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8 mars à Ciudad Juarez, Mexique, État de Chihuahua, à la frontière avec les États-Unis

7 mars 2008, 00:01, par Roberto Ferrario

En réalité en 2003...
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RF


Article paru le 15 août 2003

Jeunes femmes assassinées

par Charles Lancha, professeur émérite de littérature et civilisation latino-américaine à l’université Stendhal de Grenoble.

C’est en janvier 1993 que Ciudad Juarez, ville mexicaine d’un million trois cent mille habitants, à la frontière avec les États-Unis, a commencé à défrayer la chronique des affaires criminelles. Une jeune fille y fut découverte assassinée. Elle avait été violée, torturée, mutilée, avant d’être étranglée. L’identité de la victime est restée inconnue à ce jour. Le meurtrier n’a jamais été arrêté. Depuis, des centaines de jeunes femmes ont perdu la vie dans des conditions similaires. On ignore leur nombre exact. Il avoisinerait ou dépasserait les trois cents. Par ailleurs, plus de cinq cents femmes ont " disparu ". Les autorités se sont montrées incapables de mettre un terme à cette forme de criminalité, à ce " féminicide ". Leur incapacité à chiffrer avec précision le nombre des victimes traduit d’emblée la négligence dont ont fait preuve pendant de nombreuses années la police et la justice de l’État de Chihuahua, dont relève Ciudad Juarez. Pourtant, d’après une enquête de 2001 sur l’insécurité au Mexique - la première du genre - on enregistrait à Ciudad Juarez cinq fois plus d’homicides que dans l’ensemble du pays.

Pour nombre de commentateurs, une telle incurie n’est pas innocente. Elle est notamment liée à la personnalité des victimes. Pour la plupart, celles-ci sont de jeunes ouvrières venues du sud du Mexique - souvent d’origine indienne - en quête d’un emploi dans les maquiladoras, ces grandes entreprises d’assemblage, en majorité nord-américaines, installées à la frontière. Ce sont dans bien des cas des femmes seules, vulnérables. Le gouverneur de l’État de l’époque, Francisco Barrio Terrazas et le procureur se sont d’autant moins souciés de leur sort qu’ils ont eu tendance, plusieurs années durant, à culpabiliser les victimes.

Selon eux, celles-ci auraient mis leurs vies en danger par des mours dissolues ou, tout simplement, en s’habillant de façon provocante. Elles étaient donc considérées comme des prostituées qui avaient subi les risques du métier.

En fait, dans l’immense majorité des cas, il ne s’agissait pas de péripatéticiennes mais de jeunes employées des maquilas. Comme ces entreprises fonctionnent en continu, les équipes alternent toutes les huit heures ; les ouvrières qui commencent ou terminent leur travail en pleine nuit doivent parcourir de longues distances, sans éclairage ni surveillance, avant d’emprunter leurs cars. C’est au cours de ce trajet que de nombreux crimes ont été commis.

Après l’arrestation d’un Égyptien de nationalité nord-américaine, Abdel Latif Sharif - en 1995 -, et d’un groupe de délinquants, " les Rebelles ", le gouverneur Barrio Terraza considère que le problème est réglé. Les assassinats continuent mais il n’en a cure.

Son opinion ne convainc personne et, depuis que des témoins ont été exécutés, c’est la loi de l’omerta qui prévaut. Les enquêtes, menées en dépit du bon sens, n’aboutissent en général à rien.

Les 6 et 7 novembre 2001, huit nouveaux corps martyrisés sont découverts. Cette escalade dans la monstruosité conduit le président de la République, Vicente Fox, a réagir. Il ordonne au parquet de Mexico de s’impliquer activement dans l’enquête criminelle, domaine exclusif jusqu’alors du parquet de Chihuahua. L’opinion publique n’admet plus les satisfecit que s’accorde l’administration judiciaire locale.

Le 17 décembre 2001, des milliers de personnes se rendent sur les lieux mêmes des crimes, un cierge allumé à la main, pour prier et réclamer justice. Pour la première fois, une ONG émet une hypothèse nouvelle sur les coupables de tant de viols et de meurtres. Jusqu’alors, ils avaient été liés au trafic de drogue - l’importance considérable du cartel de Ciudad Juarez, est bien connue - à l’insécurité engendrée par l’afflux permanent de migrants, à la présence de centaines de bandes de délinquants, au trafic d’organes ou au tournage de snuff movies. Cette fois-ci, l’hypothèse avancée est plus explosive. Les auteurs des homicides seraient " une ou plusieurs personnes haut placées de la société, suffisamment riches pour se faire livrer leurs victimes par des gens appointés " (quotidien la Jornada, 17-12-2001).

