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POUR UNE GUERILLA SOCIALE, DURABLE ET PACIFIQUE

Publie le lundi 25 octobre 2010 par Open-Publishing
10 commentaires

de Philippe CORCUFF

Plutôt que s’enfermer dans le « tout ou rien », grève (vraiment) générale ou effilochement du mouvement : des pistes pour un mouvement durable, multiforme et convergent...

Un mouvement d’ampleur saisit le pays depuis début septembre en s’opposant à la contre-réforme Sarkozy des retraites : des millions de personnes engagées dans des manifestations à répétition et des grèves ponctuelles ou reconductibles, des centaines de milliers de lycéens ayant rejoint depuis quelque temps la mobilisation, entre 3/4 et 2/3 de la population exprimant sa sympathie avec les secteurs mobilisés.

Pourtant le pouvoir sarkozyste refuse pour l’instant de reculer (et même de vraiment négocier avec les segments les plus négociateurs du syndicalisme). Nicolas Sarkozy semble faire du passage en force de cette contre-réforme une question majeure d’identité politique dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012. Il augmente d’autant le niveau de rapport de forces requis pour faire bouger significativement le gouvernement, mais aussi, partant, le potentiel de radicalisation du mouvement.

Des risques et des pistes en germe

Pour l’instant, les grèves reconductibles ont eu un certain écho, mais n’ont pas connu de vagues généralisantes. On entend dans les cortèges syndicaux et dans les assemblées générales des secteurs les plus mobilisés, ou de ceux qui ont été les plus mobilisés par le passé, des appels pour ne pas « partir » seuls en reconductible ou pour ne pas s’y inscrire trop longtemps de manière trop isolée. Or le niveau de convergences et de radicalisation au sein de l’intersyndicale nationale ne laisse pas espérer la possibilité d’un mot d’ordre national de grève reconductible interprofessionnelle. On peut le regretter, mais on doit en tenir compte. Localement comme nationalement, des freins et des hésitations existent donc.

Par ailleurs, à l’approche du vote définitif de la loi, des voix syndicales commencent à se faire entendre selon lesquelles le mouvement pourrait difficilement perdurer au-delà de cette échéance parlementaire. Voix syndicales qui pourraient être bientôt rejointes par des voix politiques de gauche essentiellement préoccupées par l’échéance électorale de 2012.

Un scénario de démobilisation pour l’après vacances de la Toussaint apparaît donc envisageable, bien que non inéluctable si l’on en prend conscience : effilochement du mouvement, divisions plus vives et plus publiques entre prudents et radicaux, impression d’avoir été floués pour ceux qui sont partis en reconductible, sentiment diffus de déception et amertume face au cynisme d’un pouvoir arrogant « droit dans ses bottes », recul de l’esprit de résistance devant la succession de défaites (depuis la victoire du CPE en 2006), attrait du repli néolibéral d’individus atomisés en concurrence les uns avec les autres à la place de l’action coordonnée d’individualités et de collectifs en quête du respect de soi dans la justice sociale... Envisager cette possibilité ne renvoie pas ici à un attrait morbide pour le goût de la défaite, mais doit stimuler un sursaut afin de l’éviter, quand il est encore temps.

Car le dynamisme et l’enthousiasme, la joie de défendre sa dignité personnelle en disant « non » comme la gaieté d’être ensemble et de goûter aux plaisirs de la solidarité retrouvée (le « je lutte des classes », indissociablement individuel et collectif !) sont encore très présents, et même avivés par l’arrivée des lycéens (le magnifique « Je me révolte donc je suis » d’une banderole lycéenne à Nîmes samedi 16 octobre !) dans les manifestations. L’enjeu principal n’est-il pas, ce faisant, de préserver et de développer cette énergie en donnant un caractère plus durable au mouvement,dans la cohabitation inéluctable du pôle des prudents et du pôle des radicaux ?

