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"Un petit prof de fac" - Alain Garrigou, Observatoire des sondages, 9 janvier 2010

Publie le mercredi 20 janvier 2010 par Open-Publishing
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de Laurence

Sur l’affaire Garrigou (enseignant-chercheur en sciences politiques, assigné pour diffamation publique par P. Buisson, conseiller spécial de l’Elysée et dirigeant de Publifact, au motif d’analyses parues dans "Libération"), voir le texte de l’intéressé en document joint, ainsi que les communiqués ci-dessous du Comité de vigilance face aux usages de l’histoire (CVUH), et de l’Association française de science politique (AFSP)


« Un petit prof de fac »

de Alain Garrigou

En créant l’Observatoire des sondages, avec quelques amis, je savais fort bien que l’entreprise comportait des risques. Mon expérience avait suffisamment démontré que la critique des sondages soulevait l’hostilité des sondeurs. Combien de fois, n’ai-je été traité d’incompétent ou d’escroc, en public ou en coulisses ? Comment tourneraient les choses quand la critique ne serait plus ponctuelle au détour d’un article ou d’un livre mais avec la permanence d’un site web ? En prévision d’une attaque judiciaire, j’avais donc écrit un papier prémonitoire : « est-il permis de critiquer les sondages ? » (24 juin 2009). Des indices de la montée de la violence étaient aussi perceptibles. Face à une attaque de François Bayrou qui savait ce qu’il disait mais le disait mal, peut-être pas au meilleur moment, et ne l’a pas dit jusqu’au bout, le P-dg de TNS-Sofres prenait la défense de son institut dans une tribune du journal Le Monde en indiquant que l’attaque de l’homme politique avait été « poussée jusqu’aux portes de la diffamation » (Le Monde, 12 juin 2009). Le mot était dit.

Quand les relations entre OpinionWay et ses confrères se sont encore détériorées à la suite de la publication du rapport de la Cour des comptes sur les sondages de l’Elysée, les dirigeants d’OpinionWay ont proféré une intention précise : « Dans cette affaire, certains médias ont franchi délibérément la ligne jaune de la diffamation. Par respect pour nos cinquante collaborateurs et les quelques centaines de salariés qui travaillent pour nous en sous-traitance, nous avons décidé de saisir nos conseils pour obtenir condamnation et réparation » (Le Monde, 31 juillet 2009). L’intention est demeurée une menace non suivie d’effet. Il est vrai que la suite a encore aggravé le cas.

Comme cet institut qu’il paie, Monsieur Patrick Buisson ne manque pas d’air. Il transforme cependant la menace en attaque en portant plainte en diffamation contre Libération et moi-même. Je ne pouvais deviner que l’attaque viendrait d’un pseudo sondeur, qu’elle viendrait d’un conseiller du Président de la République et encore d’un homme d’extrême droite mais je savais qu’elle viendrait. Elle était facile à prévoir en observant les enjeux politiques de la maîtrise des sondages, leur usage de plus en plus manipulatoire, l’évolution économique du secteur qui en fait des entreprises ordinaires surtout tournées vers leurs résultats économiques et non vers des préoccupations scientifiques. Significativement, cette activité à laquelle ont longtemps été mêlés les universitaires, à commencer par Jean Stoetzel, le fondateur en France, s’est coupée des scientifiques pour devenir l’affaire des managers. Les intérêts économiques et la transformation sociologique expliquent la réticence de plus en plus vive à toute critique intellectuelle et même le mépris à l’égard de ceux qui l’osent. L’anti-intellectualisme pointe alors.

