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Portée politique et idéologique de la "Lettre à Maurice Thorez" : Aimé Césaire entre théorie et pratique

Publie le mercredi 13 janvier 2010 par Open-Publishing
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de Michel Branchi

Introduction :

Aimé CESAIRE, dans sa « Lettre à Maurice Thorez » », déclarait que « ce n’est ni le marxisme, ni le communisme » qu’il reniait, « que c’est l’usage que certains ont fait du marxisme et du communisme » qu’il réprouvait.
Il précisait vouloir mettre « marxisme et communisme » au service des peuples noirs « et non les peuples noirs au service du marxisme et du communisme ».

Les circonstances ont voulu qu’Aimé Césaire après sa démission du Parti Communiste Français ne crée pas un Parti Communiste Martiniquais mais le Parti Progressiste Martiniquais.

Quel rôle le marxisme a-t-il joué dans la démarche politique de Césaire ?
Nous nous proposons d’analyser quelques concepts contenus dans la « Lettre à Maurice Thorez « au regard de la pratique d’Aimé Césaire : assimilationnisme et européocentrisme des communistes français, rôle des classes sociales en Martinique, mode de développement par « croissance interne », le droit à l’initiative et à la personnalité des peuples coloniaux, etc.

La démission d’Aimé CESAIRE a été un évènement majeur qui a changé la donne politique en Martinique et- peut-être -la trajectoire historique du pays.
Ne serait-ce qu’à ce titre seulement, l’évènement mérite d’être étudié afin d’en analyser les causes et les conséquences.
Notre contribution va rappeler les circonstances de la démission d’Aimé Césaire du PCF, analyser de manière critique quelques uns des concepts avancés par lui dans la « Lettre », jeter un bref regard sur sa pratique politique et monter en quoi, à nos yeux, le projet communiste reste actuel et nécessaire.

I- RAPPEL DE QUELQUES FAITS SUR LES CIRCONSTANCES DE LA RUPTURE

Examinons comment la lettre à Maurice Thorez a été vécue du côté des communistes Martiniquais.

Le 24 octobre 1956, sans en avoir parlé au préalable avec la Fédération de la Martinique du Parti Communiste Français, dans une lettre ouverte à Maurice THOREZ, Secrétaire Général du Parti Communiste Français, Aimé CESAIRE donnait sa démission du PCF. Maurice THOREZ lui répondait le 25 octobre qu’il ne lui avait pas parlé de ses désaccords et intentions lors de leur longue entrevue trois semaines auparavant sur certains problèmes littéraires (Congrès des écrivains noirs).

La lettre est publiée le 25 octobre 1956 dans l’hebdomadaire de gauche « France-Observateur ».

La démission de Césaire du groupe parlementaire du PCF parut au « journal officiel » du 24 octobre 1956. Et le 24 octobre Césaire expédiait de Paris une lettre au Comité Fédéral de la Fédération de la Martinique du PCF où il reconnaissait n’avoir pu s’expliquer avec elle « au préalable » de sa grave décision, cela à cause des « conditions d’éloignement ». Effectivement, Césaire n’avait jamais exprimé de divergences avec la Fédération communiste.

Césaire concluait attendre de connaître les réactions du Comité Fédéral pour ce qui est de sa « conduite ultérieure ».
Le 29 octobre une première résolution du Comité Fédéral regrette la démission de Césaire et exprime son désaccord avec ses arguments. Il se déclare « disposé » à entendre Césaire au cas où il aurait « de nouvelles explications à lui donner ».
Avant d’avoir reçu la réponse du Comité Fédéral, Césaire rédige à Paris le 4 octobre un tract diffusé à Fort-de-France le 7 octobre par un « Comité Aimé Césaire ». Il y appelle le peuple martiniquais à mettre sur pied de nouvelles organisations politiques.
Le 9 novembre 1956, le Comité Fédéral répondait au tract et le 12 novembre, il constate que « Césaire s’est mis lui-même en dehors du Parti ».

Le 22 novembre 1956 Césaire prononce un discours à la Maison du sport à Fort-de-France pour justifier sa démission du PCF (stalinisme, incompréhension des problèmes martiniquais de la part des communistes français), dénoncer son « exclusion » hâtive par la Fédération de la Martinique du PCF et annoncer de nouvelles élections municipales et la constitution d’un « large front martiniquais de progrès et de démocratie ».
C’était la rupture et ce fut le début d’un affrontement d’une rare violence verbale et même physique de plusieurs années entre césairistes et communistes.

II- LE CONTEXTE HISTORIQUE

La démission d’Aimé CESAIRE du Parti Communiste le 24 Octobre 1956 intervient dans un contexte marqué par :

- la montée des luttes de libération nationale des colonies : indépendance des pays de l’Indochine en 1954 (Vietnam, Laos, Cambodge) ; autonomie puis indépendance de la Tunisie et du Maroc ; loi-cadre Deferre en Afrique Noire accordant en juin 1956 une semi- autonomie que Césaire a voulu étendre aux DOM contre l’avis du PCF, début de l’insurrection en Algérie ;

- des changements politiques dans la Caraïbe : Jamaïque, Surinam et Curaçao, etc ;

- la Conférence de Bandoeng du 18 avril 1955 où 29 Etats d’Afrique et d’Asie qui dénonce le colonialisme ;

- les conséquences considérables des révélations du 20ème Congrès du PCUS (Rapport secret de Khroutchev sur les crimes du stalinisme et sur les méfaits du « culte de la personnalité ») ;

- la nationalisation du canal de Suez et l’intervention conjointe des impérialistes français et britanniques ;

- Le 1er Congrès des Intellectuels et Artistes Noirs en août 1956 ;