Or on a déjà sous les yeux des éléments de réponse dans le mouvement tel qu’il s’est spontanément construit au jour le jour

 : relative fluctuation des individus, des secteurs professionnels et des localités actifs dans les manifestations avec le maintien d’un niveau global élevé de mobilisation, des entrées et des sorties dans la grève ponctuelle, la grève reconductible et/ou les actions de blocage qui ne doivent pas être nécessairement interprétées comme une faiblesse du mouvement mais comme un potentiel de mobilité, des passages localement transversaux entre des aspects différents du combat anti-sarkozyste (retraites et solidarité entre générations, emploi, précarité, salaires, écologie, sécuritaire, discriminations racistes et stigmatisation des roms, sans papiers, médias, université et recherche, justice, « affaire Woerth/Bettencourt »...), des initiatives de solidarité permettant aux secteurs les plus combatifs de durer davantage, notamment. Une guérilla sociale et citoyenne anti-sarkozyste est ainsi en train de prendre forme, plus mobile, plus diffuse, plus protéiforme que l’idée qu’on pouvait se faire d’une « grève générale ».

Ne peut-elle devenir plus consciente d’elle-même, afin d’acquérir plus de repères stratégiques partagés et davantage d’efficacité tactique ? Pour se prolonger bien au-delà des vacances de la Toussaint dans un mouvement à l’horizon temporel élargi, qui irait pourrir le remaniement gouvernemental et même le Noël de Nicolas Sarkozy. Un mouvement qui accepterait pleinement la cohabitation de la prudence des modérés et des audaces des radicaux, qui mêlerait dans une dynamique commune ceux qui croient beaucoup à l’échéance électorale du 2012 (mais qui auraient compris qu’un défaite sociale aujourd’hui obèrerait leurs chances de victoire électorale demain) et ceux qui pensent que le principal pour l’avenir d’une politique démocratique réellement alternative sejoue dans de tels processus d’auto-organisation populaire et citoyenne, comme de tous les autres plus perplexes... Un mouvement qui aurait donc un minimum de conscience commune d’un intérêt général du mouvement, par-delà les inévitables et légitimes divergences.

Plutôt le « Mai rampant » italien que le Mai 1968 français ? Pour pourrir le remaniement gouvernemental de Nicolas Sarkozy et son Noël...

Le passé, au travers de la mémoire des luttes conquérantes d’hier et de la lecture critique de leurs difficultés, constitue un aliment indispensable à notre action présente, pour résister aux évidences comme à la démoralisation portées par les élites dominantes. Dans cette perspective, le passé est une composante nécessaire à la confection de notre sens individuel et collectif de la dignité.Mais il ne faut peut-être pas se tromper de passé. Tous les passés n’ont pas la même puissance subversive quand on les confronte à tel ou tel événement présent. Leurs imaginaires respectifs et les leçons qu’ils nous aident à tirer ne fournissent pas tous des ressources aussi ajustées aux enjeux du présent.Dans cette perspective, la figure de la grève générale des salariés et des étudiants en Mai 1968 n’est peut-être pas la plus adéquate à ce que nous vivons avec ce mouvement. Ni peut-être d’ailleurs la grève paralysante des transports adossée à de puissantes manifestations en novembre-décembre 1995. Le « Mai rampant » italien, moins connu en France, n’apparaît-il pas un peu plus enphase ? Á l’heure de « la globalisation » néocapitaliste, les luttes des opprimés n’ont-elles d’ailleurs pas à métisser davantage leurs références au contact d’une variété d’expériences nationales et internationales ?

Qu’en est-il plus précisément du « Mai rampant » en Italie[1]

 ?
Émergeant en 1966, le mouvement étudiant italien va connaître des premières jonctions avec la contestation ouvrière au printemps 1968. Puis, dans la période1968-1969, syndicalistes de diverses obédiences, militants associatifs et étudiants radicalisés vont renforcer leurs convergences et faire vivre sur un temps long unmouvement parsemé d’une multiplicité d’affrontements avec le pouvoir politique et le pouvoir patronal, sans connaître un moment de paralysie généralisée (à la manière de notre Mai 1968). Luttes universitaires et luttes ouvrières locales, luttes urbaines contre la hausse des loyers, journées d’action professionnelles et journées de grève générale, manifestations localisées et manifestations nationales, etc. : le mouvement connaît une mobilité et une dynamique protéiforme débouchant sur une série d’acquis sociaux. Il ne s’agit pas d’ériger la situation italienne de l’époque en « modèle », alors que nombre de caractéristiques de la situation française actuelle sont fort éloignées, mais d’y puiser dans une comparaison raisonnée une vision plus diversifiée du rapport au temps des mouvements de contestation, en s’émancipant du danger de tyrannie d’une voie unique sur nos imaginaires.