A l’occasion d’une émission radiophonique sur France Culture, j’avais déclenché la colère d’un sondeur en évoquant la baisse du nombre des personnes acceptant de répondre aux enquêteurs (La suite dans les idées, 21 février 2002). C’était un mensonge, me répondit-on au micro malgré les travaux sur la question. D’ailleurs, la commission des sondages, dans son rapport sur les élections de 2002, reprenait le constat quelques mois plus tard : « la proportion des personnes sollicitées refusant de répondre au sondage va croissant ». La commission en a d’ailleurs tiré la conclusion qu’il fallait reconnaître la représentativité des sondages en ligne. Tous les instituts se sont lancés dans cette voie avec plus ou moins de rapidité. Malgré cela, les sondeurs ont continué à prétendre publiquement que les sondés étaient heureux de coopérer. On comprend pourquoi. L’émission à peine terminée, le sondeur en colère revint à la charge en me lançant avec un mépris qui laissa les témoins interloqués : « moi, je brasse des millions, je ne vais pas me laisser intimider par un petit prof de fac ».

La formule eut quelque écho moins par mon livre L’ivresse des sondages que par sa reprise dans Le Canard Enchaîné. Les choses étaient dites. J’ai publié ces propos parce qu’ils traduisent l’état de la relation nouvelle établie entre les sondeurs et les scientifiques. Il ne faut donc pas être surpris que l’attaque de M. Patrick Buisson prenne un tour anti-intellectuel encore plus violent. Je suis donc non seulement « un petit prof de fac » mais « un certain M. Garrigou », preuve au moins que M. Buisson ne lit pas la littérature sur les sondages. Ma qualité d’universitaire est mise en doute avec insistance puisque j’aurais aligné « dans une méconnaissance totale des outils et du dossier, un nombre impressionnant d’erreurs factuelles, de contre-vérités et d’insinuations fallacieuses ou injurieuses d’une facture fort peu universitaire nonobstant le titre dont se prévaut cette personne » (L’Express, 9 novembre 2009). Cela fait beaucoup de mauvais points pour une seule phrase. Mais on sait déjà que les universitaires critiques sont forcément incompétents. Tant pis si le financement illicite est déjà aussi certain que les refus de répondre.

Devant la pression que fait peser la création d’une commission d’enquête parlementaire, il fallait faire diversion. Et régler des comptes. Il est intéressant que le dénigrement se fasse au nom d’une conception implicite des universitaires. Je ne ressemblerais pas à un universitaire parce que mon style direct ne ressemblerait pas à l’idée que s’en fait M. Patrick Buisson, celle d’individus verbeux, obscurs, timorés et lâches, comprend-on aisément quand la suggestion vient de l’extrême droite. M. Patrick Buisson se fait une idée fausse des universitaires faute sans doute de ne pas en avoir suffisamment fréquenté. De même ignore-t-il que la vérité ne se juge pas devant les tribunaux sinon celui de la raison.

Au-delà de ma personne négligeable de « petit prof de fac », l’attaque vise donc une profession et le regard scientifique sur le monde. Pacifiques par définition, l’une et l’autre sont capables de résistance.

Alain Garrigou


Communiqué de presse du CVUH

“Le Mépris pour le monde universitaire et les menaces sur la liberté d’expression s’accentuent. Patrick Buisson, responsable de la chaîne Histoire, ex directeur du journal d’extrême-droite Minute et aujourd’hui conseiller spécial de l’Elysée porte plainte pour diffamation contre le politiste Alain Garrigou pour des propos tenus en novembre 2009 dans le journal Libération. Le CVUH s’associe au mouvement de soutien à notre collègue. Les documents ci-joint prouvent le mépris de plus en plus décomplexé du gouvernement à l’égard du monde intellectuel. Il convient donc d’accentuer la vigilance vis à vis de toute forme de censure propre aux régimes de droite dure qui s’octroient les services d’un homme assumant vertement son héritage catholique traditionnel et contre-révolutionnaire. Les documents ci-dessous font le point sur l’affaire en question.”


Communiqué de presse de l’AFSP

“Dans nos métiers, ceux de la recherche et de l’enseignement, nous sommes amenés à travailler sur des sujets souvent sensibles (le populisme, l’extrême droite, les violences politiques, les usages sociaux des sondages…) qui amènent parfois les acteurs politiques ou médiatiques concernés à réagir fortement aux protocoles méthodologiques mis en oeuvre et aux résultats scientifiques énoncés. L’actualité récente, que l’on songe à la condamnation finalement (et heureusement) non confirmée en dernière instance d’Isabelle Sommier, de Xavier Crettiez et de Juan J. Torreiro l’année dernière ou récemment à la procédure judiciaire qui vise Alain Garrigou), voit se multiplier les procédures judiciaires et parfois disciplinaires [en savoir plus].

L’Association Française de Science Politique s’inquiète de cette judiciarisation croissante des controverses en sciences sociales et politiques. Face à la multiplication des actions judiciaires ou disciplinaires visant des enseignants et chercheurs spécialistes de la vie politique contemporaine, l’AFSP rappelle que, comme celle de la presse, la « liberté scientifique ne s’use que si l’on ne s’en sert pas ». Elle appelle tous ses membres à se montrer vigilants vis-à-vis de ces procédures qui pourraient menacer à terme notre liberté d’intervention dans l’espace public et médiatique. En lançant en septembre dernier une réflexion collective sur l’éthique de nos pratiques professionnelles, l’Association entend aussi montrer que notre communauté possède en elle-même les ressources susceptibles de construire collectivement un mode d’intervention maîtrisé dans l’espace public.

L’Association Belge de Science Politique pour la Communauté française (ABSP-CF) partage nos préoccupations et s’associe à ce communiqué.”

Documents joints

http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article3337

Messages

  • Sondages de l’Elysée : Buisson porte plainte contre Libé

    Le conseiller "opinion" de Nicolas Sarkozy et directeur général de la société de conseil Publifact s’estime victime de diffamation et injures, après un article publié dans le quotidien sur de présumés juteux honoraires dont il aurait bénéficié.

    Patrick Buisson, conseiller "opinion" de Nicolas Sarkozy et directeur général de la société de conseil Publifact, porte plainte contre le quotidien Libération pour diffamation et injures, rapportent lundi 9 novembre le JDD.fr et l’Express.fr. L’objet de sa colère est l’article publié jeudi dernier par Libération, revenant sur les sommes dépensées par l’Elysée en 2008 pour des sondages d’opinion.

    Dans le droit de réponse qu’il demande au quotidien de publier, Patrick Buisson conteste notamment, comme "totalement fantaisistes et très éloignés de la réalité", les 190 000 euros facturés par l’institut de sondages OpinionWay à Publifact en 2008, selon le JDD.fr.

    "Une mission beaucoup plus vaste"


    Le patron de Publifact, ajoute l’Express.fr, explique notamment que sa mission "comportait deux volets distincts : le premier concernant le conseil politique et stratégique, le second, une mission de direction des études incluant entre autres le recours aux enquêtes d’opinion" et que "les instituts n’étaient pour Publifact que des sous-traitants techniques et les sondages qu’une composante d’une mission beaucoup plus vaste couvrant le suivi de l’opinion pour le compte de la Présidence". Ce qui justifierait, selon lui, les écarts entre les sommes perçues de l’Elysée et "le montant des prestations facturées à [son] cabinet" par l’institut Opinion Way, ce fameux montant qu’il juge "fantaisiste".
    Libération indiquait dans son article que Publifact avait vendu à l’Elysée pour environ 1,1 million d’euros de sondages d’OpinionWay. L’institut de sondage indiquait, lui, qu’il avait vendu à Publifact en 2008 des études pour un montant de 190 000 euros au total, rapportait le quotidien. La marge réalisée par Patrick Buisson serait donc de 910 000 euros, soulignait Libération.

    http://tempsreel.nouvelobs.com/spec...

  • Patrick Buisson, conseiller très à droite du Président

    LE FIL IDéES - Il est passé par "Minute", "Valeurs actuelles," "LCI"... Avec le journaliste et politologue Patrick Buisson, la droite dure est entrée à l’Elysée. Portrait d’un stratège du président Sarkozy, qui lui voue une confiance aveugle. Au point de lui commander des lucratives analyses d’opinion...

