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Derrida est mort vive Derrida ! (citation)

Publie le lundi 11 octobre 2004 par Open-Publishing


de Louise

Hier, 11 octobre, Toni Negri inaugurait un cycle de conférence au collège de philosophie à Paris.
Une autre conférence suivra le 18 octobre.

Personnellement je ne pouvais me trouver à la première, ne me trouvant pas dans ladite ville, à l’instant même. Mais je tâcherai d’y être la semaine suivante, peut-être pour en édifier ma critique, parce que ce que je veux
d’abord, c’est l’autonomie. Où Negri y conduit je le suis, où il égare sur ce projet, je ne le suis plus, et au fond : quelle est exactement son attitude cohérente à propos du futur (?) parti des multitudes, si l’on
considère d’ores et déjà que les Précaires-cognitaires en seraient, en quelque sorte, l’émergence post-syndicale avant la révélation du parti lui-même.

Bref. Ce qui est bouleversant, c’est que le collège de philosophie a été
créé par Derrida en 1983 (et il en fut le premier directeur), à la demande
de Chevènement qui l’avait requis en 1982, pour former un lieu d’innovation
du discours et de l’information de la philosophie en marge des académies.
Nous devons à ce dernier, alors excellent ministre de la recherche,
l’implantation des nouvelles technologies en France, dynamisée par Yves
Stourdzé* (le père de Sam, spécialiste de l’image photographique). Yves, un
type génial emporté encore jeune par un cancer fulgurant ; en attendant les
débits rapides et l’évolution des ordinateurs personnels, le minitel-1 pour
tout le monde avec un terminal livré gratuitement, ce fut encore
Chevènement, retombée adaptée du dernier Plan Calcul grâce à une plateforme
avec France-télécoms, qui fut également l’oeuvre projectuelle de Stourdzé.

Derrida, lui qui a toujours agi sa propre autonomie comme celle de ses
élèves - non une académie mais l’initiation : est-cela aussi une de ses
vertus lorsque Catherine Malabou le qualifie de "socratique" ? - Jacques
Derrida nous a donc quittés ce week-end. Sachons bien que nous nous
sentirons longtemps orphelins, même si nlous ne le connaissions pas
davantage ; parce que Derrida, en quelque sorte, c’était la conscience
métisse de la philosophie continentale intégrée aux cultures, au carrefour
de la philosophie analytique, au sein de la société occidentalisée telle
qu’elle est devenue aujourd’hui. Un passeur, un guetteur, un transfuge.

Je ne pourrai lui rendre hommage autrement qu’à travers un échange sensible
à propos de mes travaux, parce que d’autres que moi sont tellement plus
avisés pour parler son oeuvre, pour relever le tissu de bêtises entendues
sur tous les médias à propos de la déconstruction, issues d’une dépêche de
l’AFP le citant sans l’avoir compris ; citation dont un extrait devint le
virus déformant à travers lequel chacun put apprendre que l’auteur avait
disparu. Et bien sûr, comment de son vivant aurait-on osé une telle
phrase... ?

Je me réjouissais de lui envoyer bientôt, pour le distraire ou
l’informer d’un petit signe d’admiratrice, le sachant malade, comme il était
un homme curieux des expériences et des singularités, un exemplaire du
premier numéro de la revue criticalsecret en papier. Parce qu’en 1999, il
avait été un amateur déclaré de l’expérience que j’avais menée avec
l’Observatoire de la Télévision, destin d’un an pour ce support que m’avait
confié l’éditeur, avant l’ouverture de son établissement d’édition (pour
conclure une recherche qui l’avait précédée) ; j’ai évoqué antérieurement
qu’il s’agissait d’une idée éditoriale qui m’était venue en 1997, pendant le
séminaire sur la masse critique, au CNAC Pompidou. Au fond, ceux qui
s’étaient amusés ou intéressés de recevoir ce périodique, qu’alors l’éditeur
envoyait gratuitement, chaque mois, auraient pu être curieux du nouveau
matériel imaginé en matière de recherche éditoriale, si d’aventure je
parvenais à effectuer le retour d’une revue en papier. Et bien ce sera
multisupport, présidé par le support de l’hypermedia, et en rien l’opus

www.criticalsecret.com

#1 en papier ne sera une répétition de l’OdT. Je
n’aurais pas l’extrême honneur de l’envoyer pour information à Derrida.
Parce que Jacques Derrida est mort.

