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Derrière le voile d’Isis notre propre visage

Publie le vendredi 5 novembre 2004 par Open-Publishing


Toute l’histoire de l’idée de nature, avec le cortège de merveille, de terreur,
de défi qu’elle a produit dans la pensée philosophique, des présocratiques à Wittgenstein.
Un essai de Pierre Hadot, Le voile d’Isis, sorti chez Gallimard.


de GABRIELE PEDULLA’

Pour les lecteurs [...], La natura ama nascondersi [la nature aime à se cacher,
ndt] (d’une sentence de Héraclite) est le titre du premier livre, peut-être le
plus fascinant, de Giorgio Colli : une enquête, à l’enseigne de Nietzsche et de
Burckhardt dans ce monde encore pré philosophique que le même Colli renfermera
quelques années plus tard dans la formule ne varietur de "sagesse grecque". A
plus de cinquante ans de distance, le même fragment d’Héraclite offre au contraire à Pierre
Hadot l’occasion de reparcourir toute l’histoire de l’idée de Nature, des présocratiques à Heidegger,
en passant par Wittgenstein, dans son livre Le voile d’Isis (Gallimard, 400 p.,
22,50 €).

Une rencontre, celle de Hadot et de la philosophia naturalis, quelque peu surprenante pour ceux qui ont suivi, ces dernières décennies, ses incursions, souvent révolutionnaires, dans la pensée antique. Le penseur français a en effet toujours répété que l’on ne devait pas tant chercher la vérité de la philosophie grecque et romaine dans une séquence de systèmes de pensée rigoureux en compétition les uns avec les autres (atomistes contre idéalistes, stoïciens contre épicuriens), mais dans un style de vie particulier dont le discours philosophique à proprement parler ne serait que l’un des nombreux aspects, peut-être le plus apparent mais sûrement pas le plus important. C’est une idée qui a eu une grande influence sur le Foucault des derniers temps - celui du soin de soi, de la parésie et de l’histoire de la sexualité - et que Hadot a poursuivie dans le temps avec obstination, au prix même de la marginalisation de disciplines telles que la physique et la métaphysique qui, dans les reconstructions traditionnelles, occupaient au contraire presque tout le devant de la scène. Au point que Plotin, l’édificateur de la dernière grande construction théorique du monde classique, apparaît surtout, dans cette perspective, comme un maître d’exercices spirituels, préoccupé de communiquer à ses propres disciples la voie pour atteindre "la simplicité du regard", que reprend opportunément le sous-titre de la monographie que justement Hadot lui a consacrée il y a désormais quelques années.

Après lecture, une grande partie de la stupeur initiale s’évanouit : toute brusque solution de continuité par rapport aux œuvres précédentes n’est qu’apparente. La nature qui est interrogée au cours de ces pages est avant tout une figure féminine réticente, saisie dans son mouvement de refus aux observateurs : une Isis voilée (d’où le titre du livre) qui ses soustrait aux regards et refuse ses charmes aux yeux indiscrets, renouvelant une réputation de divinité inaccessible car ce qui intéresse Hadot, ce ne sont pas tant les théories physiques des anciens et des modernes que le sentiment (de merveilleux, de terreur, de défi) que la nature a produit au fil du temps. La devise d’Héraclite fournit ainsi à Hadot le prétexte à traiter, selon les cas, du rapport entre la religion chrétienne et la mythologie païenne, des tensions entre la magie et les sciences mécaniques, des images opposées de la nature économe et de la nature prodigue ou du contraste entre une conquête douce et une conquête violente de ses secrets (respectivement symbolisées par l’"artiste" Orphée ou le "savant" Prométhée).

Le rendez-vous avec la déesse voilée et sauvage a lieu, autrement dit, sur un terrain qui ne pourrait pas être plus caractéristique. En ce sens, Le voile d’Isis pourrait être considéré comme une sorte de méditation autobiographique sur une rencontre qui est crainte depuis toujours et qui n’est enfin plus différée - un exercice souterrain d’égo-histoire au moins autant que son livre d’entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I.Davidson [...] La philosophie comme manière de vivre. Et d’ailleurs, Novalis ne nous enseigne-t-il pas que ceux qui réussissent à soulever le voile de la déesse découvrent qu’elle a leur propre visage ? Ce n’est alors pas du tout un hasard si Hadot confesse dans son introduction qu’il a pensé à ce livre pendant plus de quarante ans avant de se mettre au travail.

