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Le plus religieux n’est pas celui qu’on croit

Publie le samedi 20 février 2010 par Open-Publishing

Que ce soit une candidate du NPA est bien sûr ce qui permet de se déchaîner. N’y aurait-il pas là trahison à l’encontre des mouvements de libération et
d’émancipation dont ce parti se doit d’être solidaire ?

Et si c’était précisément parce qu’il s’agit d’un parti pour qui la politique compte, pour qui la libération ou l’émancipation sont toujours des devenirs,
solidaires de luttes, que le NPA ne se conformait pas aux mots d’ordre de la bien-pensance progressiste ? Et s’il avait raison de refuser le rassemblement
autour de l’étendard de "nos valeurs" ? Comme si l’émancipation des femmes était inscrite dans le ciel des idées, ou était tombée de l’arbre de notre
"civilisation" à la manière d’une pomme, quand elle est mûre. Il y a toujours chez les bien-pensants comme une amnésie des luttes au nom de ce qui a été
"acquis", et c’est ce qui rend ces acquis, séparés de la mémoire active de leur création, vulnérables à une capture qui transforme leur signification.
Là, les droits conquis par les travailleurs sont impunément caractérisés comme des charges, à alléger bien sûr.

Ici, les droits à la non-discrimination des femmes, ou des homosexuel, les servent à stigmatiser quiconque tente de prendre une position qui n’exclue pas
a priori ceux et celles à qui il s’agit de s’adresser, avec qui il s’agit de penser et de devenir. Non, il faut s’incliner devant eux comme devant de grands
principes transcendants dont la fonction est précisément de nous éviter la nécessité (la difficulté) de penser collectivement : on ne transige pas, on
juge et on condamne. Comment appeler cela autrement qu’une religion ?

Cela nous rappelle un autre débat, où les partis de gauche se sont montrés aussi stupides que ceux de droite : celui sur les drogues illégales. Sous prétexte
d’une "guerre à la drogue", c’est en fait une "guerre aux drogués" qui a été et qui continue d’être menée. Les usagers de drogues illégales ont été interdits
de soins pendant longtemps (sauf à accepter d’entrer dans un programme d’abstinence), mis en prison, toujours plus marginalisés socialement.

Faut-il défendre l’usage de drogues ? C’est là une question truquée comme la droite adore en fabriquer pour nous empêcher de penser, pour que les problèmes
ne puissent pas être explorés collectivement. Du point de vue d’un parti pour qui une question n’est pas séparable des mouvements qui contribuent à en
inventer les solutions, le droit pour les usagers de drogues illicites d’être des "citoyens comme les autres", leur possibilité de se réunir, d’échanger
autour de leur expérience des drogues, donc d’exister comme une force sociale, est primordial : c’est ce qui permet que l’on commence à passer d’une question
de police à une question politique.

Ce sont justement les mouvements féministes qui nous ont appris une autre manière de faire de la politique, avec l’invention de ces groupes où il s’agissait
de produire une situation rendant capable de penser, de dire, pour chacune et avec les autres, comment ce qui est personnel est politique. C’est là que
s’est fait le premier apprentissage des manières, on dira même des techniques, qui produisent une capacité de penser et agir ensemble sur un mode qui est
celui de l’intelligence collective. Loin de toute transcendance qui détache et abstrait, qui permet de juger au nom de quelque chose de général, il s’agit
alors d’apprendre, d’expérimenter, de créer de la pensée et de l’action en commun, même si cela ne va jamais de soi. Même si ce n’est jamais facile.
Si la création du NPA a pu avoir un sens, même pour ceux qui comme nous n’en sont pas membres mais qui refusent les impératifs capitalistes, c’est dans
la promesse de ne pas faire de la politique comme en font les partis classiques, c’est-à-dire en supposant les problèmes résolus dans le ciel des idées
avant même que ceux qui sont concernés aient trouvé les moyens de se les approprier et d’en formuler les termes dans une syntaxe qui leur convienne, d’inventer
des modes d’exploration qui ne se bornent pas à accueillir mais acceptent, et ce n’est pas facile, de faire mouvement avec les pratiques, les expériences
et les expérimentations de tous ceux, toutes celles, qui luttent contre le désordre capitaliste et les questions truquées de l’Etat.

Nous sommes certainement nombreux à penser : pourvu que le NPA ne cède pas à la tentation de la facilité, aux idées générales rassurantes, à la politique
du bon sens qui lui est proposée de toutes parts ; pourvu qu’il prouve à cette occasion sa capacité à fabriquer les questions politiques avec celles qui
sont concernées et en premier lieu, ici, les femmes qui ont choisi de porter le voile et celles qui ont fait le choix inverse, réunies, au-delà de leurs
choix divergents, par des ennemis communs : le capitalisme, mais aussi les servants de l’ordre établi, de la politique réduite à la police.

Bref ceux, et malheureusement celles qui n’ont pas très envie qu’elles apprennent à penser et agir ensemble. Mais cela implique de mettre son jugement en
suspens, de refuser de séparer le monde entre, d’un côté, les laïques et féministes éclairés et, de l’autre, les obscurantistes. Cela suppose de ne pas
croire tout savoir sur les raisons pour lesquelles une femme porte le foulard et accepter d’entrer dans un processus de cohabitation et d’apprentissage.
Cela revient à ne plus se comporter en juges mais en aventuriers de la démocratie.

Isabelle Stengers
est philosophe,
Philippe Pignarre
est éditeur. Ils ont écrit ensemble La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte