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Circonstances et conséquences tremblement de terre au Chili

Publie le mardi 27 avril 2010 par Open-Publishing

Réflexions à partir du tremblement de terre et du tsunami au Chili

Que s’effondrent les sens communs et que se reconstruisent les communautés

Par Daniel Brzovic, Rodrigo Cornejo, Juan González, Rodrigo Sánchez et Mario Sobarzo, membres du Centre d’Alerte et d’Enquêtes PECH, Université du Chili

Article publié dans le Monde Diplomatique, édition chilienne, avril 2010

1. Quelle est la structure publique pour affronter des catastrophes au Chili ?

L’élite politique de notre pays s’est employée à nous répéter mille fois que « les institutions fonctionnent », mais personne n’a précisé ni la qualité, ni les compétences de ces institutions. Sans doute, le récent mouvement tellurique qui a secoué le pays a révélé au grand jour qu’au Chili, après ce que nous venons de vivre, il n’existe pas d’organismes publics capables ni de préparer les catastrophes, ni d’y répondre de manière effective.

Le 27 février dernier à 3h34 du matin, s’est produit un tremblement de terre de magnitude 8,8 sur l’échelle de Richter dans la zone centrale sud du pays. Dans la foulée a éclaté une série de d’erreurs, d’incompétences, de négligences et d’irresponsabilités de la part des organismes qui ont démontré que la classe politique de notre pays est encore « un chat qui prétend devenir un jaguar ». Seulement six minutes après le séisme, on connaissait l’épicentre (à quelques 90 km au nord-ouest de Concepción, c’est-à-dire dans l’Océan Pacifique). Cependant le Service Hydrographique et Océanique de l’Armée du Chili (SHOA), organisme qui avait en charge les instruments techniques pour évaluer s’il y avait ou non un tsunami, ne donna aucun signal, ni ne suivit le protocole habituel (1). L’autre organisme public l’ONEMI, Bureau (2) National d’Urgence indiqua à tout moment qu’il n’y avait pas de tsunami. Aujourd’hui, grâce au témoignage des survivants, on sait qu’à 3h52 s’est produite la première vague sur un total de trois. La dernière vague s’est elle produite à 6h32. Environ une heure plus tard, le Secrétaire d’État à l’Intérieur avança la possibilité d’un tsunami. Ceci malgré l’appel à 3h46 du Centre d’Alerte de Tsunami du Pacifique (PTWC) des États-Unis situé à Hawaï au SHOA qui lui indiqua : « ...un tremblement de terre de cette dimension a la puissance d’engendrer un tsunami qui peut frapper les côtes proches de l’épicentre. Les autorités devraient prendre des mesures appropriées en réponse à cette éventualité ». Cependant le marin de service cette nuit-là ne parlait pas anglais. Deux minutes plus tard un scientifique du PTWC, le Docteur Víctor Sardiña, demande au SHOA de donner des informations au reste des pays du Pacifique. Une heure plus tard le même scientifique avertit le SHOA que « les lectures du niveau de la mer indique qu’un tsunami s’est produit » et qu’une alerte avait été lancée aux pays du Pacifique Sud. Au Chili, seulement deux jours après, le Ministre de la Défense reconnut que s’était produit un tsunami sur nos côtes. Qui répondra politiquement et également juridiquement pour cette « erreur-horreur » ? (3)

Jusqu’à maintenant les organismes chiliens (SHOA et ONEMI) indiquent qu’il leur était impossible de communiquer entre eux. Depuis toujours, il a été dit que la téléphonie mobile, fixe et Internet (c’est-à-dire la technologie communicationnelle), de caractère privé dans sa totalité, étaient les meilleurs du monde. Et rien n’a fonctionné (4).
Disons-le de manière certes idéologique : l’État le plus néolibéral du monde a osé construire de toutes pièces une réponse à une catastrophe que les scientifiques de l’Université du Chili avaient annoncé depuis 2008 (5).
Le refus honteux d’assumer la responsabilité technique et politique contraste avec l’image d’un Chili qui décolle sur le plan du développement économique et qui récemment est entré à l’OCDE.

2. L’offensive du profit et de la spéculation

Face à la réponse pathétique apportée par l’appareil d’État et la faible articulation des réseaux sociaux, la capacité du grand entreprenariat pour récupérer largement ses pertes et articuler une nouvelle structure pour extraire encore plus de gains à partir de cette douloureuse catastrophe, fut impressionnante.

