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"Rôle et forme du débat" Questionnements sans joie d’un merle moqueur

14 février 2007, 17:27

Le Merle, le Dissocié et le Réfugié
par Paolo Persichetti.

Francesco Merlo écrit pis que pendre des réfugiés abrités en France, dans « La Repubblica » du 18 Janvier 2007. Il les représente tels un cirque Barnum et, ainsi qu’en un registre de la Préfecture, en vient même à inventer une discussion imaginaire entre « sortants » et entristes » de la lutte armée. Mais il prend surtout à partie Oreste Scalzone, qui vient de voir, après trente ans, ses inculpations de crimes et délits prescrites.
Son propos est un minestrone de mots qui amoncellent couleurs, racontars, affabulations, gossip, préjugés. Fait là une façon de parler. L’argot inévitable de tout migrant qui a dû apprendre la nouvelle langue par nécessité. Mais ensuite, il ajoute que certains d’entre eux publient des livres, font de la recherche universitaire, ouvrent des librairies et des petits commerces, sans se rendre compte de la contradiction qu’il y aurait là. Il trouve aussi à redire sur le fait qu’ils ne s’habillent décidément pas chez Prada (façon de dire qu’il les trouve « mal fagottés » N.d.T.) et s’émerveille qu’on puisse ainsi camper 26 ans en survivant d’expédients, c’est-à-dire de précarité. Question intéressante que celle-là, qui devrait renvoyer aux chantiers bien de chez nous de la déréglementation du marché du travail.
Qui ne voit Paris que de ses fenêtres des Grands Boulevards (c’est le cas d’Enki Bilal, qui habite un 6° avec balcon : quelle bonne nouvelle ! N.d.T.) et gagne avec un seul article 4 fois l’équivalent en salaire d’un ouvrier et 8 fois celui d’un précaire en Call-Center (centre de télécommunications informatisées : opérateur de saisie bilingue/trilingue=6 euros/h !N.d.T.), est saisi par l’angoisse face à une telle prospective et appréhende les trottoirs de la ville, la chaleur nauséabonde de son réseau souterrain de voies ferrées (« Elle lui disait « Marcel… »/[ Il s’appelait Marcel,]« Fais-moi le métro…/ [Il lui faisait le métro] » in « Marcel » de Pierre Perret. N.d.T.), comme un piège mesquin et méchant.
Dante avait des mots assez amers pour évoquer l’exil : « Tu devras te défaire de toute chose qui t’aura été agréable […] Tu éprouveras combien est salé/ le pain des autres,et combien la route est dure / à descendre et à en sortir par les échelles des autres ».
Ce serait là ni plus ni moins le fait que chacun se livre à ses expériences, qu’il faut compter avec les diableries de la technologie, mais à Paris, il y a tant d’ascenseurs et d’échelles mobiles à profusion, et puis, c’est le beurre qui est salé, pas le pain ! En somme, si l’on vit cette ville sous l’angle des soupentes des quartiers populaires et multiethniques, cette dureté devient générosité, solidarité, complicité naturelle, entrelacs de vies qui déboulent de mille coins de la planète, chacune avec sa valise d’histoires (valise qui devient de plus en plus un kit de voyage uniforme pour « nulle part » - « c’est toujours la même histoire », avec des palettes de couleurs à découvrir de dessous les musiques des langues ! N.d.T.)
Scalzone, et d’autres comme lui, ont toujours mis tout ça au présent, sans nostalgie, sans regrets et en s’accommodant des branches qui se greffaient là-dessus, comme elles venaient.
Ce sera peut-être là une lointaine parentèle, mais les paroles de Merlo rappellent celles d’un journal publié à Paris sur les deniers de l’Ovra, la tristement célèbre police politique de Mussolini. Lequel journal était destiné à la dense communauté d’émigrants italiens et s’intitulait, comme par hasard, « Le Merle ». Sa raison d’être était la calomnie quotidienne des réfugiés antifascistes.
Immoral est le voyage tant qu’il s’y trouve des étrangers, écrivait autrefois Claudio Magris. Et les réfugiés ne l’ont jamais été. La nostalgie a été celle des autres, comme le raconte Milan Kundera, exilé lui aussi un moment. Nostos et Àlgos sont des mots grecs qui signifient « retour » et « souffrance ». La nostalgie est donc la tristesse que provoque l’impossibilité de revenir. Mais en d’autres langues, l’étymologie varie, et charrie du latin d’origine le sens d’ignorer. En ce cas, la nostalgie s’exprime comme « souffrance par l’ignorance » de ne pas savoir ce qu’il se passe loin de nous. Aussi Scalzone n’a-t-il pas eu le temps, tout au long de ces années, de regretter, ni d’ignorer quoi que ce soit, ainsi qu’Ulysse en l’alcôve de Calypso. Impliqué entre les milliers de rencontres et découvertes de toutes ces batailles de la nouvelle modernité liquide, comme l’appelle Zygmunt Bauman : migrants, sans domicile, jeunes de banlieues, précaires, alter mondialistes, grèves générales telle celle de 1995, pendant que chez lui faisaient étape musiciens, poètes, théâtreux et voyageurs, évadés et rescapés de magistratures, armées et polices du demi-monde, y compris quelque fasciste gravement esquinté et un démocrate-chrétien recherché. Il suffisait de présenter un mandat de capture comme sésame pour se faire ouvrir sa porte.
Les nostalgiques sont restés en Italie, certains parce qu’ils ont fait des années 70 l’objet de leur ressentiment acharné, tel Sergio Segio. Un de ceux qui se racontent fascinés par un destin inéluctable. « Il n’y a pas de salut possible pour qui a songé changer le monde », écrit-il dans un livre où il boucle une série impressionnante de citations maladroites détournées, s’inscrivant « au nombre des condamnés à la défaite, qui ne choisissent pas le chemin de l’exil, mais d’aller jusqu’au bout en payant ce qu’il faut au rêve maintenu envers et contre tout ». Conviction qui le mène à revendiquer une sorte d’éthique originelle : avoir commis d’abord une erreur juste et avoir dans la foulée refusé sur un mode plus juste encore la justesse de l’erreur passée. Preuve d’excellence absolue, qui justifierait son désir irrépressible d’accéder au statut de personne peu commune qui se disait un temps communiste.
Immergé dans la déclinaison d’un écoeurant scénario inspiré de d’Annunzio*, il se met lui-même en scène enfermé dans une atmosphère d’esthétisme combattant : « âme capable de tendresse », qui choisit « de mourir non pas en la lente hémorragie de la vie, mais de hâte**, sans réserve, ainsi qu’une chandelle allumée par les deux bouts, non pas de maladie du corps, mais par cette maladie de la cohérence, par une irrémédiable infection de l’âme ». Poète armé, nouveau Sturm und Drang***, rêveur impatient, adepte du carpe diem, il s’écrie : « Nos instants sont éternels et nous récompensent de tout ». Fleur flétrie plus que fleur du Mal, maudit raté plus que rédempté réussi, même si c’est avec des mots qui ont toujours un faible pour la culasse de calibre bien huilée et l’invariance de la poésie de geste, la métrique de l’intention qui conduit à une héroïque « Marche à la rencontre d’une belle mort »****. Celle des autres, évidemment. Une prose à mi-chemin entre l’imitation de Marinetti et celle du Vittoriale, sans nous épargner la joyeuse fin hollywoodienne qui condamne le funeste protagoniste à vivre enfin repenti et satisfait, et qui – pour emprunter à Jim Thompson dans son « Coup de poing » - ne peut pas faire moins, chaque matin, face au miroir de sa propre vie, que de cracher au visage de celui qui a été le crachat de celui qu’il est devenu.

L’expérience des réfugiés représente d’au-delà de ces vingt dernières années, une anticipation du possible, de ce qu’ aurait pu être le futur italien si avait été amorcée une solution politique aux années 70. Un démenti cuisant pour les entrepreneurs de la stratégie de tension et d’alerte, un exemple à proscrire avec une férocité qui atteste d’une incontinente rancœur pour qui, entre dissociés et repentis, ne perd pas une occasion de monter en chaire et de réciter le sermon autocritique des autres, en échange de splendides récompenses. À Gauche, comme à Droite, beaucoup singent le réformisme blairiste. Mais voilà que le Premier ministre anglais s’est sali les mains au contact du conflit irlandais, a négocié avec l’ I.R.A., a libéré tous les prisonniers politiques, y compris ceux convaincus de crimes de sang, et a stabilisé les étapes d’un processus politique qui a mené à la fin du conflit. En Italie, au contraire, une telle stratégie de décantation n’a inspiré que des libéralisations et des privatisations. Nous restons l’unique pays d’Europe dans lequel le cycle politique de la lutte armée ait été suspendu, voici vingt ans par un acte unilatéral de ses militants. Nous sommes les seuls à compter encore une centaine de réfugiés et prisonniers politiques désormais proches des trente ans passés en prison. Nous sommes les seuls à sélectionner les victimes : « oui » pour Calabresi, « non » pour Pinelli*****.
Voir dans ce retour de Scalzone l’énième occasion d’une possibilité de tourner la page ne serait-il peut-être pas plus utile et intelligent ?
Question superflue en un pays qui a enterré les faits sociaux des années 70 sous une pile de dossiers pénaux, cependant que les carnages, de ceux des nazis fascistes à ceux qui ont tenté d’arrêter les mouvements, demeurent impunis, sans éclairage véridique, enfermés dans une armoire dont les portes seraient tournées vers le mur. En Italie, les faits révolutionnaires passés ne peuvent accéder à l’Histoire. C’est pour cette raison que l’unique futur qui réussisse à pointer à l’horizon paraisse fardé de la couleur plombée de la Faute. Sélective, naturellement.