Trop vite et pas seulement pour moi. Je suis triste aussi pour les autres.

Jacques Derrida, un homme à la fois d’humour, d’ironie et de
cruauté, et en même temps d’une délicatesse et d’une générosité que seuls
les grands créateurs peuvent avoir, parce qu’ils se sentent inépuisables...
Lui, c’était un grand musicien, un roi de l’impro comme les jazzmen, dans
l’art de convoquer les sources et les références, et d’en actualiser le sens
en intégrant les événements, et d’en dégager prescriptions, singularités et
innovations pour les autres et l’avenir de la cité sans utopie (sans
l’idéologie du lendemain pour justifier les médiocres moyens). Quand
Foucault de son génie clôturait magistralement le cycle structuraliste
exhumant la postérité possible du sien - ce n’est pas un jugement de valeur
que je me permets là -, Derrida, au contraire le transgressa d’un bon au
dessus du précipice de la mortification du système, et marquant sa liberté,
le fit éclater.

Touchant la vitalité mentale de l’autre rive avec
émerveillement et insolence, inventant son lendemain dans une philosophie
organique de la connaissance, aussi loin de l’épistémologie qu’elle put
paraître d’abord s’y adonner par l’actualisation des sources, car son propos
n’était pas la philosophie elle-même mais la cité cultivée, et ce n’était
pas davantage une "archéologie du savoir", structurée par la comparaison de
l’analyse synchronique et de l’analyse diachronique, mais une actualisation
de la connaissance anachronique, comme dans les rêves, où le cerveau de
l’intelligence finit par discerner ce qui évolue à force de bouger avec et
non seulement selon ce qu’on sait, mais selon qui on est... parce que son
objet ce n’était pas l’histoire des disciplines mais leur dynamisme
respectif et commun en devenir, le mouvement de la pensée et des arts et
leur manifestation critique comme action d’humanité parmi la marque - y
faisant signe - de son temps.

Loin d’avoir été une adepte encyclopédique exhaustive, et encore moins
savante, je l’ai croisé, j’ai pu lui parler, un peu, je l’ai entendu (deux
fois) - un homme qui ne s’absentait pas à votre approche et eut-il désiré
fuir, cela se serait grossièrement vu, tellement l’effort du refus ne lui
était pas facile.

J’ai raté le dernier colloque, portant sur la politique dans la cité, à
Cerisy, où Peter Szendy m’avait pourtant invitée ; au moment même de
confirmer mon inscription, je ne disposais pas de l’argent nécessaire pour
payer mon gîte à l’avance... je l’ai toujours regretté. Parce que nous nous
étions croisés au repas du Fresnoy et là nous aurions pu nous parler
davantage. Ensuite j’ai préféré oublier. Quand j’ai rappelé mon hôte en
Septembre, bien sûr le séminaire était conclu depuis l’été : autant paraître
amnésique plutôt qu’avouer d’avoir manqué à ce point de réaction, par des
moments trop difficiles.

Je n’oublierai jamais sa voix, celle double qu’il envoya lors de sa première
conférence en français, traduction de la version originale en anglais sous
laquelle il avait présenté la grande expo Artaud, au MOMA ; l’avoir entendu
inaugurer son discours par ce paradoxe en faisceau : dire comment ce poète
de son vivant, vomissant l’Amérique, avait pu être célébré dans un musée
américain lui rendant gloire, alors qu’il restait si méconnu en France, et
introduit par la parole d’un compatriote tel que Derrida qui en était le
contraire, tant par l’opposé philosophique que sur le plan de la carrière...
justement, dans cet appel par les organisateurs américains, figurait le
signe d’un devenir de l’oeuvre, coïncidences contradictoires des intentions
et de la gloire qui n’auraient pu se faire sans malentendu du génie - et il
fallait le dire pour réparer l’injustice de telles disconvenances à l’égard
du poète, mais sans les récuser, puisqu’elles lui permettaient d’être révélé
bien après sa mort, à notre monde : mais ailleurs.

Ce qui demeurera une grande leçon si loin fut-elle du méta-language
philosophique de la post-métaphysique.