C’est peut-être pour cela que la véritable nouveauté du Voile d’Isis ne concerne pas tant le thème présélectionné, ni l’affranchissement de ce qui a toujours été le domaine d’étude privilégié de Hadot (le monde antique) que plutôt le modèle interprétatif qu’il emploie. La formule qui permet de résumer sa méthode d’étude est celle de la contiguïté dans le sens où Hadot s’est toujours efforcé de démontrer la façon dont les historiens traditionnels, au lieu de regarder ce qui comptait vraiment, ont concentré leur regard sur les aspects les moins importants de la philosophie antique - s’arrêtant en l’espèce sur des contenus dogmatiques plutôt que sur le sens d’une vocation (et nous pourrions même nous demander dans quelle mesure l’expérience de prêtre défroqué a influencé la position centrale qu’il accorde au choix de vie).

La thérapie cognitive de Hadot consiste, en somme, en une invitation à "regarder à côté" en refusant les hiérarchies héritées de la pensée médiévale et en récupérant, par contre, la perception que les philosophes antiques avaient d’eux-mêmes, avant tout en tant que maîtres du perfectionnement spirituel. Ce n’est qu’apparemment que Le voile d’Isis met en acte un mécanisme de glissement analogue. Dans le fond, quand Hadot reconstruit les interprétations créatives de la devise d’Héraclite et des autres sentences qui lui sont liées d’une manière ou d’une autre - "sauver les phénomènes", "la vérité est fille du temps", je suis ce que je suis" - sembleraient accomplir quelque chose de très semblable : dans ce cas-là aussi, on nous enseigne que la vérité est à côté, dans la signification correcte qu’il faut attribuer à la parole phusis ("nature" mais entendue au sens de sa manifestation) ou à cette façon particulière de se cacher indiquée par le verbe "kruptesthai". Mais la grande différence dans ce cas, c’est que Hadot n’entend pas, et de toute façon ne pourrait pas, stopper le processus de glissement impossible à arrêter, une fois mis en mouvement. A la fin du parcours, le contenu de la sentence d’Héraclite reste en effet obscur (dans les toutes premières pages, au moins cinq traductions différentes vraisemblables en sont fournies) et l’interprète ne peut que reparcourir l’histoire des manières dont elle a été employée dans la culture philosophique et littéraire européenne pour communiquer chaque fois de nouvelles idées.

Donc, si Hadot, presqu’en ouverture du livre, laisse entendre que Le voile d’Isis est né comme un dialogue à distance avec la "métaphorologie" du regretté Hans Blumenberg, il y a plus d’une bonne raison de croire que, malgré les déclarations de l’auteur, ce n’est pas de lui que provient le modèle herméneutique que nous voyons à l’œuvre dans ces pages ; et ceci pas seulement parce que Hadot part d’un noyau conceptuel (une devise philosophique), là où Blumenberg privilégie au contraire une intuition narrative, c’est-à-dire un thème (Thalès qui tombe dans le puits en provocant le rire d’une soubrette thrace ; le mythe de Prométhée ; les réélaborations philosophiques de l’image du naufrage, ainsi de suite).

Comme on le devine aussi à travers les belles pages consacrées à la Gaia scienza, le vrai modèle interprétatif de Le voile d’Isis est en effet offert par le Nietzsche prophète d’un monde où les faits n’existent pas et où seules des interprétations (infinies) s’offrent. Ce livre est certainement le plus centrifuge - moins surprenant et en tout cas plus facile à situer dans le panorama actuel - de ceux qu’a écrits Hadot jusqu’à présent. Mais c’est surtout une œuvre d’une grande intelligence qui impressionne particulièrement quand elle abandonne les grands panoramas pour se lancer dans des lectures plus ponctuelles (dans la surprenante relecture finale de Wittgenstein, par exemple) et qui permet de lire de façon nouvelle même des auteurs que Hadot ne prend pas directement en considération. Il n’est peut-être pas de texte qui fonctionne comme introduction plus nécessaire à la notion de dépense de Bataille ou au Dialogo della natura e di un islandese de Leopardi : sans qu’aucun des deux ne soit seulement cité une fois.

http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/03-Novembre-2004/art103.html

Traduit de l’italien par Karl et Rosa de Bellaciao