fous pour ne pas perdre l’esprit. De ceux qui ne veulent pas avoir les mains sales. Et il a bien raison : quand on veut écrire, il faut avoir la conscience propre.

A la sortie de son livre The plagieur, l’écrivain tunisien Moncef Marzouki écrit :

« Je ne résiste jamais à la tentation d’écrire un commentaire sur les livres qu’on m’envoie, surtout quand il s’agit d’auteurs de chez nous. Cela me réjouit d’avoir un nouveau livre tunisien dans les mains. Plus exactement cela me rassure. Ce que je déteste le plus dans cette triste ‘’nouvelle ère’’, c’est l’affreuse stérilité qu’elle a engendré par la répression et la censure généralisées. Un livre de qualité, une œuvre artistique, un écrit scientifique, sont autant de raisons d’espérer, de garder le moral… autant d’actes de résistance. Mais comment parler en bien d’un livre qui dit du mal de vous ou plus exactement qui vous décoche quelques flèches acérées au passage ? Quelle importance puisque ce que je supporte mal, c’est d’être pris a partie par des imbéciles. Par contre, si quelqu’un m’insulte avec panache, humour, cela m’amuse, voire me flatte. Mais parlons du livre lui-même intitulé The plagieur et qui vient de sortir aux éditions Exils.

On aborde les écrits de Ben Brik comme on fouille dans une poubelle. Il faut dépasser la couche des papiers gras pour s’emparer de la perle qui gît au fond. Les papiers gras c’est la vulgarité outrancière et criarde bien connue de l’écrivain et du journaliste. Je vous épargnerais les citations pour ne pas choquer les faux et les vraies prudes.

Ben Brik, comme d’habitude, brocarde tout Tunis avec les mots les plus contondants. Comment réveiller autrement les tristes clowns qui s’agitent sur le devant de la scène pour se donner l’illusion qu’il y a encore une vie sous une dictature, sinon en les houspillant, en leur jetant généreusement cailloux et injures pétries dans le sexe et la merde. Tahar Belhassine, un homme qui peut dire des choses sensées quand il ne parle pas de politique, me fit remarquer un jour avec beaucoup de perspicacité, que seule l’époque de Ben Ali pouvait produire une Fatma Boussaha dans le domaine de la chanson et un Taoufik Ben Brik dans celui de la littérature. Le ressort le plus profond de la grossièreté chez notre auteur semble bien être : A vulgarité, vulgarité et demie, combattons l’ennemi par ses propres armes et battons le sur son propre terrain. »

Taoufik Ben Brik à Daniel Mermet, le 22 oct. 2009 :

« Daniel, mon frangin blanc, tu m’as fait entendre, de ne pas imposer mon bleu et de l’exposer aux rires des dieux. Tu m’as appris que toute parole n’est que grain à moudre. […] Daniel, mon frère, mon bleu n’est pas aussi bleu que ça. Un bleu ciel. Ciel local. De braise. Exilé, mon azur sera plus blanc que rouge. Il perdra toute sa flamboyance. Laissez-moi chez moi. Jean Valjean n’est pas Tunisien. Des gens de Paris me disent : ta place est parmi nous. A Paris, il y a tout ce qu’il te faut. Des journaux, des radios, des maisons d’édition. Il y a le cinéma, le théâtre, les cafés, la paix. A Paris, il y a le Seuil, La Découverte, Exils… Viens, tu ne le regretteras pas. Qu’est-ce que tu fous là-bas à Tunis ? C’est vrai, j’ai la trouille chez Ben Ali. Mais, c’est moins mortel qu’à Paris. Dès que je débarque à Orly, j’ai envie de chialer. Je cherche ma mère, mon père, mes frères, mon épicier, mon coiffeur, mon cordonnier, mon couturier, mon boulanger. Les gens sont blancs, parlent blanc. Je les évite. J’ai peur qu’ils me tabassent. Je les sens forts, féroces. Je me sens poursuivi, pris en chasse. Ils sont chez eux. Ils ont des cousins, des voisins et des chiens, pas mes chiens à moi de mon roman “Les Chiens”, qui peuvent se liguer contre moi. A Paris, je ne suis qu’un réfugié, quelqu’un n’ayant qu’une connaissance rudimentaire du français, qui essaye désespérément d’exprimer un besoin sans connaître la phrase adéquate.

Etre publié ? J’écris pour qui ? Pour les gens du Nord ? Le lecteur que je veux agresser, avec qui je veux partager mes trouvailles ? Je ne m’adresse pas à lui. Je ne le connais pas. Il m’empêche de vivre sur son dos. Sans le Tunisien, je resterais fauché. Les gens de Bouaarada, de Medenine ne sauront jamais que mon chagrin est réel. Mes lèvres ne passeront pas la Méditerranée. Je continue sans raison à écrire dans une langue répudiée. Je croyais comme Kateb Yassine que le Français est un butin de guerre. Elle s’est avérée une langue d’occupation. Je ferai mieux, d’arrêter ou d’écrire si l’envie me prend, dans la langue des sourds et muets. Je vadrouille. La grande Farce. La mascarade. J’écrirai dans les dazibaos, sur les murs, je ferai des photocopies dégueulasses, mais plus jamais dans la langue des paters. Et je tiendrai promesse. Il faut que je m’allège. Pas de harnais. Pas de carriole. Que les sabots de la crinière. »

Les tribunes de Taoufik Ben Brik depuis la plus grande prison d’Afrique : la Tunisie