Il a rejoué cette conférence à Paris ensuite ; la première fois eut lieu au
colloque "Plasticité, signe des temps" organisé par son émule en philosophie
Malabou, Bullot curateur des performances audio-visuelles et artistiques, au
Fresnoy, en 1999 (cycle de près d’une semaine et que je cite souvent à juste
titre). Il y avait la citation de la voix radiophonique de Artaud, la
projection visuelle des manuscrits, le sang de Artaud sur les pages, pendant
le discours de Derrida et soudain, ce ne fut plus la voix de Derrida mais
celle du poète qui clamait, comme dans un rituel animiste. L’orateur était
en transes. Puis, au terme de deux heures il ne pouvait plus s’interrompre,
tant il lui restait à dire du poète que personne n’aurait pu découvrir dans
son ambiguïté posthume irréductible, malgré la cohérence absolue du sens de
sa vie à l’égale de sa poésie, mais la récupération culturelle était plus
forte que tout, et tant mieux ; c’était également dire pourquoi Artaud était
devenu fou de son vivant, parce que l’environnement ne lui avait pas donné
le choix, comme il avait préféré persister dans la vérité de son intention
et de son idée dites pour réelles.

Il fallait le dire par soi-même sous la voix habitée du philosophe, devenu
soudain non plus pouvoir mais humilité envahie par le poète déchiré.

Il demeurera peut-être le dernier philosophe post-moderne engagé socialement
pour l’autonomie critique et la décision citoyenne qui n’adhéra donc pas au
cadre politique d’Althusser, alors qu’il fut formé à L’Ecole normale
supérieure.

Lui, le philosophe de la trace émergente, il a écrit "Spectres de Marx" (qu’est-ce que l’idéologie ?) :

http://www.google.fr/search?hl=fr&q=spectres+de+marx+%3B+derrida&btnG=Recherche+Google&meta=

Cognitivement accessible aux citoyens du monde. Il n’était pas homme du
débat exclusif entre savants - et pourtant il l’était aussi, et encore un
acteur déterminant dans le débat entre philosophes aussi bien que dans le
débat trans-disciplinaire et les débats éthiques internationaux, mais sa
voix a fini par ne plus l’emporter. Alors, il a compris qu’il fallait
revenir à l’action : en 2001 : il n’a pas voté - et l’a dit ; puis ce fut
l’ONU, en vain alors il écrivit : "Voyous" :

http://www.google.fr/search?hl=fr&q=voyous%3B+derrida&btnG=Rechercher&meta=

Ses lieux de discours étaient partout, et toujours lui en présence de "x"
niveaux de signification. Sans prosélytisme (à chacun de ressentir ce qu’il
peut s’il ne peut tout comprendre - loin de là -, de connaître par cette
autre voix disant qu’il est aussi possible de deviner depuis la partie ou le
fragment surgissant en bouquet) ; la part de savoir qui nous échappe, elle
est immense et serions-nous nobélisables en Physique ; l’altérité pour
mémoire toujours implicite, des guillemets en réserve, dans le discours de
Derrida - dont celle des disparités matérielles et intellectuelles de la
formation sociale et de la liberté de penser de communiquer et d’agir.

C’est dire si la connaissance n’est pas un processus exhaustif ne pouvant
prétendre exténuer l’inconnu du monde, si proche la pensée serait-elle de
l’abîme...

Ce qu’il faut craindre maintenant, ce sont les futurs descripteurs
d’un pensée dynamique pour la figer - faire du dynamisme de la pensée
elle-même, de son élasticité singulière, hospitalière et harmonique,
vitaliste, une machine de/ à réseau ; peut-être en est-il déjà hors de sa
propre descendance ; car tous les émules magistraux de Derrida sont des
singularités performantes, dans une sensibilité proche qu’on ne peut même
pas pas qualifier de commune, sans répétition du même. Il y aurait en commun
entre tous la phénoménologie, l’étude des phénomènes - sous le regard de la
métaphysique et du matérialisme en ce qu’ils lui succèdent ; mais le recours
à la méthode s’invente chez chacun comme oeuvre, en quoi aussi Derrida qui
inventa la sienne eut l’énergie de les séduire, de les fédérer.

Et parmi les francophones déjà connus par le monde, non seulement Catherine
Malabou mais encore Didi-Huberman, Serge Margel, Peter Szendy. Il en est
même en architecture et dans les sciences.