- Etc…

En Martinique, le Parti Communiste (Fédération de la Martinique du PCF) amorçait le changement de son mot d’ordre central. La 11ème conférence fédérale (6-7 août 1955) adopte une résolution qui rejette l’assimilation car « elle nie le caractère colonial de notre pays, masque l’oppression et de ce fait désarme les masses populaires ».
Les élections législatives de janvier 1956 sont remportées par le PC sous le mot d’ordre : « donner aux Martiniquais une participation plus large à la gestion de leurs propres affaires ».
Il totalisait 46 915 voix soit 5500 de plus qu’en 1951 contre 22017 voix aux socialistes, radicaux et indépendants et 5585 voix au RPF. Deux martiniquais sur 3 votaient communiste.
Le Parti Communiste était au sommet de son influence au point que, à l’extérieur, les régimes dictatoriaux d’Amérique et les Etats-Unis s’en inquiétaient.
Après la démission de Césaire, aux législatives de 1958 le PCM tomba de
46 915 voix et deux députés (Césaire et Bissol) à un peu plus de 10 000 voix et n’obtenait plus qu’un député.

III- ANALYSE CRITIQUE DE QUELQUES CONCEPTS AVANCES DANS LA « LETTRE »

Examinons quelques uns des arguments développés par Aimé CESAIRE dans la « Lettre » :

1°) Césaire dénonce le stalinisme et ses crimes révélés par le rapport secret de Kroutchev, les bureaucraties usurpatrices transformant en cauchemar le Socialisme et le refus d’en tirer leçon par le PCF. C’est un fait que les communistes en France- et souvent ailleurs- ont eu beaucoup de mal à faire l’analyse critique du stalinisme qui avait transformé le marxisme en dogmatisme et en une sorte de scolastique. La révélation des crimes de Staline furent un choc. Mais beaucoup de communistes considérèrent longtemps qu’il s’agissait d’une monstrueuse « déviation » ne remettant pas en cause leurs conceptions, leurs pratiques et leurs méthodes. Ce n’est que plus tard quand il s’avéra que le stalinisme et le dogmatisme et le culte de la personnalité ne concernaient pas uniquement l’URSS que les communistes entreprirent un travail d’analyse et de réforme de leurs méthodes et modes de pensée qui n’est sans doute pas achevé. Cette mise à jour a souffert d’un réel « retard historique ».
Le PCM, pour sa part a répudié le socialisme bureaucratique, notamment lors de ses 10ème et 11ème Congrès.

Dès les années 1950, pour la première fois en Martinique, la question nationale et de l’identité martiniquaise ont été discutées au sein de la Fédération communiste de la Martinique devenue PCM le 22 septembre 1957. Ce dernier a répudié l’idée de modèle et il lutte aujourd’hui pour un modèle de développement endogène spécifique ;

2°) Césaire fustige « l’assimilationnisme invétéré » et le « chauvinisme inconscient » des communistes français et leur européocentrisme ; il crée un mot : le « fraternalisme » des communistes français. C’est en partie vrai. Mais à leur décharge, l’assimilationnisme des communistes français était le reflet de la pensée politique française de gauche depuis la Révolution de 1789 héritée du siècle des Lumières. Pour être juste il faudrait aussi placer en regard la pratique du Parti Socialiste face à la question coloniale.

Il n’en demeure pas moins que le PCF a été un parti fermement anticolonialiste et a lutté- le plus souvent « seul contre tous »- pour l’émancipation des peuples colonisés par la France (guerre d’ Algérie par exemple), y compris les DOM (cf. affaire des 16 de Basse- Pointe, affaire de l’OJAM, etc).

Aussi, ce n’est pas, comme le dit Césaire, le communisme qui a « achevé de nous passer le nœud coulant de l’assimilation », mais nous-mêmes par sa voix qui l’avons réclamée en 1946 au nom de l’égalité des droits et contre l’arbitraire colonial.

Ce n’est pas le communisme, comme il le soutient dans la « lettre », qui a achevé d’isoler la Martinique de la Caraïbe, mais le colonialisme départemental et l’intégration à l’Europe à partir de 1957.
De même, c’est le colonialisme français et non le communisme qui nous a coupé de l’Afrique Noire.

3°) L’auteur de la « Lettre » avance l’idée de la nécessité de « penser par nous-mêmes » le marxisme. C’est une de ses remarques les plus judicieuses. C’est ce qu’on fait sans discontinuer les communistes martiniquais, notamment dans la revue « Action » avec René Ménil, Armand NICOLAS, Camille SYLVESTRE et tant d’autres. Ainsi, par exemple, l’élaboration de la voie originale de la lutte de libération nationale que constitue le mot d’ordre d’ « Autonomie démocratique et populaire » est la création des marxistes martiniquais. Les contributions du Césairisme à l’analyse marxiste de la société martiniquaise sont plus difficiles à évaluer.

4°) Césaire soutient que les sociétés coloniales ont une structure de classes différente des sociétés européennes avec, notamment, « une classe ouvrière infime » et de classes moyennes disposant d’ « une importance politique sans rapport avec leur importance numérique ».
Cela est généralement exact du fait d’un niveau de développement plus faible des forces productives. Mais cela n’invalide en rien l’action communiste dans les pays du Tiers-monde (Viêt-Nam, Chine, Indonésie, Afrique du Sud, Inde, Mozambique, etc).

Qui peut nier le rôle joué par Ho-Chi-Minh, Sekou Touré, Amilcar Cabral, Nelson Mandela etles communistes Sud-Africains ou, plus près de nous, Thomas Sankara dont c’est le 20 ème anniversaire de l’assassinat dans la marche en avant de leurs peuples ?

Les marxistes n’ignorent pas la nécessité de faire l’analyse concrète de la situation concrète et de s’adapter aux situations socio- historiques et culturelles.
Il se trouve qu’à la Martinique, à l’époque de la « lettre », la classe ouvrière agricole était encore importante dans le salariat, ce qui est moins le cas aujourd’hui avec la régression du secteur productif et la tertiairisation de l’économie.
Mais le salariat s’est étendu et les employés ne sont pas moins exploités que les ouvriers. Des convergences d’intérêts se dégagent entre ces catégories sociales et groupes fondant de nouvelles formes de lutte des classes.