    Il défend la messe en latin. Aime passionnément le grégorien et la polyphonie sacrée. Tous les compositeurs du XVIe siècle sont ses compagnons journaliers. « Pour moi, la liturgie est essentielle », dit Patrick Buisson, qui aime citer Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. » Le soir, Patrick Buisson écrit des livres à succès sur la sexualité des Français sous Vichy. La libido est « le révélateur maximal », assure-t-il, de cette période. Il est intarissable sur la « France horizontale », qui couchait avec l’occupant : deux tomes et quelque mille pages pour ces « années érotiques » (1940-1945, Années érotiques, chez Albin Michel).

    Durant la semaine, immergé dans un Himalaya de sondages et d’études d’opinion, le politologue Buisson, à la tête de sa société Publifact, enregistre les soubresauts de l’électorat et fournit des conseils très écoutés au président de la République. En tête-à-tête, de préférence. Ou lors de réunions de la majorité, en plus grand comité : plus d’une fois ses analyses sur l’électorat populaire - cette « France du travail », des ouvriers, des employés et des précaires, tentée par l’abstention et qui, pour lui, est la clé des scrutins - y ont fait mouche. Des conseils de stratège facturés 10 000 euros par mois à l’Elysée. Sans compter les très confortables commissions sur les analyses d’opinion commandées pour la présidence (lire encadré).

    « J’aurais bien aimé l’avoir comme conseiller mais je ne suis pas assez riche ! » plaisante Jean-Marie Le Pen, qui ne tarit pas d’éloge sur cet « intellectuel de la droite nationale qui, au fond de son coeur, partage probablement plus mes idées que celles de Sarkozy ». Le président du Front national, qui n’a pas revu Patrick Buisson depuis qu’il travaille avec l’Elysée - « et depuis qu’il a reçu sa Légion d’honneur », persifle le chef du FN -, a gardé beaucoup d’admiration pour l’auteur de l’Album Le Pen (1) : « C’est le meilleur observateur politique, assure le président du Front national. Le plus intelligent, le plus sérieux. Mais ce n’est pas un homme politique. Pas un militant non plus. C’est un professionnel remarquable, qui a mis ses talents au service des puissants. » Une précision, au passage : contrairement à ce que la presse répète d’article en article - sans doute sur la foi d’une fiche Wikipédia erronée -, Patrick Buisson n’a jamais dirigé la société d’édition de disques de Jean-Marie Le Pen, la sulfureuse Serp, condamnée en 1971 par la Cour de cassation pour « apologie de crime de guerre » après la diffusion d’un disque de chants du IIIe Reich. Le politologue a décidé d’attaquer en justice l’hebdomadaire Marianne sur ce point.

    Quand il n’est ni à l’Elysée, ni dans ses études d’opinion, ni dans le grégorien, l’ancien chroniqueur de LCI et coïnventeur de plusieurs émissions politiques avec David Pujadas (1OO % politique) ou Michel Field (Politiquement show) dirige en famille, avec son fils Georges, la chaîne Histoire, cadeau offert par Martin Bouygues, patron de TF1, après la présidentielle. « J’ai quitté LCI de moi-même, alors que la chaîne voulait que je reste, rétorque Patrick Buisson. D’autres que moi auraient demandé la direction de l’info ! »

    Responsable de la rédaction de Minute, le quotidien d’extrême droite, puis de Valeurs actuelles et du Crapouillot pendant les années Mitterrand, Patrick Buisson ne crache pas sur son passé. Tout le contraire d’un repenti. Avec lui, c’est l’extrême droite décomplexée qui conseille le président. « Il ne dit pas qu’il a viré sa cuti. Il est fidèle à ce qu’il pense », assure Laurent Bazin, le journaliste d’iTélé, qui l’a connu à LCI. Dans les années 90 et 2000, souverainiste et vendéen dans l’âme, Patrick Buisson a été directeur de campagne de Philippe de Villiers, puis proche d’Alain Madelin, et même consultant pour François Bayrou. Mais toujours dans un esprit franc-tireur. Pas apparatchik pour un sou.