Le business des supermarchés et la pénurie d’aliments

Le jour de la tragédie, l’incapacité de l’État à construire un réseau de stockage et de distribution d’aliments, de médicaments, de vêtements et autres biens de première nécessité fut mise en évidence. Ceux-ci sont la propriété des grandes chaînes de supermarché et pharmacies. Bien que les chaînes de froid se soient rompues et que bon nombre d’aliments commençaient à se décomposer, aucune des grandes chaînes de supermarché Cencosud (Jumbo-Santa Isabel), Wal-Mart (Lider), Unimarc et Supermercados del Sur n’ont activé de système de distribution d’aliments. Tout comme l’État ne put, ni ne voulut exproprier des marchandises pour satisfaire les besoins urgents des victimes. Loin de là, la distribution massive d’aliments fut tout juste annoncée pour le lundi (trois jours après le tremblement de terre) à la suite d’une réunion la veille entre le gouvernement et les principaux dirigeants des quatre chaînes : Horst Paulmann (Cencosud), Enrique Ostalé (Wal-Mart), Pablo Vega (Unimarc) et Gonzalo Dulanto (Supermercados del Sur). Quelques jours après, la presse publiait le chiffre approximatif que paya le gouvernement aux supermarchés des 7ème et 8ème région pour le premier achat de marchandises : 10 millions de dollars US (6). Les mêmes sources citent un de ces hauts dirigeants qui reconnaît que « en un week-end de haute fréquentation, les supermarchés de tout le Chili vendent presque pour 40 millions de US dollars (7).

Un fameux business. Pourquoi n’a-t-on pas eu recours au vaste réseau national de petits commerçants de marché, de producteurs agricoles et aux centres de distribution d’aliments pour acheter des paniers à des prix radicalement inférieurs comme tout le monde le sait au Chili et ainsi éviter les prix gonflés qui justifiaient la plus-value de l’entrepreneur ?
L’autre grande source de profit fut la perception d’assurances pour les pertes générées par les fameux « saccages » tant médiatisés. Le fait que les médias de communication aient favorisé les saccages a été reconnu explicitement par Paulmann lui-même. Le si discret entrepreneur demanda un spot publicitaire aux chaînes de télévision pour annoncer : « quand on parle beaucoup des saccages, les gens vont en commettre parce qu’ils se rendent compte que c’est possible d’en faire, c’est dangereux de trop en parler ».

C’est pour cela que l’appel à l’« ordre » et l’intervention des forces spéciales de police dans les rues n’ont rien d’étonnants. La leçon du tremblement de terre ne peut pas se concentrer sur la nécessité de l’« ordre » comme priorité. Nous ne devons pas le permettre. La priorité était et continue à être les besoins vitaux de la population : nourriture, eau, logement, santé. L’ordre, par contre, fut un vulgaire synonyme de propriété privée. Cette réponse aux saccages par l’argument de la propriété (supérieur à l’argument de la vie des personnes) est l’expression affirmée de la nécessité de contrôle extrême sur la population qu’ont les administrateurs du pouvoir et les entrepreneurs du pays. N’importe quel autre scénario chaotique, que ce soit une déroute spontanée comme celle que nous vivons actuellement ou que ce soit une manifestation souveraine de liberté du peuple, aura exactement le même résultat.

Les sociétés immobilières et le système financier

Nous, les chiliens, sommes en colère contre les sociétés immobilières, qui tout en ayant fait d’énormes profits, ont affecté des quartiers entiers en laissant sans défense les acheteurs de leurs appartements. Cela s’est produit avec les maisons COPEVA, qui sont parties en fumée il y a quelques années (elles étaient alors propriété du frère du dernier Ministre de l’Intérieur du gouvernement Bachelet). Cela s’est produit avec les mises aux enchères des propriétés des familles qui ne peuvent continuer à payer les dividendes usuriers. Enfin cela se produit maintenant avec les immeubles effondrés ou les dégâts de leurs fondations. La Chambre Chilienne de la Construction (la corporation des entrepreneurs du secteur) n’a toujours pas terminé le cadastre des immeubles endommagés, malgré la presse qui parle de près de 50 immeubles, presque tous récemment construits (8). Parallèlement, elle lance des appels au calme, comme celui qu’a réalisé le président de la Chambre de la Construction Lorenzo Constans, qui a signalé à propos des immeubles inclinés dans diverses villes du Chili, qu’« il y a des édifices qui s’inclinent, l’exemple le plus clair étant la Tour de Pise qui s’est maintenue pendant des siècles et c’est pour cela que je crois qu’il convient d’analyser ceci avec professionnalisme ». Sans commentaires.

Dans la même déclaration Constans a exprimé sa solidarité avec le propriétaire de la société immobilière Río Huerquén, le président de la Chambre de Construction de Bío-Bío, Juan Ignacio Ortigosa, qui a démissionné de son poste quand on a su que cette société immobilière et Socoval (société dont il est également propriétaire) ont construit l’immeuble Alto Río de Concepción qui s’est affaissé complètement, provoquant des blessés, des morts et un immense impact sur la ville pour les graves défaillances dans sa construction. Constans a félicité également l’intendant de Santiago fraîchement nommé par Sebastián Piñera (9), Fernando Echeverría e Izquierdo qui possède deux immeubles nouveaux sur le point de s’écrouler comme lui-même l’a reconnu. C’est ce même Fernando Echeverría qui, il y a quelques années alors qu’il postulait à la présidence de la Confédération de Production et du Commerce CPC (la grande corporation des grands patrons chiliens) affirmait qu’ « il est important de faire un grand pacte national pro emploi qui permette par exemple de limiter les augmentations de salaires ou de réduire les paiements des lois sociales, etc… » (10). Il est maintenant très clair de comprendre à quoi faisait référence Piñera avec sa « nouvelle façon de gouverner ».

Par ailleurs, certaines familles des principales villes affectées commencent à dénoncer le fait que les principales sociétés de construction et immobilières les aient contactées pour leur proposer d’acheter leurs terrains à des prix ne dépassant pas 25% de leur valeur original, tout ça avec l’objectif de « les renflouer rapidement pour qu’elles resurgissent ». Cela porte un nom : la spéculation sur les terrains et les vies des personnes par le marché de l’immobilier.
Pour continuer ce tableau sombre, les principales agences d’assurance et le président de l’Association des banques Hernán Somerville ont annoncé que les dividendes hypothécaires de tous les logements vont augmenter après le tremblement de terre, puisque les crédits devront obligatoirement inclure une police d’assurance contre les séismes. Une fois encore dans ce pays, nous constatons que l’on n’a ni besoin de lois, ni besoin de débats législatifs pour augmenter les profits. Les grands patrons le savent on ne peut mieux. Ceux-ci estiment que ce qu’on paie en assurances dans les crédits hypothécaires devraient augmenter de 30%. De plus, Antonio Latorre, gérant de l’agence d’assurance Creditaria, a déclaré à El Mercurio que « le taux d’assurance sera plus cher sur les logements de moindre valeur, parce qu’ils comportent plus de risques ». Est-ce une reconnaissance implicite que les constructions dans les quartiers populaires sont de moins bonne qualité que celles des quartiers d’élite ? Un lapsus involontaire ?

Conscients de la difficile situation par laquelle passent des centaines de milliers de familles, les cinq grandes banques du pays ont lancé une grande offre de crédits à la consommation pour affronter la catastrophe. Le gérant général de la banque Santander, l’espagnol Emilio Botín, en visite au Chili, a affirmé que sa banque disposera d’un fond de 3200 millions de dollards US pour réaliser des « crédits solidaires ». Le don des banques au médiatique Téléthon du tremblement de terre n’a lui pas atteint les 500000 dollars.

Les campagnes d’aide comme moyen de profits

Bon nombre de chiliens ne comprennent pas que les campagnes d’aide organisées par la télévision ne puissent avoir commencé avant l’arrivée au Chili de l’animateur de télé Mario Kreutzberger « Don Francisco ». Nous avons appris plus tard que la trame de l’émission appelée « Téléthon » a été dessinée lors d’une réunion de la corporation des grands patrons au siège de la Confédération de la Production et du Commerce le jeudi 4 mars (11). Les mêmes grands patrons du capital précédemment nommés ont obtenu les premiers rôles médiatiques lors de ce Téléthon. Certains de leurs représentants ont occupé en permanent deux des douze postes de réception des appels téléphoniques pour recueillir les promesses de dons. Inédit dans l’histoire des « Téléthon chiliens » (12). « Nous sommes impressionnés par les 60 millions de dollars qui ont été collectés (30000 millions de pesos, 45000 millions de pesos finalement) » affirma Cesar Barros de Salmón Chile. Ce que n’ont pas dit messieurs Barros, Somerville, Paulmann, Constans et les autres, c’est que pour de nombreux chiliens, il est choquant de constater le nouvel exercice du profit avec les malheurs du peuple, exprimé dans les slogans du type : « achetez une couverture pour les sinistrés dans nos magasins et nous vous en offrirons une autre » ou « nous offrons un antigrippal ou du paracétamol pour tout achat d’un produit d’une marque X dans tel pharmacie ». Ils n’ont pas dit non plus que l’exonération d’impôts pour des dons atteint 17% et que récemment le président Piñera espère augmenter ce pourcentage à travers une nouvelle loi sur les donations.

Ils ont omis de dire également que la magnitude des dégâts provoqués par le séisme et le tsunami est estimée entre 20 et 30 000 millions de dollars. Un chiffre exorbitant bien éloigné des dons réalisés lors du Téléthon mais bien proche des profits des entreprises. La société d’investissement Luksic a déclaré au Mercurio au mois de janvier : « qu’elle avait près de 500 millions de dollars à investir hors du Chili ». La vente des actions de la compagnie aérienne LAN Chile qui appartiennent au président Piñera est un cas à part. Le 25 février, il a vendu à la bourse 6,4% des actions de LAN soit pour plus de 375 millions de dollars. Le lundi suivant le séisme, Piñera décide de différer la vente des autres actions qu’il possédait parce qu’elles baissaient à la bourse (13). Le 9 mars, Piñera vendit 8,5% des actions de LAN pour la somme de 514 millions de dollars. À la date de fermeture de cette édition, il reste encore à Piñera 11% des actions LAN. On estime qu’avec la vente de tout ce paquet d’actions, il recevra plus de 1200 millions de dollars ce qui constitue pas moins de 50% de son patrimoine actuel. Tous ces chiffres rendent bien risibles les 90 millions de dollars récoltés médiatiquement par le Téléthon (14) et donnent d’autant plus de sens au noble geste du Président et du vice-Président bolivien qui ont donné la moitié de leur salaire au Chili. Quelle signification peut avoir tout cela pour le riche patron chilien, à commencer par le président Sebastián Piñera ?

La conviction que les objectifs du profit et de l’exercice financier sont l’aide la plus efficace s’est installée de même que l’image selon laquelle les institutions liées à la hiérarchie de l’Église comme « Un techo para Chile » et « Hogar de Cristo » (les deux jésuites) sont les uniques vecteurs de solidarité que possèdent le pays rendant du même coup invisibles l’action des communautés locales. Celles-ci malgré leur désorganisation et leur manque de connaissances, ont su distinguer la vie et la mort, la faim et la solidarité, la peur et le soutien pendant et après le tremblement de terre (15). Les communautés se réorganisent interminablement, surtout où le « capital circulant » gouverne sans contrepoids. C’est la seule manière de survivre (16). L’« aide » articulée par le grand capital, alliée à l’État, ne favorise pas le renforcement du secteur public et des réseaux sociaux. Explicitement, ce grand système officiel d’aide ignore les organisations sociales de terrain et se contente de distribuer des paniers individuels pour chaque famille en rendant beaucoup plus lents les processus de distribution de l’aide et en développant l’individualisme. Des dizaines de milliers de jeunes se sont engagés à soutenir diverses campagnes de collaboration. Il faut espérer qu’une bonne quantité d’entre eux reconnaisse, apprenne et développe la reconstruction à partir des organisations sociales, des projets collectifs et du sens commun. Il existe aujourd’hui au Chili deux projets de reconstruction radicalement différents. L’un qui aspire à s’appuyer sur l’organisation et la participation populaire et l’autre qui espère perpétuer l’individualisme et le démantèlement des réseaux sociaux et ainsi augmenter encore davantage les profits de la bourgeoisie chilienne prédatrice et dévastatrice autant pour le tissu social que pour l’environnement et la qualité de la vie (17). Est-ce la bourgeoisie et l’oligarchie chilienne la faction la plus dangereuse la frange la plus dangereuse de la « voyoucratie » ?

3. Le voyou, les saccages et la « crise » de la structure sociale

24 heures après le tremblement de terre, le spectacle avait changé à la télévision. On ne parla plus de l’impact du second séisme le plus important de l’histoire du Chili mais on commença à dénoncer les pillages qu’il avait provoqués. L’angle de traitement médiatique de l’évènement était maintenant défini par les groupes du pouvoir. La première qui prit la parole fut la mairesse de Concepción, la représentante de la droite la plus conservatrice (militante de la UDI, liée à l’Opus Dei), qui appela le Gouvernement à déclarer l’état de siège dans sa ville (18).

Les saccages commis dans les grands groupes commerciaux, les commerces locaux et également certains lieux touchés par la tragédie, sont devenus les faits les plus importants dans l’analyse politique de la catastrophe faite par les médias et les politiciens néolibéraux. La figure du saccage et celle du voyou individualiste et sans morale se sont confondues dans une association simpliste. Celle-ci aujourd’hui a des incidences sur les conséquences sociales et politiques que pourrait avoir ce phénomène qualifié de « honte morale » et aussi de « cataclysme social ». Un telle analyse a une réponse unique : la sécurité qui permettra de contrôler ce monstre latent présent dans la population (19). La militarisation du territoire, l’augmentation des peines sont déjà un fait justifié par l’évènement et la condamnation morale du vol dans toutes ses manifestation s’est imposée sans analyses plus profondes d’un phénomène qui, dans ce contexte, revêt une grande complexité.
Ce « désastre moral » comme le signale Manuel Antonio Garretón (prix national de Sciences Sociales) est le principal problème politique qui peut ressortir de cette catastrophe. La dite crise de cohésion sociale, de sens du collectif et du public n’est rien de plus que la disparition chronique des bénéfices de la vie en collectivité que traditionnellement l’État garantissait et que, aujourd’hui, le marché a perverti derrière les profits de quelques-uns. L’absence d’aide effective et efficace, de solidarité publique, de respect citoyen et d’une éducation libératrice ne laisse rien d’autre que la réaction hétérogène de la populace (20), qui, affamée, impuissante face aux groupes de pouvoir économique et aux médias de communication, a pris d’assaut les grands magasins des villes lors des premiers jours qui ont suivi la tragédie. La stigmatisation de cet évènement ne s’est pas fait attendre, en créant l’image du voyou à l’individualisme extrême qui, comme on l’a révélé, ne correspond pas à la majorité des secteurs populaires. Ceux-ci d’ailleurs ont tenté de se défendre sans trouver d’échos dans les médias de communication de masse (21).

Qui est voyou dans cette situation de catastrophe ? L’origine de ce concept de voyou est à chercher dans Karl Marx et son livre « 18 Brumaire ». Dans ce dernier, Louis Bonaparte prend le pouvoir appuyé par une classe, qui selon Marx, pourrait s’appeler le prolétariat- voyou. Une communauté hétérogène de personnes (22) depuis Louis Bonaparte lui-même jusqu’au plus délinquant sans scrupules, lesquels avaient seulement en commun la soif de profiter du pouvoir politique pour leur intérêt aux dépends des autres. Un tel groupe provenant de différentes classes sociales s’organisa autour de Napoléon et servit le leader qui partageait avec ces classes le désir parasitaire et la haine de la République.

En faisant un parallèle historique, ce ne sont pas les miséreux, ni les secteurs marginalisés d’aujourd’hui contraints de voler, ceux que nous pouvons appeler voyous.

Pour être précis, ce sont ceux qui ont une attitude profiteuse et misérable basée sur l’opportunisme et le mépris de la communauté dû « au besoin de profiter au détriment de la nation des travailleurs ».
Peut-on parler de voyous aujourd’hui ? La populace hétérogène qui a pris d’assaut les supermarchés à la recherche de nourriture et autres produits ne peut être appelée voyou. Est-il licite que les médias de communication et leurs figures qui font des profits avec la publicité appellent voyou un travailleur qui s’enfuit avec un téléviseur en considérant que ce n’est pas un produit de première nécessité (23) ? Ceci est une bien médiocre analyse !

C’est le parasite opportuniste (voyou) cette figure qui fait du profit profite grâce à la création de besoins superflus et lave les mains des entreprises. Voyou est notre nouveau président qui spécule avec les actions de ses entreprises pendant qu’il prétend être un serviteur public. Dans cette catégorie entrent aussi tous ceux qui tirent des profits avec la catastrophe et avec notre force publique et communautaire affaiblie pour l’affronter : les entrepreneurs de l’immobilier, les entrepreneurs de la grande distribution, les commerçants sans scrupules, etc. Le tremblement de terre dévoile au grand jour le visage le plus affreux d’une société laissée aux mains du marché.

4. Déprédation et individualisme

L’individualisme extrême dont font preuve bon nombre de citoyens, dévoile notre « mauvaise éducation », imprégnée de compétition, de la peur de l’incertitude et des autres. Les conditions brutales auxquelles le néolibéralisme soumet nos manières de vivre, deviennent insupportables en terme psychique. D’une part la responsabilité des échecs tombe sur le propre individu ; d’autre part on lui demande une attention constante longue et intense pour produire et travailler, on lui vole du temps libre qui pourrait développer une dissidence intellectuelle ; on l’abrutit par les Médias de Communication de Masse ; on l’isole des liens sociaux qui pourraient lui donner une sécurité psychologique ; on lui fragmente les sphères de vie (travail-domicile-transport-amitié-couple-enfants) qui opèrent avec des logiques différentes et parfois antagoniques (24).

Le chapelain de Un techo para Chile (Un toit pour le Chili) Felipe Berríos a créé la figure du double tremblement de terre. Pour lui, derrière le tremblement de terre physique, ont émergés des fissures dans la société chilienne qui ont besoin d’être réparées. L’égoïsme comme agglutinant social est appauvrissant (25). Certaines analyses des saccages ont souligné que la comparaison entre le tremblement de terre en Haïti et celui du Chili montre une Société sans État dans le cas haïtien pendant que notre cas il existerait un État sans Société. Que s’est-il passé dans notre riche société qui était capable de s’impliquer humainement dans ses problèmes ? Comment est-elle arrivée à ne devenir qu’une société de façade ? Comment est-il possible qu’il ait existé plus de médias de communication critiques et responsables dans l’univers de l’information en 1985 en pleine dictature, qu’en 2010 ? En 1960, lors du séisme le plus violent qu’est vécu le Chili, on pouvait mobiliser avec moins de ressources les entreprises publiques pour éviter que la couche de boue et de pierres qui avait formé un barrage naturel ne sature et finisse par s’effondrer à cause des pluies diluviennes qui affectaient Valdivia après le séisme (26). Ce n’est pas surprenant car en ces temps-là, nous étions une société pauvre mais digne.

L’avancée du néolibéralisme est brutale. Il détruit les communautés et réprime les liens sociaux. Au Chili, une société qui possède beaucoup de richesse très inégalement répartie, il existe un État très efficient et efficace pour aider les mécanismes du marché et sauvegarder le cercle de fer de la constitution dictatoriale, mais qui ne possède pas de reconnaissance chez la population. Lorsque se produit une catastrophe, les institutions publiques sont donc inefficaces et les forces militaires n’agissent que sous la forme de la répression. La preuve en est que lors du dernier jour au pouvoir de Michelle Bachelet, une patrouille de marins a été accusée d’avoir assassiné un commerçant de la 8ème région en plein couvre-feu.

Les organisations sociales et communautaires sont nécessaires pour affronter toute urgence, pour organiser la subsistance. C’est une chose qu’a apprise notre espèce à l’époque où on s’illuminait encore au charbon et quand la nature était alors inconnue et crainte. La Concertación (ensemble de partis politique dit de centre-gauche au pouvoir depuis la fin de la dictature jusqu’aux dernières élections de 2010) a provoqué une apathie radicale pour la politique et pour toute forme d’organisation gérée par l’État. Les conseils communaux citoyens se sont vidés, les mairies se sont transformées en fiefs d’assistance et de clientélisme. Les travailleurs payés sur une base de 8 heures de labeur journalière travaillent en réalité trois fois plus. Ces derniers sont ainsi transformés en véritables serfs volontaires disposés à faire le nécessaire pour pouvoir payer les écrans plasma que le système les incite à consommer, et que dernièrement ils ont pu arracher à ces « maisons créatrices de dettes ».

Un épilogue à construire

Au Chili, l’éducation publique ségrégative restante, est obligée de rentrer en concurrence avec des systèmes qui placent la compétition comme le fondement de la réussite, sans donner d’importance aux responsabilités et aux valeurs étiques. Le tremblement de terre a dévoilé une éducation pour une vie totalement mercantilisée. La construction incessante de besoins superflus, rend ces responsabilités aujourd’hui basiques. Les millions investis dans la publicité rendent bien hypocrite la réaction de nombreuses voix de la télévision et de l’industrie de la publicité qui condamnaient le vol des électroménagers et autres produits semblables lors des saccages alors qu’ils appelaient le peuple à s’endetter pour les acheter quelques heures avant. La société chilienne est fracturée par des lignes invisibles qui trouvent leur légitimité dans un système social dans lequel d’un côté il est normal que l’éducation discrimine (sélectionne) les plus pauvres mais en même temps dans lequel il est anormal que ceux-ci manifestent leur désaccord dans la rue. Nos normes idéales se maintiennent dans l’exclusion et la violence normalisée. Les tenants du capital ne comprennent évidemment pas la violence à laquelle les soumettent les plus miséreux puisqu’ « ils n’exercent pas de violence contre les pauvres ». Ils sont même persuadés que la bonté est même de leur côté.
Tout processus de reconstruction devrait se centrer sur les véritables réseaux sociaux qui tournent autour des écoles, des sièges communautaires, quand ils existent. Sinon, ce sera autour du feu, du comité, du terrain de foot, de la casserole commune, du coin de la rue, c’est là que se révèle de tout son poids l’importance des communautés. La pluie d’(des)informations dont les médias nous ont abreuvés durant les derniers jours font qu’il est encore difficile d’établir un bilan. Seuls les milliers de témoignages des citoyens qui demeurent dans les communautés nous diront ce qui s’est vraiment passé lors de ce séisme.
Pour l’instant, les multiples organisations sociales qui travaillent dans le pays ont un énorme potentiel pour déployer leur solidarité (qui n’a rien à voir avec la charité télévisée, cette tournée spectacle, ce commerce et ce visage de façade d’entrepreneurs). La reconstruction des communautés, dans l’exercice de l’organisation de la plus basique à la plus politique, dans la distribution organisée des aliments, dans la construction de logements dignes, dans la participation directe à la reconstruction de leurs propres vies, sera la seule façon de ne pas reproduire cet ersatz de société. En cela, les écoles et les lycées publics ont un potentiel énorme pour démontrer leurs raisons d’exister, afin qu’ainsi le peuple se lève en dispersant les sens communs que la nature se charge de recréer.