Mais il est vrai que, comme dans tous les pays coloniaux, les cadres du mouvement ouvrier et communiste, voire anticolonialiste, sont issus des couches moyennes et intellectuelles. Cela ne veut pas dire que l’on ne doive pas se placer dans le combat de libération sur les positions politiques des classes exploitées ou sur celles du peuple travailleur au sens large et les mettre à la remorque de la petite bourgeoisie. Cela s’appelle l’alliance de classe.

Même si la conscience de classe a reculé sous l’effet de la domination idéologique du néo-libéralisme, dans des formes renouvelées la lutte de classes, moteur de l’histoire, continue à rythmer la marche de la société.
La bourgeoisie martiniquaise (béké et de couleur), elle, a conscience de son existence et de ses intérêts de classe. Elle se donne les moyens matériels (MEDEF, FEDOM, EURODOM, Contact Entreprises, etc) et idéologiques de les défendre.

5°) Césaire appelle à des formes d’organisations différentes, à la constitution du front anticolonialiste, au « plus large contre le plus étroit ». Il soutient que notre arme, c’est l’unité et le Rassemblement anti- colonialiste. Il prône le refus de reproduire les clivages des partis métropolitains. Il a eu raison.

La création du Parti Communiste Martiniquais puis du Parti Progressiste Martiniquais a été la mise en pratique de cette thèse.
Par contre, il va jusqu’à accuser les marxistes de jouer « objectivement » le rôle de « diviseurs des forces populaires ». Là il reprend une vieille calomnie des nationalistes du Tiers-Monde qui ont été jusqu’à massacrer les communistes leur refusant la qualité de « patriotes » (Irak, Indonésie, Egypte, etc).

Observons que la recherche du Front anticolonialiste figurait dans les Résolutions de la Fédération communiste de la Martinique et que la lutte pour la Rassemblement et l’union est une constante de l’action communiste.
La tenue de la Convention du Morne-Rouge pour l’Autonomie en 1971 a été la mise en application de cette démarche unitaire.

6°) L’auteur du « Discours sur le colonialisme », au plan économique, avance l’idée que la volonté d’obtenir un degré de développement supérieur s’opère par « croissance interne », par « nécessité intérieure », par « progrès organique sans que rien d’extérieur vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la compromettre ». Il faut reconnaître qu’il s’agit d’une vision extrêmement moderne du développement des pays du Sud. Nous parlerions aujourd’hui de « développement endogène » ou « autocentré ». C’est exactement le contraire quand on entend lorsque certains responsables de la gauche martiniquaise réclament le « rattrapage » économique de la Martinique sur le mode le plus assimilationniste qui soit. Et le faux développement que nous avons connu ces soixante dernières années a été tout à fait le contraire par l’injection de transferts publics et le placage sur notre réalité de modèles français puis européens. Nous sommes passés du « sous-développement » au « mal- développement ».
La question du développement véritable reste posée.

7°) Césaire revendique pour les peuples noirs et les peuples coloniaux « le droit à l’initiative et à la personnalité ».
Il s’inscrit là dans le grand mouvement historique qui, au milieu du 20 ème siècle, a porté les peuples colonisés à affirmer leur identité et le droit de s’affirmer au monde.

Or, la Fédération martiniquaise du Parti Communiste avait rejeté l’assimilation en 1955, c’est- à- dire avant la démission de Césaire, et s’est transformée en Parti Communiste Martiniquais indépendant les 21 & 22 septembre 1957.

Nous venons de fêter le cinquantième anniversaire de cet évènement..
Camille SYLVESTRE, premier Secrétaire Général de nouvelle formation, en exposa les raisons de la sorte :

« Aujourd’hui la démonstration est faite que notre pays, en dépit de la loi du 19 mars 1946, est un faux département, qu’il demeure un pays colonial, de type particulier certes, mais fondamentalement différent de la France.
Nous pensons que notre pays répond à la définition de la nation : communauté stable, historiquement constituée de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans la communauté de culture ».

L’idée que la Martinique était une « nation en formation », selon l’expression du philosophe marxiste, René Ménil, était lancée.
Le PPM a été constitué le 22 mars 1958.
Il reste que le premier parti politique martiniquais indépendant est le PCM.
S’agissant donc du « droit à l’initiative du peuple martiniquais », le dramaturge Georges Mauvois qui était membre du Parti Communiste en 1956, dans son ouvrage autobiographique « Monologue d’un Foyalais » paru en 1999, écrit ironiquement : « Césaire, à mon sens, enfonçait une porte ouverte ».

Il faut, hélas, constater que, malgré la création par Aimé CESAIRE du PPM, ce « droit à l’initiative et à la personnalité » reste encore en grande partie à conquérir par le peuple martiniquais cinquante ans après. C’est un échec dont il faut analyser les raisons.

IV- ELEMENTS SUR LA PRATIQUE POLITIQUE CESAIRIENNE

On se limitera à quelques observations en laissant aux historiens le soin de faire le bilan du Césairisme en actes qui recoupe celui d’un Parti encore présent sur la scène politique martiniquaise.

Observons d’abord que la scission du Parti Communiste, suite à la démission de Césaire en 1956, s’est faite d’abord au profit de ce dernier au plan électoral et au plan politique. Mais le mouvement ouvrier a été affaibli. Le patronat et les forces réactionnaires ont regagné du terrain. Et quinze ans plus tard, à la fin de la décennie des années 1960 et au début des années 1970, l’ensemble PCM-PPM a reculé. Au plan électoral, la somme des suffrages recueillis par ces deux formations n’atteignit jamais le niveau du seul Parti Communiste en 1956. La lutte fratricide a démobilisé les masses.

