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"Tout foutre en l’air" : Dialogue au paradis entre Nick et Benito

Publie le vendredi 12 février 2010 par Open-Publishing

La Cie du désordre vient Tout foutre en l’air au théâtre du Pavé (Toulouse - ndlr). Décapant.

Ce doit être un signe des temps ou alors quoi ? D’abord le théâtre Molotof qui, avec l’énergie brouillonne, joyeuse et ronchonne de la jeunesse, flanque pour commencer une bonne pile à ses propres aspirations et manques d’inspiration (Elle est morte ?). Isabelle Luccioni ensuite, dont le Tout doit disparaître (c’est magnifique) découd par l’entremise de Massera, Cadiot et Minyana, le chatoyant tissu entrepreneurial sans lequel nous serions paraît-il réduits au chômage, au sans-domicile-fixisme, à la non-consommation, bref à la plus pitoyable déréliction sociale. Molotof encore avec le trop léger MacTof’fff, dont le message rejoint cependant les précédents dans la dénonciation de la misère mondialiste. Tout ça en une petite semaine...
Ce n’était pourtant pas assez, puisque déboule au théâtre du Pavé le Tout foutre en l’air de la Cie du Désordre, dont le titre fait écho à celui d’Isabelle Luccioni : théâtre politique, parodique, au service d’un sérieux coup de râpe non dénué de lourdeur idéologique.

"L’argent est roi ! Vive l’argent !"

Tu es donc allé au théâtre, spectateur. Pas plus étonné que ça d’être accueilli par deux hôtesses, distributrices de questionnaires d’enquête en vue d’un "agrément pour le maintien d’une structure culturelle", dixit le ministère du Divertissement et du loisir – qui ça ? Un peu plus par le vigile occupant la scène, l’air rogue et suspicieux comme il se doit, employé à te planter vilainement le faisceau de sa Maglite géante dans l’oeil, dégainer soudainement une illégale pétoire, aligner les roulades sur l’épaule.

Arrivée de Filip Forgeau, ci-devant auteur et metteur en scène du spectacle, flanqué des deux hôtesses rendues à leur qualité de comédiennes, contrôle tatillon du vigile. Car message à donner il y a : plus d’argent pour la culture, "on va vous montrer ce qu’on peut, désolé", bribes et fragments ; flicage, fichage et profilage, bruit de bottes sur les parkings ; télévision obligatoire, "car l’esprit doit rester à la maison" ; pour les autres enquête de satisfaction, moliérisation automatique de l’impétrant le plus successueux et labellisation subséquente du lieu. Sauf résistance – "nous sommes inutiles et nous allons essayer de le rester." Place au théâtre.

Soit d’abord l’ouvrier en son bleu, mammouth, dinosaure venu à la scène pour maintenir la mémoire de la classe ouvrière. Le vigile en son noir, vantant les mérites de la puce RFID pour la gestion de tous les flux et le flicage généralisé. Soit encore la Barbie gonflable, fort charnelle au demeurant et toute disposée au paiement par carte puisqu’il s’agit de "fluidifier vos rapports humains."
Petite bière que tout cela, quand vient ensuite B. XVI tout ensoutané et flanqué d’un ange à seins nus, se branlant le plumeau à la manière de M. Parkinson et le motus proprio en érection, éjaculant à pleine bavette retour au latin, Opus Dei, sainte férule et chasuble à l’ancienne.

Ce n’est encore rien puisque le suivent les vrais maîtres de notre monde, ou plutôt leurs parangons : Nick Berlingot et Benito Kärscher, présidents de France et d’Italie voués à l’éloge de la rente, de la baise, du pouvoir, et à la détestation concomitante du prolétaire comme de l’immigré – toute ressemblance avec des personnages existants est parfaitement volontaire, tu penses ! Accompagnés, enfin, ou interrompus selon le cas par Eloi, Edvige, Ardoise ou Cristina, fichiers incarnés ; Rosa la combattante, Lara la lèche ; saint Colt et son Saturday Night Special ; Antonio et le trouble de l’ordre sexuel ; les vigiles du parking, droits dans leurs bottes – "C’est quoi vot’ truc, là, au juste ? – C’est du théâtre." Rêvolution, exécution. Amen.

"Tu y vois plus clair en toi ?"

Foin des intentions obscures des uns, du manque d’intentions (ou de rigueur dans l’intention) des autres : on est là face à du lourd, du sérieux, du blindé – du théâtre politique, revendiqué comme tel, assurant son argumentation par l’exemple avec un tel souci de la réalité qu’une exposition affiche, dans le foyer du théâtre, coupures de presse et autres sources d’où provient la matière du spectacle. Contempteur de l’ultra-libéralisme sauvage, de la mondialisation sans entrave, de la catastrophe environnementale advenue et de tout ce qui fait de l’humain un esclave au profit d’une poignée de puissants, le propos résonne fort et clair, en prise avec l’époque et tout ce qu’elle suscite de critiques généralement fondées.

Chacun, bien entendu, le recevra selon la vision que ses opinions commandent. Quel que soit son "bord", aucun pour autant ne pourra nier : 1- qu’il y a là belle et bonne matière à coups de gueule, dûment étayée et digne de la plus sérieuse attention ; 2- que l’ensemble relève d’une rhétorique marxisante dont on avait perdu l’habitude depuis... oh, bien trente ans, qui démontre avec vigueur que l’âge ne fait rien à l’affaire : la ferveur utopiste est intacte, la leçon des erreurs toujours pas apprise. Passant sur quelques paradoxes, on regrettera seulement la lourdeur d’un discours dont le moindre mérite est de ne pas se cacher derrière l’oripeau ou le faux-semblant ; et cessons là, on n’en sortirait pas.

Côté théâtre, puisque c’en est et du bon, le spectateur ne souffre guère que de la longueur des interventions pleins feux des "acteurs réels" ; justifiées, sans doute, par la recherche d’une manière de mise en abyme et un louable souci de clarté explicative, mais trop discursives et en partie inutiles tant le spectacle en lui-même suffit à porter et le propos et sa force. Deux heures et demie, c’est au moins un quart d’heure de trop...

Le reste est pur bonheur. Pas de décor, d’accord, puisque pas de moyens pour le spectacle (toutefois coproduit, coréalisé, conventionné et ministériellement soutenu, cf. paradoxes et mise en abyme), mais justement : vouée à la nudité, la mise en scène s’appuie sur une construction spatiale rigoureuse, écrite jusqu’à la moindre virgule, que renforce encore un beau et pertinent travail des lumières. Ce qui ne serait rien si les acteurs n’y étaient : généreux en diable d’une énergie maîtrisée, (dé)mesurant la provocation sur la balance de l’argument et du pur délire (ah, la cocaine-party finale, pour ne citer qu’elle), assumant sans vergogne des caricatures que le trait réel sait alléger à point nommé, tous se donnent avec puissance dans l’incarnation de ces archétypes, tant et si bien qu’on en oublie longueurs et lourdeurs au profit d’une attention que chaque éclat renforce. Allons, le théâtre sait encore être chose politique. Une leçon qui porte.

J-O. Badia

Tout foutre en l’air
Ecrit et mis en scène par Filip Forgeau / Cie du Désordre.
Avec Laurianne Baudouin, Jérémy Colas, Paul Eguisier, Filip Forgeau, Soizic Gourvil, Hervé Herpe, Yves-Robert Viala.
Lumières : C. Fontaine. Son : F. Chaumeil. Vidéo : P. Eguisier.

Jusqu’au 13 février, mardi au samedi 20h, dimanche à 16h.
Durée 2h30. Tarifs 3.6, 9, 14 et 18 €.
Théâtre du Pavé, 34 rue Maran à Toulouse.
Tel. 05 62 26 43 66. www.theatredupave.org

Source :
 http://lecloudanslaplanche.com/Rese...


Les dates :

 Toulouse : du 5 au 7 et du 9 au 13 février
 Limoges : 11 et 12 mars
 Gueret : 16 mars
 Brive : 18 et 19 mars
 Ajaccio : 26 et 27 mars
 Bellac : 2 avril
 Villeurbanne : 27 et 28 avril
 Roman : 29 et 30 avril
 Millau : 11 et 12 mai