Même s’il donne satisfaction aux organisations féministes, l’engagement du président Fox est loin de les rassurer. C’est ainsi que, le 14 décembre 2001, 98 d’entre elles engagent la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) à enquêter sur la situation à Ciudad Juarez et à faire pression sur le gouvernement mexicain pour que cesse enfin l’impunité.

En février 2002, Martha Altolaguirre, la chargée de mission de la CIDH, dresse un constat " désespérant " : réponse insignifiante de l’État au défi de la criminalité, depuis 1993 ; règne de l’impunité ; culpabilisation des victimes par les autorités ; mépris affiché à l’égard de leurs familles. Martha Altolaguirre relève la méfiance généralisée de la population vis-à-vis de la justice, à Ciudad Juarez. Elle observe que, d’après la rumeur publique, les aveux de présumés coupables ont été extorqués par la torture.

En mars, des ONG mexicaines et latino-américaines, fortes du soutien de l’ONU, développent une campagne de sensibilisation : " Halte à l’impunité, plus une morte. " Le 25 mars, journée internationale pour la non-violence envers les femmes et les enfants, une importante manifestation se déroule au cour de Mexico, à la mémoire des victimes de Ciudad Juarez. En avril, la Chambre des députés désigne une commission destinée à suivre les enquêtes en cours dans l’État de Chihuahua.

Le 8 avril, à Genève, un rapporteur spécial de l’ONU, Dato’ Param Coomaraswamy, soumet à la commission des droits de l’homme des informations accablantes sur le féminicide à Ciudad Juarez. Il met en exergue " l’absolue inefficacité, l’incompétence, l’indifférence, l’insensibilité et la négligence de la police en charge des investigations ". En juillet, c’est au tour de Mary Robinson, haut commissaire aux droits de l’homme à l’ONU, d’intervenir auprès de Vicente Fox.

Pour nombre d’analystes, l’impunité s’explique par l’existence d’une police corrompue, de mèche avec le crime organisé, phénomène courant au Mexique. Depuis 2000, 1 200 fonctionnaires ont été arrêtés ou poursuivis pour corruption, cent en janvier dernier.

Le journaliste Sergio Rodriguez a fait sienne une hypothèse déjà avancée par d’autres. Selon lui, certains policiers couvrent les agissements criminels d’une mafia de riches chefs d’entreprises. Dans un livre au titre emblématique, Ossements dans le désert, paru en 2002, il porte cette terrible accusation : " D’après des sources de la sécurité fédérale, il s’agit de six chefs d’entreprises de premier plan de El Paso, Texas, de Ciudad Juarez et de Tijuana qui patronnent et assistent aux actes commis par leurs hommes de main : des enlèvements, des viols, des mutilations et des assassinats de femmes. " Leur profil criminologique se rapprocherait de ce que Robert K. Ressler a dénommé des " assassins fêtards " (spree murders). " Les autorités mexicaines au plus haut niveau sont au courant de tels agissements, depuis longtemps, mais se sont refusées à intervenir. " En dépit de l’hostilité des autorités à l’égard des associations des familles de disparues ou des journalistes dont les investigations dérangent, l’exigence de justice n’a pas faibli. Le 25 novembre 2002, ce sont six mille personnes qui ont manifesté à Mexico pour que les assassins de Ciudad Juarez soient enfin mis hors d’état de nuire. Ce même jour, l’épouse du président de la République, Marta Sahagun, s’est unie à leur appel et s’est indignée qu’au Mexique, selon des chiffres officiels, les femmes soient l’objet de violences, dans un foyer sur trois. En janvier dernier, un forum, sur le thème " Violence et mort à Ciudad Juarez ", s’est tenu à l’Institut de recherches juridiques de l’UNAM (université nationale autonome de Mexico). L’occasion, pour d’éminents spécialistes, de stigmatiser à nouveau certaines autorités locales et fédérales comme responsables du féminicide de Ciudad Juarez.

Alors que de nouveaux cadavres de femmes continuent d’être découverts, semaine après semaine, à Ciudad Juarez, le gouverneur Patricio Martinez s’obstine à affirmer que l’affaire est close. La célèbre écrivaine mexicaine Elena Poniatowska rappelle que, lors du séisme de 1985, à Mexico, ce furent les couturières des usines de San Antonio Abad que l’on sauva en dernier. Parce que c’étaient des femmes et que, travailleuses clandestines, elles n’avaient droit à aucune considération. Son opinion est que les mortes de Ciudad Juarez illustrent une semblable misogynie. Le statut d’êtres humains leur est refusé. Peu importe qu’on les assassine, dans un luxe de barbarie.

http://www.humanite.fr/2003-08-15_T...