    Glacial au premier abord, individualiste, solitaire, cet homme de 60 ans cultive un look austère, presque toujours de noir vêtu, entre clergyman et Fantômas. Doué d’une mémoire d’éléphant, il est aussi capable d’entonner des chants de la Commune, de parler brillamment de Léo Ferré ou de Sacha Guitry. « Un anar de droite », dit de lui le politologue de gauche Olivier Duhamel. Patrick Buisson s’est offert le luxe de refuser le bureau à l’Elysée que lui a proposé le président. Mais la proximité entre les deux hommes reste forte. Depuis l’automne 2004, depuis que Patrick Buisson a bluffé Sarkozy en pronostiquant, plusieurs mois à l’avance, le non au référendum européen, le président en a fait son spin doctor. Moins médiatique qu’Henri Guaino mais tout aussi influent : « Chez Sarkozy, cela va au-delà du respect, analyse Christophe Barbier, le directeur de la rédaction de L’Express. Il sent que Buisson a quelque chose qu’il n’aura jamais. Sarko est un nénuphar, il couvre beaucoup de surface mais il n’a pas de racine. »

    Plus qu’un sondeur. Davantage qu’un politologue. C’est au « conseiller en transgression », comme dit justement L’Express, que le président Sarkozy rend hommage, avec une exceptionnelle chaleur, ce 24 septembre 2007, en lui remettant la Légion d’honneur dans les salons privés de l’Elysée : « Après Barbra Streisand, j’étais le second à avoir ce privilège », se flatte Buisson. Au cours d’une cérémonie taillée sur mesure, Nicolas Sarkozy se lâche : « Il y a très peu de personnes dont je puisse dire "si je suis là, c’est grâce à eux". Patrick Buisson est de ceux-là. » Et le président de revenir sur les temps forts de la campagne où l’avis de « Patrick » a été si précieux : les incidents de la gare du Nord, le ministère de l’Identité nationale, la pédophilie « innée », l’invocation du pape Jean-Paul II...

    Si le candidat Sarkozy a siphonné une bonne partie des voix du Front national, c’est en grande partie grâce à Patrick Buisson : « C’est vrai, confirme Jean-Marie Le Pen, il a donné à Sarkozy les mots, les codes, le langage qu’il faut employer vis-à-vis des électeurs du Front national. »

    Patrick Buisson rétorque que « ce décodage était assez facile. Il fallait juste intégrer la demande d’Etat qui était flagrante en matière d’immigration, de sécurité et de vie quotidienne. D’ailleurs, il n’y a pas d’électorat FN. Il y a un électorat populaire qui vote parfois Front national, mais aussi communiste et socialiste. Ces électeurs-là pensent à peu près la même chose. C’est ce que je dis aux responsables de gauche. » Parmi eux, le hiérarque socialiste Jean-Christophe Cambadélis et le chef du Nouveau Parti de gauche, Jean-Luc Mélenchon, deux anciens trotskistes ne cachant pas leur « estime » pour cet adversaire qui se revendique pourtant de la « génération Occident », le groupuscule d’extrême droite dissous en 1968.

    Pour Patrick Buisson, l’extrême droite n’existe pas. La « vraie » droite, peut-être. Sa ligne est claire depuis toujours, elle explique tout son parcours, de Minute à de Villiers, de LCI à Sarkozy : réunir toutes les droites dans une seule et même famille, des électeurs du Front national à ceux du centre droit.

    « Plus que du Machiavel, il y a, chez Buisson, du Sun Zi, un côté stratège militaire chinois ! » renchérit Christophe Barbier. Son Art de la guerre, Patrick Buisson l’a appliqué, durant la campagne 2007, à l’émission Politiquement show, émission phare de LCI animée par Michel Field où le chroniqueur n’a jamais dit aux téléspectateurs qu’il conseillait Sarkozy. Field, qui a fait ses classes à la Ligue communiste révolutionnaire, préfère retenir l’étonnante complicité qui les lie tous les deux. « Est-ce que j’ai parcouru plus de chemin que lui ? s’interroge Field sur le ton de l’autodérision, de toute façon, je passe mon temps à être un alibi... Je suis fatigué par toutes ces oeillères idéologiques ! » soupire l’animateur, qui prête main-forte à Patrick Buisson, chaque vendredi, sur la chaîne Histoire, filiale de TF1, en animant l’émission débat Historiquement show. Field, qui visiblement n’a pas le temps de choisir tous ses invités, ne nie pas « une surreprésentativité d’historiens conservateurs », de monarchistes, ainsi que d’anticommunistes aussi brillants que virulents. Mais rien qui ne l’empêche de dormir.

    Foin d’idéologie, clame Field ? La remarque est savoureuse quand on sait à quel point la bataille des idées est quelque chose d’essentiel pour Patrick Buisson. D’ailleurs, Michel Field nous confie la fascination du patron de la chaîne Histoire pour Antonio Gramsci, le théoricien communiste des années 30. Pour cet intellectuel emprisonné sous Mussolini, la conquête du pouvoir passait par la bataille des idées, par un combat culturel pour imposer la domination sur la société civile. Antonio Gramsci, justement, que l’on retrouve cité par le candidat Sarkozy - « Il y a du Buisson derrière tout ça ! » confirme Field -, cinq jours avant le premier tour de la présidentielle 2007, dans une fort intéressante interview au Figaro  : « Je ne mène pas un combat politique, mais un combat idéologique, soutient le candidat Sarkozy. Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là. Depuis 2002, j’ai donc engagé un combat pour la maîtrise du débat d’idées. » Et Nicolas Sarkozy de rappeler ses interventions pendant la campagne sur l’école en crise, l’héritage de Mai 68 qu’il faudrait « liquider », le « relativisme intellectuel, culturel et moral »...

    Sur ce terrain des valeurs, Patrick Buisson est à son aise. Avec un père Action française et ingénieur EDF acquis aux idées de Charles Maurras, le jeune Buisson a grandi dans le « national-catholicisme » cher au penseur d’extrême droite. « Je suis pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat, corrige l’homme qui, voyant nos demandes répétées d’interview échouer dans sa boîte mail, tient finalement à préciser : Deux choses pour vous éviter quelques erreurs d’approche : je suis un catholique de tradition. Je ne me range ni du côté des intégristes ni du côté des progressistes. Je n’apprécie ni les fossiles ni les invertébrés. » Amusé par notre demande d’interview accompagnée d’une citation sibylline d’Antonio Gramsci, bien sûr (« Il faut avoir une parfaite conscience de ses propres limites, surtout si on veut les élargir. »), Patrick Buisson se livre plus d’une heure au téléphone. Refusant de nous recevoir, il nous parle néanmoins de son anticommunisme, « le fondement de mon engagement intellectuel ». Enfant, il défilait avec sa mère pour protester contre les chars russes à Budapest. A 13 ans, élève au lycée Pasteur de Neuilly, il refuse de marquer la minute de silence en hommage à des victimes de l’OAS. Buisson évoque aussi sa « France de tradition », qui ressemble à la colline éternelle de Vézelay. Fidélité aux racines et à la terre.

    En visite au Vatican avec le président de la République, Buisson remercia à l’oreille le pape Benoît XVI pour le retour de la messe en latin. Dans ce paysage de la France éternelle où souffle l’esprit, l’islam, deuxième religion de France, fait tache : « Pour lui, l’islam en France, c’est un peu comme l’huile et l’eau. Vous pouvez agiter, il y a quelque chose de séparé et d’inconciliable », résume Christophe Barbier, le patron de L’Express.