Notes

1 Au Chili, il existe un protocole appelé Accemar qui indique que si un mouvement sismique supérieur à 7,5 sur l’échelle de Richter se produit, l’obligation d’évacuer les zones côtières est décrétée pour éviter le danger d’un tsunami.

2. Le fait de l’appeler « Bureau » démontre déjà le regard porté sur cet organisme : un lieu pour bureaucrates.

3. Le juge national Sabas Chahuán a averti que « les auteurs de saccages » et les petits commerçants qui ont spéculé notoirement sur les prix, seront poursuivis pénalement. Par contre, le même juge a reconnu publiquement que la même chose ne se passera pas avec les responsables « des morts de la catastrophe » y compris l’écroulement des constructions et la non-alerte de tsunami.

4. Aujourd’hui on sait que les Carabineros de Chile (Police et Armée) ont acquis un service privatisé de IP et ont abandonné l’utilisation de la technologie HF (haute fréquence) qui fonctionne sans électricité. Le jour de la catastrophe tout cessa de fonctionner et aucune communication ne put être établie.

5. Voir l’article publié en 2008 dans une revue scientifique : « Interseismic strain accumulation measured by GPS in the seismic gap between Constitución and Concepción in Chile ».

6. Un dollar US équivaut à environ 530 pesos chiliens.

7. El Mercurio, section Économie et Commerce, mercredi 3 mars 2010.

8. Voir www.ciperchile.cl, centre d’investigation journalistique.

9. Sebastián Piñera, un multimillionnaire de droite élu récemment Président du Chili est entré en fonction le 11 mars 2010 à la suite de l’élection présidentielle qui a connu le plus grand taux d’abstention des vingt dernières années avec une baisse de plus de 300000 électeurs entre le premier et le second tour. Il a été élu avec à peine 3 millions et demi de voix sur un total de 12 millions possibles.

10. Journal El Mercurio 26/11/00,
http://diario.elmercurio.cl

11. El Mercurio du dimanche 7 mars 2010. Rubrique Économie et Commerce

12. Le grand entrepreneur chilien a montré durant les dernières décennies qu’il possède un art du concept de profits sur le plan de l’image et du prestige social.

13. Le jour de fermeture les actions de LAN avaient baissé de 300 pesos. De 9250 à 8950 pesos.

14. Avec le Téléthon, ce qui se passe c’est que la moralité fascisée du sens commun autoritaire reçoit avec sa réalisation un analgésique qui tranquillise tous les signaux d’aliénation à laquelle elle est soumise. Ce qui se termine toujours par la fanfaronnade d’un pays pseudo-réconcilié autour des ego de nos célébrités médiatiques et patronales. Au fond, ce qui a de positif dans le spectacle du Téléthon, c’est qu’il permet l’identification entre semblables : consommateurs-serf volontaire et entrepreneur-patron. Ce que le Téléthon produit au niveau national est un ersatz d’expérience collective en la mettant en scène dans les médias de communication, ce qui permet à l’habitant de ces villes étrangères à lui, de dormir tranquille. Sobarzo Mario, Los inefables límites cívicos. Universidad de Chile 2008.

15. L’État savait du tremblement de terre qui venait au moins depuis l’année 2009, mais comme il ne possédait aucune base sociale réelle, il fut obligé de soutenir l’Église catholique pour gérer l’aide envoyée aux zones touchées. Ceci pose une question grave : Qui reconstruit cette base sociale pour gérer une crise comme celle-là ? L’Église ? Pourquoi ?