L’historien François Hartog a pointé le poids actuel dans notre rapport au temps d’un « présentisme » marqué par le « progressif envahissement de l’horizon par un présent de plus en plusgonflé, hypertrophié » et le culte de « l’éphémère »[2]. Dans ce schéma, associé au néolibéralisme comme au néomanagement du capitalisme actuel, le « présent monstre » serait « à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat) »[3]. Face à cela, le regretté Daniel Bensaïd a proposé, en prenant appui sur des pistes du philosophe allemand Walter Benjamin(1892-1940), une nouvelle alliance originale du passé, du présent et de l’avenir[4].

Si pour lui, l’action présente reste centrale, c’est en se lestant des images et des enseignements des luttes passées tout en s’ouvrant à la possibilité d’un futur radicalement autre. Le mouvement social sur les retraites ne gagnerait-il pas ainsi à nourrir conjointement son action présente d’expériences passées (comme le « Mai rampant » italien) et d’un élargissement de son horizon temporel vers l’avenir ? Toutefois, unedouble fétichisation pourrait l’entraver : fétichisation du légal du côté du pôle modéré du mouvement et fétichisation d’une vision réductrice du thème de « la grève générale » du côté de son pôle radical.

S’émanciperdu double fétichisme du légal et de « la grève générale » ?

Une fois la loi sur les retraites entérinée par les deux chambres et plus ou moinsvalidée par le Conseil Constitutionnel (s’il est saisi par les parlementaires de l’opposition, ce qui est prévisible et peut encore ralentir le moment de sa promulgation définitive), une attitude démocratique consisterait-elle nécessairement à abandonner la contestation ? Non, répondent avec force d’arguments le sociologue Albert Ogien et la philosophe Sandra Laugier dans un récent livre à mettre dans toutes les mains : Pourquoi désobéir en démocratie ? (Paris, éditions La Découverte, 2010). Car, depuis l’action et les écrits de l’Américain Henry David Thoreau (1817-1862) - qui a arrêté de payer ses impôts à cause du maintien à l’époque de l’esclavage dans certains États américains comme de la poursuite de la guerre avec leMexique -, la désobéissance civile participe pleinement d’une conception élargie de la démocratie.

Tout d’abord, le légal n’est pas le juste, et l’espace démocratique apparaît aussi comme un lieu de mise en cause des lois instituées codifiant l’injustice, la désobéissance aux injonctions légales constituant une des formes de résistance à l’injustice dont disposent les citoyens. D’autant plus dans des sociétés capitalistes où les institutions publiques cristallisent en leur sein, de manière variable selon ces institutions, l’hégémonie des classes dominantes (comme l’a mis en évidence une nouvelle fois « l’affaire Woerth/Bettencourt ») comme d’autres formes de domination (de genre, raciale, etc.), en contradiction avec l’idéal démocratique. Dans ce cas, l’imaginaire démocratique a justement à être relancé contre les institutions existantes, au nom même des prétentions démocratiquesde ces institutions.

Parailleurs, la démocratie représentative n’est pas toute la démocratie, n’est même qu’un bout de la démocratie doté d’écueils. Comme l’a mis en évidence dès1911, le sociologue Roberto Michels, la démocratie représentative et professionnalisée moderne développe en elle une tendance oligarchique anti-démocratique : « une hégémonie des représentants sur lesreprésentés »[5]. Cet appauvrissement oligarchique de démocraties limitées, largement aux mains de représentants professionnels sous contrôle bien épisodiquede la volonté populaire, appelle alors un élargissement de l’espace démocratique, à côté et en tension avec les mécanismes de représentation : démocratie directe, démocratie participative, démocratie délibérative, rôle des syndicats, des associations et des mouvements sociaux dans la constitution d’une espace démocratique pluraliste et conflictuel, place de médias indépendants des pouvoirs économiques et politiques, etc.

La démocratie est encore largement à conquérir, et n’est pas le monopole d’un pré-carré représentatif à tendance oligarchique. Il n’y a pas alors d’objection majeure, d’un point devue pleinement démocratique, à prolonger le mouvement social sur les retraites au-delà du vote et de la promulgation de la loi. Bien au contraire.