Ensuite, nous allons emprunter à Edouard De Lépine dans son ouvrage « Questions sur l’Histoire Antillaise » de 1978 l’appréciation qu’il portait sur la constitution du PPM en 1958.

L’historien, qui adhéra par la suite au PPM à l’heure du moratoire, écrit à ce propos : « Césaire ne présentait rien qui pût passer même pour un ersatz de parti communiste ou de parti anticolonialiste, quelque soin qu’il eût pris de proclamer sa fidélité au marxisme et sa détermination de lutter contre le colonialisme…En 1958, à côté de quelques anticolonialistes sincères, il y a surtout au PPM un rassemblement hétéroclite d’assimilationnistes indécrottables, d’anti-communistes notoires qui n’ont rien à voir de près ou de loin avec la Lettre à Maurice Thorez, de carriéristes qui rêvent de se faire une place à l’ombre de Césaire, de revanchards qui ont mal digéré leurs défaites et leurs humiliations des grandes années du Parti Communiste… » .

Et cette appréciation qui en dit long sur la pratique politique de Césaire : « Césaire n’a jamais su aller à contre-courant en politique du moins. Plus exactement il n’a jamais su décider d’entraîner les masses à contre-courant … ».

Enfin, le livre de Raphaël CONFIANT sur Césaire et la « traversée paradoxale du siècle », qui analyse la pratique politique de la philosophie césairiste au feu du réel, conclut à l’ « échec d’Aimé Césaire » : pour lui, « aucun membre du PPM n’a pas participé à l’un ou l’autre des quatre mouvements politiques et sociaux qui sont à l’origine des fractures les plus importantes de la société martiniquaise de la seconde moitié du XXe siècle ». Il s’agirait en l’occurrence des émeutes de décembre 1959, de la révolte des étudiants de l’OJAM en 1962-1963, de la grande grève des ouvriers de la banane en 1974 et, dans les années 1980, du sursaut nationaliste des « Nègres- Marrons » de l’ARC.

Pour notre part, ce qui frappe c’est l’immense écart entre les mots et les actes.
L’énergie des masses n’a pas été libérée ; il n’y eu pas d’effort de développement d’une doctrine marxiste des peuples noirs ou coloniaux ; le moratoire de 1981 a désarmé politiquement les masses ; le PPM a été singulièrement absent sur le terrain social.

Le plus singulier et déroutant a été sans doute le « moratoire » décrété en 1981 sur la question de la revendication de l’Autonomie et appliqué au moins jusqu’en 1992. Cela au moment même où la gauche française en majorité socialiste parvenait au pouvoir en France.
Incontestablement, la montée du courant nationaliste martiniquais date de cette période, la nature ayant horreur du vide.

V - Les défis actuels de la mondialisation capitaliste et de l’ultra- libéralisme nécessitent une réponse alternative : LE COMMUNISME PLUS ACTUEL QUE JAMAIS.

Aimé CESAIRE, dans sa « Lettre », déclarait que « ce n’est ni le marxisme, ni le communisme » qu’il reniait, « que c’est l’usage que certains ont fait du marxisme et du communisme » qu’il réprouvait. Il précisait vouloir mettre « marxisme et communisme » au service des peuples noirs « et non les peuples noirs au service du marxisme et du communisme ».
La question de la tranformation sociale n’a pas été résolue par lui, on l’a vu. Et elle reste, cinquante ans après, posée en Martinique et dans le monde.

En effet, malgré la chute du mur de Berlin il y a 15 ans sonnant le glas d’une conception antidémocratique et autoritaire du communisme que nous avons rejetée, aujourd’hui partout dans le monde- et aussi en Martinique- se lèvent des femmes et des hommes qui aspirent à un autre monde, d’égalité et de justice, de liberté, de fraternité, de respect de la nature et des êtres humains. Des hommes et des femmes expriment l’ambition de construire ce nouveau monde eux-mêmes. C’est n’est autre que le communisme, formulé avec d’autre mots.

Ces femmes et ces hommes s’opposent à ce monde dominé par l’argent et la marchandisation de toutes les ressources et les activités humaines. Ils refusent ce monde de concurrence acharnée entre les peuples, la guerre et l’écrasement des peuples par les plus forts et parfois les génocides, les violences faites aux femmes et la destruction des ressources naturelles qui met en cause l’existence de la planète.

En Amérique latine, le drapeau du socialisme est levé par des peuples nouveaux : au Vénézuéla avec la Révolution bolivarienne de Chavez, en Bolivie avec Evo Morales ou en Equateur avec Rafaël Correa les peuples se fraient la voie vers ce qu’is appellent un « socialisme de 21 ème siècle ».
Ceux qui ont proclamé la fin de l’Histoire et le triomphe définitif du capitalisme mondialisé se heurtent aux aspirations de ces femmes et de ces hommes : savoirs partagés, rejet des discriminations, travail pour vivre dans la dignité, la paix, etc.

Ces aspirations et ces combats sont au coeur de la lutte des classes d’aujourd’hui qui revêt des formes multiples et nouvelles.
La logique d’exploitation, de domination et de la marchandisation du capitalisme en tant que système est productrice d’inégalités et d’exclusions et heurte de front ces aspirations à vivre mieux et libres malgré les systèmes de protection sociale qui sont partout remis en cause.
En Martinique, la pauvreté réapparaît et s’étend en touchant plus de 12 % des Martiniquais : 60 000 pauvres vivant avec moins de 420 euros par mois sur une population de 400 000 habitants. Le chômage frappe un Martiniquais sur quatre en âge de travailler et un jeune de moins de trente ans sur deux. Un cinquième de la population ( 84 000 personnes) vit de minima sociaux aux frontières de la misère.

Et une minorité de 1 750 privilégiés accaparent 11 % du revenu fiscal global et réalisent chaque année 2,5 milliards d’euros de profits bruts soit l’équivalent d’un tiers de la richesse globale martiniquaise.
51 % de la surface agricole utile appartiennent encore aux descendants des colons esclavagistes.