Traduit de l’Italien par Sedira Boudjemaa, artiste-peintre ;
Nîmes , le Mardi 13 Février 2007 ; 15 h 20.

Notes du traducteur :

*D’Annunzio et Marinetti : D’Annunzio, c’est le poète de la pompe aristocratique, néo-classique romantique italienne, qui va inspirer la grandeur patriotique des délires d’Empire mussoliniens ; Marinetti est un esthète, écrivain et « futuriste », qui sombrera dans la compromission avec le « monumentalisme » du fascisme mussolinien

** « Vivre vite » , film de fiction-couleur espagnol de Carlos Saura ( ?) des années 1983, tourné dans une grande banlieue de Saragosse, contant la fuite en avant de jeunes éléments des Grapo lumpenisés vers une trajectoire à la « Bonnie and Clyde »…

*** Sturm und Drang : littéralement, en Allemand, « Assaut/Tempête et Pression/ Étranglement/applatissement », mais pourrait aussi figurer « La Douceur et la Violence » à la base de toute inquisition policière pour obtenir des aveux.

**** « Choisir sa mort » est le thème récurrent du recrutement légionnaire emphatisé, magnifié et glorifié dans les pays occidentaux par les poncifs chrétiens comme fascistoïdes, depuis que ce sont constituées les armées modernes (par opposition aux recrutements + ou - mercenaires des soldats= qui acceptent de tuer et de risquer leurs vies en contrepartie d’une solde, en deniers, comme en ducats). Dans l’allégorie du « Légionnaire », on trouve un « bric-à-brac » qui va de la chanson pour « viandes saoûles » d’Edith Piaf, aux facétieuse saillies de feu le Géné-râle Bigeard sur « la Paix des Braves » visant à honorer le comportement tortionnaire de troupes rabaissées aux rôles mercenaires pourvues d’une « idéologie combattante », en échange d’une reconnaissance octroyée aux « maquisards sans uniformes » du titre de « combattants », afin de les soumettre, les duper, les faire craquer et parler, just’avant de les « liquider ». Dans un cas comme dans l’autre, l’idéologie « habille » de Destin une condition misérable de réprouvé-refoulé par un ordre social cynique, qui en fait un tueur patenté « au nom du Bien civilisateur ». Vieille histoire et vieille soupe de godillots éculés avec arôme de Sexe, Mort et Sang.

*****En 1970, Calabresi est un commissaire de police exécuté pour avoir commandité le meurtre d’un anarchiste italien, en le jetant par la fenêtre lors d’un interrogatoire, à Milan, suite à un attentat à la bombe meurtrier en gare de Bologne.
Pinelli sera convaincu sans preuve de cette exécution et condamné « pour l’exemple »…