Á côté du fétichisme du légal, un autre fétichisme pourrait entraver le prolongement de l’actuel mouvement social : un fétichisme de « la grève générale », entendue en un sens trop étriqué comme un mot d’ordre passe-partout, indépendamment des circonstances. L’horizon de « la grève générale » est une très bonne chose si, face à la tendance à l’éparpillement des luttes, il élargit notre espace mental à des convergences souhaitables. S’il se présente comme une exigence de généralisation à partir d’expériences concrètes dans des situations concrètes, et pas comme un marteau qui s’abat dogmatiquement d’en haut. Mais « la grève générale » perdrait de cette dynamique fort utile si on la comprenait comme un « modèle » à appliquer de manière rigide, sans tenir compte des caractéristiques de la situation. Si on considérait la généralisation de la grève à l’ensemble des salariés, des étudiants et des lycéens à un moment donné comme la seule modalité de construire un mouvement social convergent susceptible de remporterdes victoires.

Or, en un instant où les grèves reconductibles, bien que significatives, n’apparaissent pas en mesure de peser suffisamment, une vision mécanique et étriquée de « la grève générale » pourrait empêcher d’envisager d’autres possibilités, ou du moins des petits déplacements, plus adaptés à la situation présente. Une tyrannie de la lettre de « la grève générale » pourrait contribuer à tuer l’esprit de « la grève générale » : 1) en nous enfermant dans un « tout ou rien » mortifère et à terme démobilisateur ; 2) en nous poussant dans la voie de la déception plutôt que de celle du développement de l’enthousiasme ; et 3) en oubliant que la perspective de généralisation suppose au minimum de garder au sein de la mobilisation les secteurs les plus prudents et/ou les plus modérés.

Parmiles autres chemins possibles, il y aurait donc celui d’une guérilla sociale et citoyenne durable, un mouvement social protéiforme, dans le style du « Mai rampant » italien, associant des mobilisations localisées et professionnelles fortes avec des journées nationales de manifestations, des grèves et des manifestations, des grèves ponctuelles et des grèves reconductibles, des va-et-vient entre les deux, des paralysies partielles (SNCF, métro et transports collectifs urbains, raffineries et dépôts pétroliers, routiers, etc.), des grèves tournantes ou la répétition de grèves sporadiques limitant le coût de la grève sur les salariés, la constitution de caisses de solidarité en direction des secteurs engagés de manière la plus durable dans la grève reconductible, des liaisons inédites avec les milieux intellectuels et artistiques critiques pour amplifier la délégitimation du pouvoir sarkozyste, la promotion de passages entre combats revendicatifs et expériences alternatives (pourquoi des AMAP n’approvisionneraient-elles pas gratuitement des grévistes ? pourquoi des universités populaires ne se déplaceraient-elles pas sur les lieux de grève en mettant à disposition des savoirs critiques ? pourquoi des artistes alternatifs ne seraient-ils pas davantage présents dans les manifestations ? etc. etc.), des actions moins massives mais plus spectaculaires sur d’autres fronts où la légitimité sarkozyste résiste davantage au sein de la population (racialisation, logique sécuritaire, etc.), etc.

Pourquoi cette guérilla sociale et citoyenne se devrait-elle d’être pacifique

 ? Non pas par choix de la non-violence comme principe intangible. Je continue à penser que, dans certaines situations où les classes dominantes imposent le maintien de leur pouvoir par la violence physique, et dans lesquelles alors des moyens démocratiques minimaux ne sont pas à disposition, le recours aux armes peut se justifier. Mais nous ne sommes pas du tout dans ce cas de figure aujourd’hui en France. Et l’équivalence erronée « sarkozysme = fascisme » participe de l’inintelligence de la situation dans certains milieux critiques comme du brouillage relativiste des repères propre à certains secteurs de la culture contemporaine (souvent appelés « post-modernes »). Mais la constitution d’un mouvement pacifique préservant l’intégrité des personnes n’implique pas de se priver d’actions symboliques contre des biens (du type démontages de McDonald’s ou pourquoi pas de banques, fauchages d’OGM, etc.).Une telle orientation pacifique d’une guérilla sociale et citoyenne durable exprimerait alors stratégiquement et tactiquement trois dimensions au moins : 1) le sécuritaire constituant encore un point fort de légitimité du pouvoir sarkozyste, il faut s’efforcer de lui ôter de la légitimité et pas de lui en donner en plus ; 2) la violence, en l’état, constitue un facteur diviseur dans le mouvement, susceptible d’éloigner certains secteurs plutôt que d’élargir son assise ; et 3) contrairement à la marchandisation capitaliste des humains, il faut montrer dans nos actions mêmes que nous établissons une distinction impérative entre les objets et les personnes.