16. « Malgré le manque de respect de la mairesse de Concepción et San Pedro de la Paz qui taxe les habitants et habitantes du quartier de Boca Sur et du bord de mer de la commune de « saccageurs », leur réponse a été l’organisation, la solidarité et l’unité du voisinage qui s’est organisé pour défendre les passages et ruelles, qui a organisé des cantines populaires et a centralisé l’arrivée des informations dans un seul endroit. Ceci démontre la capacité que nous, les habitants des quartiers, avons pour veiller sur nous-mêmes et répondre par nous – mêmes à nos propres besoins. »

Communiqué public de résidents et résidentes de Boca Sur-Concepción sur http://santiago.indymedia.org/
Il est intéressant de souligner qu’il existe au moins deus associations sociales qui offrent de l’aide légale aux familles escroquées par les sociétés de construction et les sociétés immobilières : l’Association des consommateurs immobiliers ( www.acoin.cl ) et le collectif www.defendamoslaciudad.cl

17. Lavín, Leopoldo. Dilemme d’entrepreneur : Schumpeterianos o lumpen burguesía ?
http://generacion80.cl/noticias/columna_completa.php?varid=516

18. L’état de siège est une exception constitutionnelle de type politique qui restreint les libertés basiques ce qui diffère de l’état d’urgence dans lequel l’état est autorisé à limiter les heures de déplacement de la population et disposer de toutes les forces et ressources des zones affectées. Par contre sont maintenues les moyens de communication et le droit de réunion, etc. Le premier nécessite un accord du Parlement, le second est déclaré par le pouvoir exécutif.

19. Pour une réflexion plus ample sur ce thème, voir le concept de monstruosité chez des théoriciens ouvriéristes italiens tel Toni Negri et Paolo Virno

20. Le célèbre historien, Erick Hobsbawn définit populace comme l’ « équivalent urbain du vandalisme social. Grandes villes préindustrielles. Va toujours contre le riche. N’a pas de filiation politique ni d’idéologie ferme ».

21. « Concernant les « saccageurs », nous précisons que cette situation n’est pas la responsabilité des voisin(e)s. L’inefficacité du Gouvernement nous, les plus nécessiteux ne pouvons la payer. La désespérance, l’incertitude de ce que demain nous réserve et le manque d’aliments a obligé bon nombre de familles à pénétrer dans les supermarchés et ainsi obtenir des aliments pour leurs proches ». Communiqué public des habitant(e)s des quartiers de Boca Sur.

22. « …rejetons dégénérés et aventuriers de la bourgeoisie, vagabonds, bidasses libérés de ses obligations militaires, bagnards, fuyards en galère, escrocs, …maquereaux, patrons de bordels, portefaix, écrivaillons…tous leurs composants sentaient comme Bonaparte, la nécessité de profiter au détriment de la nation des travailleurs ». (Karl Marx, Le18 Brumaire de Louis Bonaparte chapitre V.)

23. « Mais qu’est-ce qu’un bien de première nécessité ? Un journaliste aussi pointu que Iván Núñez (journaliste employé par le canal dont le nouveau président est propriétaire) devrait savoir que cette notion a été tirée dans tous les sens comme un chewing-gum durant les trente dernières années : aujourd’hui le pain est aussi nécessaire qu’un téléviseur plasma ou un 4X4 parce que ces derniers construisent les promesses d’un bien-être basé sur la consommation. En trente ans, jour après jour, reçu après reçu, crédit après crédit, les masses sont passées de l’état de ne posséder qu’un peu à l’état de manquer de beaucoup : de la faim du citoyen à l’inassouvissement du client. La base de ce système est justement la désagrégation sociale qui oblige les individus déjà convertis en avides consommateurs à se gratter leurs propres puces et à ce que celles des autres soient mangées par les chiens » (Leonardo Saanhueza, journal Las Últimas Noticias, 2 mars 2010).

24. Margaret Mead dans Sexe et Tempérament décrit la tribu des Mundugumor, des cannibales qui avaient une morale basée sur l’admiration des plus impitoyables et des plus puissants. Notre système actuel se maintient sur ce modèle comme facteur central du prestige. Un État absent, sans politiques sociales, sans projets de développement propre qui attribue toutes les fonctions à des groupes privés, ne peut opérer que s’il est suffisamment consistant pour exprimer son utilité au service de cette forme de subjectivité.

25. « Le tremblement social qui a généré des saccages et des destructions est dû peut-être au fait qu’une partie de la société a accumulé imperceptiblement pendant des années la déception d’être mise à l’écart du développement et lentement a rongé ses valeurs par la désillusion et les antivaleurs. Ainsi, de manière injustifiable, elle a libéré toute la frustration accumulée dans un comportement explicable seulement pour celui qui n’a rien à perdre ». Berrios, E. Un doble terremoto.
http://blogs.elmercurio.com/revistasabado/2010/03/06/un-doble-terremoto.asp

26. Voir Ramos Muñoz, Víctoren
http://www.elciudadano.cl/2010/03/06/terremoto-y-tsunami-en-una-sociedad-de-consumo-de1960-al-2010/

Traduction : LB