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La Faim des ombres, de Jean-Baptiste Para

18 septembre 2008, 08:21, par Jean-Baptiste Para

Pour moi / le silence et la voix / se sont aimés / comme la braise et l’encens / dans un poème qui dure / le temps que la pluie cesse

Certains livres de poésie donnent au lecteur le sentiment d’entrer dans un monde clos sur lui-même ouvrant à l’exploration (parfois jusqu’à plus soif) d’un univers mono-thématique.

Rares, infiniment plus rares sont ceux qui bordent les pages du livre comme autant de voiles prêtes à entraîner le lecteur vers des territoires inconnus. La Faim des Ombres fait partie de ces livres-là. D’où, contrepartie pour le lecteur, mais dont il ne se plaint pas, une certaine difficulté à rendre compte de cette richesse, un peu comme on peine à démêler les voix dans une fugue de Bach !
J’en donnerai donc une lecture "impressionniste".

Jean-Baptiste Para semble écrire sur le creux laissé par le rêve façonné par quelque chose qui n’a pu être, un amour, une réalisation, une rencontre : "perdre ce qui aurait pu être / a laissé une trace." C’est une poésie comme au bord de la conscience, dans l’interstice entre songe et éveil, une attente tangible, écrite, une attention. Le poète semble écoper le silence, puis fixant le fond de l’écope, tenter d’en extraire quelques mots.

C’est aussi un art de mémoire, pas tant mémoire des faits mais plutôt mémoire d’être(s), d’états. Voix, écoute, guet. Une mémoire-palimpseste où se sont inscrits tant les souvenirs de l’ailleurs, du voyage, des rencontres que les souvenirs de lecture. Et même si le poète parle des "voies abandonnées" qu’il découvre en lui-même, multiples sont celles sur lesquelles il nous entraîne. Effaçant ce "voile de mucus" qui "brille sur toutes choses". Les révélant, le temps du poème.

Il y a par moments une dimension archaïque, pré-mythique, surtout lorsque Jean-Baptiste Para évoque d’autres contrées, d’autres civilisations, d’autres mœurs comme dans la séquence « L’inconcevable » qui relate un cérémonial de deuil vécu par un jeune enfant. Quête de l’identité aussi sans doute, voilée, pour celui qui dit "Moi qui porte le nom du prisonnier de Machéronte" (entendez Jean-Baptiste) mais dont "une pierre jetée dans le puits disperse [le] visage".

Ce serait aussi une poésie de la poésie, où affleurent comme veines dans une strate géologique quelques traits de l’immense culture de Jean-Baptiste Para, connaissance de la Russie, de l’Orient, brefs accents surréalistes, tournures classiques, éclats -à peine- de préciosité, etc.

Le livre compte quatre parties, la première, éponyme, suite de cinquante poèmes brefs, tous titrés ; la seconde « Où luisent les loutres », une magnifique traversée, du lac, des ombres, des eaux, la troisième, évocation on l’a dit d’un rituel de deuil, quelque part dans le monde et la dernière enfin « Tombeau de Mirza Ghalib » un hommage au grand poète indien de langue persane et ourdoue, (1797-1869), célèbre notamment pour ses ghazals.

De ce livre enfin, je retiens quelques somptueuses formulations, celle d’un titre, « Entre le marbre et la buée », celle d’un distique, « Du fleuve montent les brumes / à douce langue de chien » ou encore ce « Désormais il portera seul sa tristesse, comme un bol à ne pas renverser »
Il me semble qu’il y a peu de couleurs ici mais plutôt une exploration des infinies nuances – les douces, les tristes, les mélancoliques, les "vidées" – du gris.

La Faim des Ombres est un livre qui touche l’esprit et le cœur et que l’on n’en finit pas d’explorer. J’ajouterai une note peut-être plus personnelle, pour dire le bonheur de voir celui qui inlassablement œuvre pour faire connaître plus de poésie, plus de littérature, de tous les coins du monde, dans un esprit d’ouverture trop peu répandu en France, donner aussi un peu de sa propre poésie « Moi qui rends grâce au long travail, à la peine où je m’épuise, /à tous ces jours où je suis Marthe sans jalouser Marie, » dit-il au détour d’un poème.

Autobiographie esquissée sans doute…. ce qui rend ce livre encore plus précieux.

Jean-Baptiste Para

La faim des ombres

Obsidiane, 2006

isbn : 2.911914.91.0 ; 14 €