Mais l’insistance sur la pluralité du mouvement n’est-elle pas contradictoire avec le souci d’« unité » ?

Peut-être que notre façon habituelle d’envisager le rapport entre le commun et le pluriel, à partir du vocabulaire de « l’unité », de « l’unification », voire de « la centralisation », est également inadaptée. Cela tend à écraser le Multiple sous hégémonie de l’Un. Mais l’éloge par certains contemporains de la pluralité dans l’oubli de l’exigence de la constitution d’espaces communs apparaît aussi comme une impasse. On trouvera peut-être ici une inspiration suggestive chez la grande philosophe politique Hannah Arendt (1906-1975). Elle écrit ainsi que « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine »[6]. Mais elle va plus loin en précisant que « La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’être différents ». Dans cette optique, la politique consisterait à créer un espace commun en partant de la pluralité humaine, sans écraser cette pluralité au nom de l’Un. C’est déjà présent à titre d’amorce dans le vocabulaire des « convergences » et des « coordinations » utilisé dans la galaxie altermondialiste, comme dans le vocabulaire de « l’association »et de « la coopération » propre aux débuts du mouvement ouvrier au XIXe siècle. Le mouvement multiforme et durable de guérilla sociale et citoyenne dont je parle s’inscrit aussi dans cette direction à la fois ancienne et rénovatrice, donc à proprement parler refondatrice.

Vers une plus grande mobilitéstratégique et tactique du mouvement social ? La boîte à outils de Michel Foucault...
Ce ne sont que des pistes que je propose à la discussion des individus et des collectifs mobilisés, afin de préserver et d’amplifier les acquis de notre mobilisation. Au-delà même du contenu de ces propositions, cela constitue un appel à une plus grande mobilité stratégique (sur le moyen terme) et tactique (au jour le jour, action ponctuelle par action ponctuelle) au sein du mouvement. Car s’il s’agit bien de nourrir un rapport de forces, il ne s’agit pas que d’un rapport de forces, mais aussi d’un déploiement de créativité et d’inventivité ordinaires anticipant ici et maintenant la possibilité d’une autre société et redonnant individuellement et collectivement confiance.

La boîte à outils d’un penseur critique, le philosophe Michel Foucault, pourrait nous fournir des ressources utiles afin de mieux problématiser ce cheminement. Dans un entretien de 1977, intitulé « Pouvoirs et stratégies »[7], il nous permet de mieux comprendre tout à la fois certaines caractéristiques de ce que l’on combat et certains enjeux d’un mouvement comme le nôtre.

Ce que l’on combat ? Pour lui, « l’entrecroisement » d’une pluralité de pouvoirs actifs au sein de la société « dessine des faits généraux de domination », cette domination s’organisant « en stratégie plus ou moins cohérente et unitaire ». Intérêts de professionnels de la politique s’efforçant de se faire réélire et s’adressant à des « segments » privilégiés du « marché électoral », notables locaux s’inscrivant plus ou moins dans une machine électorale comme l’UMP, transactions routinières entre pouvoirs politiques, pouvoirs technocratiques et pouvoirs économiques (voir « l’affaire Woerth-Bettencourt ») mais aussi espaces de concurrence entre eux et en leur sein, affects racistes travaillant certaines relations quotidiennes capitalisés dans des usages électoralistes, etc. : la stratégie politique sarkozyste tente de mettre plus ou moins en cohérence cette variété de logiques, dans des combinaisons tactiques variables en fonctiondes conjonctures. Mais, comme le précise Foucault, « avec les phénomènes nombreux d’inertie, de décalages, de résistances ».

Car on n’a affaire qu’à « une production multiforme de rapports de domination » qui ne sont que « partiellement intégrables à des stratégies d’ensemble ». Point de maîtrise omnisciente de type conspirationniste ici : ça déborde, ça fluctue, ça dérape, ça échappe...autant de contradictions et d’occasions à saisir tactiquement par les résistances. Á partir de là, la résistance (comme les logiques dominantes) apparaît « à la fois multiple et intégrable à des stratégies globales ». Á nous de jouer ?