Le projet communiste moderne se présente comme un outil pour dépasser le capitalisme, pour combattre et se libérer de toutes les formes d’exploitations, de dominations (la domination coloniale pour nous), de discriminations (la question noire et des discriminations racistes que subissent nos compatriotes émigrés en France) et d’aliénations. L’assimilationnisme est récurrent et refoule en permanence notre identité. Le « génocide par substitution » menace notre peuple dans son existence
Le nouveau projet communiste se donne comme valeurs l’être humain comme moteur et finalité de l’économie, la protection de la nature, l’appropriation sociale des biens, des services, des savoirs et des pouvoirs, la laïcité, la solidarité, le co-développement soutenable et durable, les droits sociaux et culturels et la paix. Tels doivent être aussi les finalités d’une mondialisation maîtrisée au profit de l’humanité.

Le capitalisme développe la misère et la pauvreté, la déstructuration des liens sociaux, les risques de guerre, la crise écologique au point de généraliser des dégâts irrémédiables (par exemple, la pollution de nos terres pour des dizaines d’années par la chlordécone).
C’est bien à partir de la société capitaliste d’aujourd’hui que surgit le besoin de communisme, ainsi que Marx l’avait montré en son temps.
Le communisme est en rupture fondamentale avec la logique capitaliste. Il appelle à une transformation radicale de la société et non à une adaptation au travers d’une régulation sous prétexte de modernisation (social libéralisme).

Le dépassement du capitalisme implique donc un processus de transformation de la société : il s’agit de réaliser une véritable appropriation sociale par l’autogestion des travailleurs, les salariés et les citoyens. Cette remise en cause du capitalisme, selon nous, devra se réaliser au travers d’un processus conscient et majoritaire et par conséquent démocratique. Cela n’exclut pas des accélérations, des ruptures mais aussi des reculs. L’Etat doit être contrôlé par les citoyens.
Le nouveau communisme est féministe, écologiste, anti-raciste, anti-libéral. Il propose un autre type de croissance et de développement. Le vivant, l’eau, l’énergie et les autres ressources naturelles, la santé, la culture, l’éducation, et l’information ne sont pas des marchandises et devraient être déclarés biens communs de l’humanité qui échappent au principe de la concurrence.

Au regard des échecs passés et de la critique des expériences communistes du 20 ème siècle, nous voulons porter un projet communiste du 21 ème siècle basé sur un rassemblement majoritaire ayant un contenu de ruptures.
Le capitalisme ne saurait constituer notre horizon indépassable.

Conclusion :

Les forces de progrès sont plus divisées que jamais en Martinique. Réfléchir à l’occasion des cinquante ans de la « Lettre à Maurice THOREZ », du moins dans son contenu formel, c’est agir pour un projet martiniquais et rassembler ces forces.

C’est ici qu’il faudrait réconcilier l’action avec la pensée ; définir les contours du socialisme martiniquais que nous voulons ; redonner confiance dans l’action politique pour changer la vie ;

Le PCM profite de cette tribune pour rappeler sa proposition de tenir des Etats Généraux du Peuple Martiniquais pour l’Emploi, la Responsabilité et le Développement véritable.

L’objectif reste de construire, sous une forme ou une autre, le Front anticolonialiste dont parle la « Lettre à Maurice THOREZ » et que défendent depuis longtemps les communistes martiniquais.

http://www.frantzfanoninternational.org/spip.php?article156

Messages

  • La lettre d’Aimé Césaire à Maurice Thorez

    le 24 octobre 1956
    Aimé Césaire, Député de la Martinique, à Maurice Thorez, Secrétaire Général du Parti Communiste Français.

    Maurice Thorez,

    Il me serait facile d’articuler tant à l’égard du Parti Communiste Français qu’à l’égard du Communisme International tel qu’il est patronné par l’Union Soviétique, une longue liste de griefs ou de désaccords. La moisson a été particulièrement riche ces derniers temps et les révélations de Khrouchtchev sur Staline sont telles qu’elles ont plongé, ou du moins, je l’espère, tous ceux qui ont, à quelque degré que ce soit, participé à l’action communiste dans un abîme de stupeur, de douleur et de honte.

    Oui, ces morts, ces torturés, ces suppliciés, ni les réhabilitations posthumes, ni les funérailles nationales, ni les discours officiels ne prévaudront contre eux. Ils ne sont pas de ceux dont on conjure le spectre par quelque phrase mécanique.

    Désormais leur visage apparaît en filigrane dans la pâte même du système, comme l’obsession de notre échec et de notre humiliation. Et bien entendu, ce n’est pas l’attitude du Parti Communiste Français, telle qu’elle a été définie en son XIVe Congrès, attitude qui semble avant tout avoir été dictée par le dérisoire souci des dirigeants de ne pas perdre la face, qui aura permis de dissiper le malaise et obtenu que cesse de s’ulcérer et de saigner au plus vif de nos consciences une blessure.

    Les faits sont là, massifs.

    Je cite pêle-mêle : les précisions données par Khrouchtchev sur les méthodes de Staline ; la vraie nature des rapports entre le pouvoir de l’Etat et la classe ouvrière dans trop de démocraties populaires, rapports qui nous font croire à l’existence dans ces pays d’un véritable capitalisme d’Etat exploitant la classe ouvrière de manière pas très différente de la manière dont on en use avec la classe ouvrière dans les pays capitalistes ; la conception généralement admise dans les partis communistes de type stalinien des relations entre états et partis frères, témoin le tombereau d’injures déversées pendant cinq ans sur la Yougoslavie coupable d’avoir affirmé sa volonté d’indépendance ; le manque de signes positifs indiquant la volonté du Parti Communiste Russe et de l’Etat soviétique d’accorder leur indépendance aux autres partis communistes et aux autres états socialistes ; ou alors le manque de hâte des partis non russes et singulièrement du Parti Communiste Français à s’emparer de cette offre et à affirmer leur indépendance à l’égard de la Russie ; tout cela nous autorise à dire que - exception faite pour la Yougoslavie - dans de nombreux pays d’Europe, et au nom du Socialisme, des bureaucraties coupées du peuple, des bureaucraties usurpatrices et dont il est maintenant prouvé qu’il n’y a rien à attendre, ont réussi la piteuse merveille de transformer en cauchemar ce que l’humanité a pendant longtemps caressé comme un rêve : le Socialisme.