Didi-Huberman

http://www.google.fr/search?hl=fr&q=Didi+huberman&btnG=Rechercher&meta=

Catherine Malabou

http://www.google.fr/search?hl=fr&q=Catherine+malabou&btnG=Rechercher&meta=

Serge Margel

http://www.google.fr/search?hl=fr&q=Serge+Margel&btnG=Rechercher&meta=

Peter Szendy

http://www.google.fr/search?hl=fr&q=Peter+Szendy&spell=1

Que deviendra l’éditeur Galilée après la mort de Derrida dont il fut
l’éditeur privilégié ? Sczendy et Margel se retrouvent chez Minuit ; Malabou
chez Léo Scheer et pourtant elle avait commencé par refuser (la collection
s’intitule à double titre "non non et non")... Galilée est l’éditeur
français qui tient l’essentiel du fonds post-moderne (tous auteurs confondus
et principalement aussi Virilio qui édita les autres - comme Derrida -
directeurs de collection), Michel Delorme fut l’élève de Derrida, je crois ?
Penser à Galilée !

Je crains les assignations qui s’annoncent venant d’autres chapelles, en
tous cas il en faut pas chercher les "veuves" du côté de sa compagne,
psychanalyste.

Deleuze lui-même pâtit d’être mis à toutes les sauces et réinterprété à
l’infini dans le recadrage du réseau, qu’au fond on ne sait plus ce qui est
préférable, puisqu’il n’y a d’honneur et de succès immédiats ou
immédiatement posthumes que dans la disconvenue... Alors voilà, j’ai trouvé
un texte en anglais qui fut certainement publié en français à l’époque de la
mort de Deleuze, où Derrida lui rend hommage en parlant du peu qu’il reste
de là pensée... de la solitude de la prospection et de la recherche dans de
tels domaines, de l’éthique et de la mort.

Qui pourrait-il rester parmi leur génération de passeurs et de guetteurs,
pour devoir encore réfléchir seul et de l’inventer encore, maintenant, à
l’ère de la soumission au réseau ? Baudrillard a fui l’université trop tôt -
je veux dire pour l’enseignement,pour le bien des étudiants - : pour
protester contre le sort qui lui avait été fait lors de son habilitation à
propos de Foucault. Mais enfin il est vrai que s’il est annoncé qu’il va
parler : tout le monde est là. De plus en plus rarement en France, même si
les livres ne cessent et progressent de s’y vendre, car c’est l’Etranger qui
assure le fonds de roulement... lui qui refusa toujours d’aller au "château"
de Mitterrand - ce radicalisme qui ne lui fut jamais pardonné.

Les deux Jacques. Jacques Benveniste, ce chercheur en bio-médecine qui ne
fut pas honoré avec autant d’éclat, parce qu’il avait pour mémoire inscrit
l’hypothèse de la mémoire de l’eau - quelque chose qui sauvera l’eau
peut-être ou autrement, un jour - qui ne put si vite être prouvé. Etait-ce
un défi éthique ? Et au fond, s’il fut Derridien ? Benveniste est mort le
premier week-end d’octobre et le second ce fut Jacques Derrida ; lui nous
quitte sous le feu d’informations ridicules - célébrité oblige.

Mais il est là.

CONSUMES PAR LE RESEAU NOUS SOMMES NULS QUANT A LA FORCE SINGULIERE DE NOS CERVEAUX.

Longue vie à Derrida et à ses amis - néanmoins plus ponctuels sauf Szendy
s’agissant de la musique, peut-être ? Parce que Derrida couvrait tous les
champs possibles hors des siens propres sans les avoir exterminés. Car l’énigme est mère de la conscience humaine.

Louise
pour Aliette

* Yves Stourdzé, membre du mouvement du 22 mars 1968 (Faculté de Nanterre) ;
élève de Jean Baudrillard - et de Henri Lefèbvre -.

"Pour une poignée d’électrons" ; Yves Stourdzé.
Ouvrage de référence toujours accessible à la vente

http://www.amazon.fr/exec/obidos/ASIN/2213020264/artvisit-f-rechlivres-21/171-3482350-8260231

Cité et extrait de la source
Liste nettime-fr@samizdat.net