    Avec l’extrême droite maurrassienne, il y a bien la tache de la collaboration avec le régime de Pétain (« La divine surprise », s’exclamait Maurras) et celle, bien sûr, de l’antisémitisme. Patrick Buisson balaie d’un « j’ai horreur du racisme ». Cette culture maurrassienne mâtinée d’Algérie française et d’historiens de référence, comme Raoul Girardet, l’ancien directeur de mémoire de Buisson, n’est-elle que le chant du cygne d’une vieille droite qui séduit encore un électorat âgé ? Ou bien l’affirmation d’une sorte de révolution néoconservatrice qui s’épanouit d’autant plus fortement en France que la gauche est en déroute ? Dans Le Procès des Lumières (2), l’historien des idées Daniel Lindenberg inscrit ce mouvement dans la montée des révolutions conservatrices un peu partout dans le monde. En France, on y retrouve beaucoup des thèmes de la nouvelle droite des années 1970-1980, confirme l’auteur de la maladroite mais prophétique Enquête sur les nouveaux réactionnaires (3), quand le Club de l’horloge d’Yvan Blot et le Gréce, plus païen, d’Alain de Benoist faisaient les beaux jours du Figaro magazine. Avec une constante chez ces courants, remarque Daniel Lindenberg : « La volonté de relire le passé est fondamentale. » Droitiser le débat intellectuel, défaire le magistère de la génération Mai 68, ou ce qu’il en reste, c’est peut-être ça aussi, la touche Buisson. Quand la chaîne Histoire - trop subtile pour être bêtement militante - plante néanmoins le débat sur la torture en Algérie (4) en insistant lourdement sur le FLN égorgeur et l’armée française en position de bouc émissaire, le ton - sous couvert de « politiquement incorrect » - est donné. Quant à la période de Vichy, sujet autrement plus tabou que la réhabilitation du passé colonial, Patrick Buisson l’attaque à contre-courant sur sa libido. L’occasion de brosser le portrait d’une France femelle prise d’une « fureur utérine », qui couche avec l’occupant nazi, « objet de désir », lors d’un été 1940 où « les soldats allemands sont nus du matin au soir » et « la France entière transformée en un immense camp naturiste » (sic). Mille pages d’érudition misogyne et d’érotisme hitléro-cuir. Mais surtout une hallucinante postface, moralisatrice, faisant le saut de Vichy à Mai 68, pour regretter en vrac la perte d’autorité du chef de famille, la contraception et, finalement, l’enterrement, en 2009, de la « France virile ». Isabelle Clarke et Daniel Costelle, les auteurs d’Apocalypse, vont adapter les livres. Le contrat est déjà signé pour un film avec TF1 et deux pour la chaîne Histoire. Mise à l’antenne fin 2010.

    L’hégémonie culturelle est un combat, Antonio Gramsci avait raison. L’ascension de Patrick Buisson est le versant intellectuel de la lepénisation des esprits. Est-ce lui donner trop d’importance ? Peut-être. Mais il est tout de même entré à l’Elysée et dans le groupe TF1, excusez du peu. A-t-il le sentiment d’avoir gagné une bataille ? Pas du tout : « Prenez TF1. L’écrasante majorité de la rédaction est à gauche. Cette gauche tient encore tous les postes dans le champ culturel et médiatique. On lui a laissé la culture », s’exclame Patrick Buisson. Le message est clair : il y a encore du ménage à faire...


    Un étrange financement

    « Un torrent de boue » se serait abattu sur Patrick Buisson qui crie au « lynchage médiatique ». Vraiment ? En juillet dernier, la Cour des comptes s’interroge sur une convention signée quelques semaines après la victoire de Nicolas Sarkozy entre la présidence de la République et le cabinet d’études de Patrick Buisson. Une simple page, sans appel d’offres, pour 1,5 million d’euros. Auditionné à l’Assemblée nationale, à la mi-octobre, le directeur de cabinet de l’Elysée reconnaît « une anomalie » et « un manque de transparence » dans la collaboration avec Patrick Buisson. Sur la seule année 2008, celui-ci affirme avoir commandé pour la présidence cent trente-quatre études en 2008, pour un montant de 1 082 400 euros. Certains des sondages se sont retrouvés (coup double) sur LCI et dans Le Figaro.Le Parti socialiste réclame une commission d’enquête. Depuis cet été, Patrick Buisson ne commande plus de sondages pour l’Elysée, mais conserve ses 10 000 euros par mois en tant que consultant.

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    Thierry Leclère

    Télérama n° 3121

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    (1) Ecrit en 1984 avec Alain Renault, un ancien du groupuscule d’extrême droite Ordre nouveau.

    (2) Ed. du Seuil, 2009.

    (3) Ed. du Seuil, 2002.

    (4) Emission du 29 mai 2008.

    http://www.telerama.fr/idees/patrick-buisson-un-conseiller-du-president-tres-a-droite,49134.php