    Quant au Parti Communiste Français, on n’a pas pu ne pas être frappé par sa répugnance à s’engager dans les voies de la déstalinisation ; sa mauvaise volonté à condamner Staline et les méthodes qui l’ont conduit au crime ; son inaltérable satisfaction de soi ; son refus de renoncer pour sa part et en ce qui le concerne aux méthodes antidémocratiques chères à Staline ; bref par tout cela qui nous autorise à parler d’un stalinisme français qui a la vie plus dure que Staline lui,même et qui, on peut le conjecturer, aurait produit en France les mêmes catastrophiques effets qu’en Russie, si le hasard avait permis qu’en France il s’installât au pouvoir.
    Ici comment taire notre déception ? Il est très vrai de dire qu’au lendemain du rapport Khrouchtchev nous avons tressailli d’espérance.

    On attendait du Parti Communiste Français une autocritique probe ; une désolidarisation d’avec le crime qui le disculpât ; pas un reniement, mais un nouveau et solennel départ ; quelque chose comme le Parti Communiste fondé une seconde fois... Au lieu qu’au Havre, nous n’avons vu qu’entêtement dans l’erreur ; persévérance dans le mensonge ; absurde prétention de ne s’être jamais trompé ; bref chez des pontifes plus que jamais pontifiant, une incapacité sénile à se déprendre de soi même pour se hausser au niveau de l’événement et toutes les ruses puériles d’un orgueil sacerdotal aux abois.

    Quoi ! Tous les partis communistes bougent. Italie. Pologne. Hongrie. Chine. Et le parti français, au milieu du tourbillon général, se contemple lui, même et se dit satisfait. Jamais je n’ai eu autant conscience d’un tel retard historique affligeant un grand peuple...

    Mais, quelque grave que soit ce grief - et à lui seul très suffisant car faillite d’un idéal et illustration pathétique de l’échec de toute une génération - je veux ajouter un certain nombre de considérations se rapportant à ma qualité d’homme de couleur.

    Disons d’un mot : qu’à la lumière des événements (et réflexion faite sur les pratiques honteuses de l’antisémitisme qui ont eu cours et continuent encore semble-t-il à avoir cours dans des pays qui se réclament du socialisme), j’ai acquis la conviction que nos voies et celles du communisme tel qu’il est mis en pratique, ne se confondent pas purement et simplement ; qu’elles ne peuvent pas se confondre purement et simplement.

    Un fait à mes yeux capital est celui-ci : que nous, hommes de couleur, en ce moment précis de l’évolution historique, avons, dans notre conscience, pris possession de tout le champ de notre singularité et que nous sommes prêts à assumer sur tous les plans et dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise de conscience.
    Singularité de notre « situation dans le monde » qui ne se confond avec nulle autre.

    Singularité de nos problèmes qui ne se ramènent à nul autre problème. Singularité de notre histoire coupée de terribles avatars qui n’appartiennent qu’à elle. Singularité de notre culture que nous voulons vivre de manière de plus en plus réelle.

    - Qu’en résulte-t-il, sinon que nos voies vers l’avenir, je dis toutes nos voies, la voie politique comme la voie culturelle, ne sont pas toutes faites ; qu’elles sont à découvrir, et que les soins de cette découverte ne regardent que nous ?

    C’est assez dire que nous sommes convaincus que nos questions, ou si l’on veut la question coloniale, ne peut pas être traitée comme une partie d’un ensemble plus important, une partie sur laquelle d’autres pourront transiger ou passer tel compromis qu’il leur semblera juste de passer eu égard à une situation générale qu’ils auront seuls à apprécier.

    Ici il est clair que je fais allusion au vote du Parti Communiste Français sur l’Algérie, vote par lequel le parti accordait au gouvernement Guy Mollet Lacoste les pleins pouvoirs pour sa politique en Afrique du Nord - éventualité dont nous n’avons aucune garantie qu’elle ne puisse se renouveler.

    En tout cas, il est constant que notre lutte, la lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme, la lutte des peuples de couleur contre le racisme est beaucoup plus complexe - que dis-je, d’une tout autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme français et ne saurait en aucune manière, être considérée comme une partie, un fragment de cette lutte.

    Je me suis souvent posé la question de savoir si dans des sociétés comme les nôtres, rurales comme elles sont, les sociétés de paysannerie, où la classe ouvrière est infime et où par contre, les classes moyennes ont une importance politique sans rapport avec leur importance numérique réelle, les conditions politiques et sociales permettaient dans le contexte actuel, une action efficace d’organisations communistes agissant isolément (à plus forte raison d’organisations communistes fédérées ou inféodées au parti communiste de la métropole) et si, au lieu de rejeter à priori et au nom d’une idéologie exclusive, des hommes pourtant honnêtes et foncièrement anticolonialistes, il n’y avait pas plutôt lieu de rechercher une forme d’organisation aussi large et souple que possible, une forme d’organisation susceptible de donner élan au plus grand nombre, plutôt qu’à caporaliser un petit nombre.

    Une forme d’organisation où les marxistes seraient non pas noyés, mais où ils joueraient leur rôle de levain, d’inspirateur, d’orienteur et non celui qu’à présent ils jouent objectivement, de diviseurs des forces populaires.

    L’impasse où nous sommes aujourd’hui aux Antilles, malgré nos succès électoraux, me paraît trancher la question : j’opte pour le plus large contre le plus étroit ; pour le mouvement qui nous met au coude à coude avec les autres et contre celui qui nous laisse entre nous ; pour celui qui rassemble les énergies contre celui qui les divise en chapelles, en sectes, en églises ; pour celui qui libère l’énergie créatrice des masses contre celui qui la canalise et finalement la stérilise.

    En Europe, l’unité des forces de gauche est à l’ordre du jour ; les morceaux disjoints du mouvement progressiste tendent à se ressouder, et nul doute que ce mouvement d’unité deviendrait irrésistible si du côté des partis communistes staliniens, on se décidait à jeter par dessus bord tout l’impedimenta des préjugés, des habitudes et des méthodes hérités de Staline.

    Nul doute que dans ce cas, toute raison, mieux, tout prétexte de bouder l’unité serait enlevé à ceux qui dans les autres partis de gauche ne veulent pas de l’unité, et que de ce fait les adversaires de l’unité se trouveraient isolés et réduits à l’impuissance.

    Et alors, comment dans notre pays, où le plus souvent, la division est artificielle, venue du dehors, branchée qu’elle est sur les divisions européennes abusivement transplantées dans nos politiques locales, comment ne serions-nous pas décidés à sacrifier tout, je dis tout le secondaire, pour retrouver l’essentiel ;

    cette unité avec des frères, avec des camarades qui est le rempart de notre force et le gage de notre confiance en l’avenir.

    D’ailleurs, ici, c’est la vie elle-même qui tranche.

    Voyez donc le grand souffle d’unité qui passe sur tous les pays noirs ! Voyez comme, çà et là, se remaille le tissu rompu !

    C’est que l’expérience, une expérience durement acquise, nous a enseigné qu’il n’y a à notre disposition qu’une arme, une seule efficace, une seule non ébréchée : l’arme de l’unité, l’arme du rassemblement anticolonialiste de toutes les volontés, et que le temps de notre dispersion au gré du clivage des partis métropolitains est aussi le temps de notre faiblesse et de nos défaites.

    Pour ma part, je crois que les peuples noirs sont riches d’énergie, de passion qu’il ne leur manque ni vigueur, ni imagination mais que ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer.

    Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance. C’est volonté de ne pas confondre alliance et subordination. Solidarité et démission.

    Or c’est là très exactement de quoi nous menacent quelques uns des défauts très apparents que nous constatons chez les membres du Parti Communiste Français : leur assimilationisme invétéré ; leur chauvinisme inconscient ; leur conviction passablement primaire - qu’ils partagent avec les bourgeois européens - de la supériorité omnilatérale de l’Occident ; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée en Europe est la seule possible ; la seule désirable ; qu’elle est celle par laquelle le monde entier devra passer ; pour tout dire, leur croyance rarement avouée, mais réelle, à la civilisation avec un grand C ; au progrès avec un grand P (témoin leur hostilité à ce qu’ils appellent avec dédain le « relativisme culturel », tous défauts qui bien entendu culminent dans la gent littéraire qui à propos de tout et de rien dogmatise au nom du parti).

    Il faut dire en passant que les communistes français ont été à bonne école. Celle de Staline. Et Staline est bel et bien celui qui a ré introduit dans la pensée socialiste, la notion de peuples « avancés » et de peuples « attardés ». Et s’il parle du devoir du peuple avancé (en l’espèce les Grands Russes) d’aider les peuples arriérés à rattraper leur retard, je ne sache pas que le paternalisme colonialiste proclame une autre prétention.

    Dans le cas de Staline et de ses sectateurs, ce n’est peut-être pas de paternalisme qu’il s’agit. Mais c’est à coup sûr de quelque chose qui lui ressemble à s’y méprendre.

    Inventons le mot : c’est du « fraternalisme ».

    Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route où il sait se trouver la Raison et le Progrès.

    Or c’est très exactement ce dont nous ne voulons pas. Ce dont nous ne voulons plus.

    Nous voulons que nos sociétés s’élèvent à un degré supérieur de développement, mais d’ elles-mêmes, par croissance interne, par nécessité intérieure, par progrès organique, sans que rien d’extérieur vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la compromettre.

    Dans ces conditions on comprend que nous ne puissions donner à personne délégation pour penser pour nous ; délégation pour chercher pour nous ; que nous ne puissions désormais accepter que qui que ce soit, fût-ce le meilleur de nos amis, se porte fort pour nous. Si le but de toute politique progressiste est de rendre un jour leur liberté aux peuples colonisés, au moins faut-il que l’action quotidienne des partis progressistes n’entre pas en contradiction avec la fin recherchée et ne détruise pas tous les jours les bases mêmes, les bases organisationnelles comme les bases psychologiques de cette future liberté, lesquelles se ramènent à un seul postulat : le droit à l’initiative.

    Je crois en avoir assez dit pour faire comprendre que ce n’est ni le marxisme ni le communisme que je renie, que c’est l’usage que certains ont fait du marxisme et du communisme que je réprouve.

    Que ce que je veux, c’est que marxisme et communisme soient mis au service des peuples noirs, et non les peuples noirs au service du marxisme et du communisme. Que la doctrine et le mouvement soient faits pour les hommes, non les hommes pour la doctrine ou pour le mouvement. Et bien entendu cela n’est pas valable pour les seuls communistes. Et si j’étais chrétien ou musulman, je dirais la même chose. Qu’aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie à nous. Cela a l’air d’aller de soi. Et pourtant dans les faits cela ne va pas de soi.

    Et c’est ici une véritable révolution copernicienne qu’il faut imposer, tant est enracinée en Europe, et dans tous les partis, et dans tous les domaines, de l’extrême droite à l’extrême gauche, l’habitude de faire pour nous, l’habitude de disposer pour nous, l’habitude de penser pour nous, bref l’habitude de nous contester ce droit à l’initiative dont je parlais tout à l’heure et qui est, en définitive, le droit à la personnalité. C’est sans doute là l’essentiel de l’affaire.

    Il existe un communisme chinois. Sans très bien le connaître, j’ai à son égard un préjugé des plus favorables. Et j’attends de lui qu’il ne verse pas dans les monstrueuses erreurs qui ont défiguré le communisme européen. Mais il m’intéresserait aussi et plus encore, de voir éclore et s’épanouir la variété africaine du communisme. Il nous proposerait sans doute des variantes utiles, précieuses, originales et nos vieilles sagesses nuanceraient, j’en suis sûr, ou compléteraient bien des points de la doctrine.

    Mais je dis qu’il n’y aura jamais de variante africaine, ou malgache, ou antillaise du communisme, parce que le communisme français trouve plus commode de nous imposer la sienne. Qu’il n’y aura jamais de communisme africain, malgache ou antillais, parce que le Parti Communiste Français pense ses devoirs envers les peuples coloniaux en termes de magistère à exercer, et que l’anticolonialisme même des communistes français porte encore les stigmates de ce colonialisme qu’il combat. Ou encore, ce qui revient au même, qu’il n’y aura pas de communisme propre à chacun des pays coloniaux qui dépendent de la France, tant que les bureaux de la rue Saint- Georges, les bureaux de la section coloniale du Parti Communiste Français, ce parfait pendant du Ministère de la rue Oudinot, persisteront à penser à nos pays comme à terres de missions ou pays sous mandat. Pour revenir à notre propos, l’époque que nous vivons est sous le signe d’un double échec : l’un évident, depuis longtemps, celui du capitalisme. Mais aussi l’autre, celui, effroyable, de ce que pendant trop longtemps nous avons pris pour du socialisme ce qui n’était que du stalinisme.

    Le résultat est qu’à l’heure actuelle le monde est dans l’impasse.

    Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes. Celles qui ont mené à l’imposture, à la tyrannie, au crime. C’est assez dire que pour notre part, nous ne voulons plus nous contenter d’assister à la politique des autres. Au piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de consciences ou a la casuistique des autres.

    L’heure de nous mêmes a sonné.

    Et ce que je viens de dire des nègres n’est pas valable que pour les nègres. Oui tout peut encore être sauvé, tout, même le pseudo socialisme installé çà et là en Europe par Staline, à condition que l’initiative soit rendue aux peuples qui jusqu’ici n’ont fait que la subir ; à condition que le pouvoir descende et s’enracine dans le peuple, et je ne cache pas que la fermentation qui se produit à l’heure actuelle en Pologne, par exemple, me remplit de joie et d’espoir.

    Ici que l’on me permette de penser plus particulièrement à mon malheureux pays : la Martinique.

    J’y pense pour constater que le Parti Communiste Français est dans l’incapacité absolue de lui offrir une quelconque perspective qui soit autre chose que utopique ; que le Parti Communiste Français ne s’est jamais soucié de lui en offrir ; qu’il n’a jamais pensé à nous qu’en fonction d’une stratégie mondiale au demeurant déroutante.

    J’y pense pour constater que le communisme a achevé de lui passer autour du cou le noeud coulant de l’assimilation ; que le communisme a achevé de l’isoler dans le bassin caraïbe ; qu’il a achevé de le plonger dans une manière de ghetto insulaire ; qu’il a achevé de le couper des autres pays antillais dont l’expérience pourrait lui être à la fois instructive et fructueuse (car ils ont les mêmes problèmes que nous et leur évolution démocratique est impétueuse) : que le communisme enfin, a achevé de nous couper de l’Afrique Noire dont l’évolution se dessine désormais à contre-sens de la nôtre. Et pourtant cette Afrique Noire, la mère de notre culture et de notre civilisation antillaise, c’est d’elle que j’attends la régénération des Antilles, pas de l’Europe qui ne peut que parfaire notre aliénation, mais de l’Afrique qui seule peut revitaliser, repersonnaliser les Antilles.

    Je sais bien. On nous offre en échange la solidarité avec le peuple français ; avec le prolétariat français, et à travers le communisme, avec les prolétariats mondiaux. Je ne nie pas ces réalités. Mais je ne veux pas ériger ces solidarités en métaphysique. Il n’y a pas d’alliés de droit divin.

    Il y a des alliés que nous impose le lieu, le moment et la nature des choses.

    Et si l’alliance avec le prolétariat français est exclusive, si elle tend à nous faire oublier ou contrarier d’autres alliances nécessaires et naturelles, légitimes et fécondantes, si le communisme saccage nos amitiés les plus vivifiantes, celle qui nous unit à l’Afrique, alors je dis que le communisme nous a rendu un bien mauvais service en nous faisant troquer la Fraternité vivante contre ce qui risque d’apparaître comme la plus froide des abstractions. Je préviens une objection.

    - Provincialisme ? Non pas. Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné.

    Il y a deux manières de se perde : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’ « universel ».

    Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers.

    - Alors ?

    Alors il nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage, la force de refaire ce qui a été défait ; la force d’inventer au lieu de suivre ; la force « d’inventer » notre route et de la débarrasser des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui l’obstruent.

    En bref, nous considérons désormais comme notre devoir de conjuguer nos efforts à ceux de tous les hommes épris de justice et de vérité pour bâtir des organisations susceptibles d’aider de manière probe et efficace les peuples noirs dans leur lutte pour aujourd’hui et pour demain : lutte pour la justice ; lutte pour la culture ; lutte pour la dignité et la liberté ; des organisations capables en un mot de les préparer dans tous les domaines à assumer de manière autonome les lourdes responsabilités que l’histoire en ce moment même fait peser si lourdement sur leurs épaules.

    Dans ces conditions, je vous prie de recevoir ma démission de membre du Parti Communiste Français.

    - Aimé Césaire, Paris, le 24 octobre 1956