* Sur les problèmes stratégiques et tactiques du mouvement social des retraites après la journée de manifestation du samedi 16 octobre, voir aussi sur Mediapart : « Et maintenant ? » de Mathieu Magnaudeix, 17octobre 2010

Notes :

[1] Sur le « Mai rampant » italien, voir un article de synthèse dans une intéressante revue québécoise de gauche critique : « Du mai rampant à l’automne chaud. Italie, 1968-1969 », par Claude Rioux, Á Bâbord !, n°24, avril-mai 2008 ; voir aussi Dominique Grisoni et Hughes Portelli, Luttes ouvrières en Italie de 1960 à 1976, Paris, éditions Aubier Montaigne, collection "Repères pour le socialisme" (dirigée par Didier Motchane), 1976.

[2] François Hartog, Les régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p.125.

[3] Ibid., p.217.

[4] Voir Daniel Bensaïd, Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes (1992-2006), textes réunis et présentés par Philippe Corcuff, Paris, éditions Textuel, 2010, en particulier pour la question qui nous occupe un très stimulant texte datant de 1995, « Utopie et messianisme : Bloch, Benjamin et le sens du virtuel », pp.99-115 ; voir aussi la réédition récente d’un des meilleurs livres de Daniel Bensaïd, Walter Benjamin.Sentinelle messianique (1e éd. : 1990), Paris, éditions Les Prairies Ordinaires, 2010.

[5] Roberto Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties (1e éd. :1911), Paris, éditions Flammarion, collection de poche « Champs », 1971, p.38.

[6] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (manuscrits de 1950-1959), Paris, éditions du Seuil, 1995, p.31 ; la citation qui suit est issue de la même page.

[7] Michel Foucault, « Pouvoirs et stratégies » (entretien avec Jacques Rancière de 1977), repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, éditions Gallimard, collection « Quarto », 2001, pp.418-428 ; les citations qui suivent sont tirées de la page 425.

http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article18866

Messages

  • souvenez vous du manuel de la CIA et de ses recettes pour pourrir une économie sans actes violents...
    finalement c’est pas completement inutile, çà pourrait bien servir d’autres desseins.

  • Le besoin de democratie directe, base de la legitimité d’en bas,seul moyen d’impliquer durablement les millions de revoltés, toujours escamoté ?

    Qu’est devenue l’assemblée populaire de Ponzan ? (Préparer une révolution ou gesticuler en attendant 2012 ? 1)

    En période pré-révolutionnaire, les classes opprimées mais exploiteuses ont tendance à multiplier les actes de gesticulation, les mimiques de rébellion, les comportements de cow-boys, les simagrées à la Julien Coupat....

    En septembre s’était réunie une "assemblée populaire" à Ponzan. Un "communiqué s’en était ensuivi.
    Il fut publié et j’y répondis.

    Voici donc la copie de ce communiqué et ma réponse.....

    L’assemblée populaire - selon Google et cette recherche - aura donc disparu corps et bien.....

    http://revolisationactu.blogspot.com/2010/10/quest-devenue-lassemblee-populaire-de.html

    Un système de revenu minimum européen pour lutter contre la pauvreté

    Politique sociale 20-10-2010 - 14:59

    Séance plénière

    Les députés se sont prononcés pour l’introduction d’un système de revenu minimum dans tous les Etats membres de l’UE afin de lutter contre la pauvreté, dans un rapport adopté ce mercredi. La journée internationale des Nations Unies pour l’élimination de la pauvreté de l’ONU a eu lieu le 17 octobre, et 2010 est l’année européenne de lutte contre la pauvreté.
    .........

    http://www.europarl.europa.eu/fr/pressroom/content/20101020IPR88468/

    Scénario de cauchemar : le Sénat US en panne

    25/10/2010 - Bloc-Notes

    Parmi les diverses agitations qui accompagnent les derniers jours de la campagne électorale aux USA, un scénario de cauchemar est pris en considération. C’est David Catanese, de Politico.com, qui le développe ce 23 octobre 2010 : le Sénat bloqué pour des jours, voire des semaines, à cause de résultats trop courts suscitant des contestations et nécessitant des recomptages. Tous les ingrédients sont présents : un nombre respectable de sièges qui se joueraient, selon les sondages, à quelques milliers de voix, l’enjeu capital d’une majorité se jouant sur deux ou trois sièges, la fièvre et la polarisation extraordinaires de cette élection impliquant des contestations probables et des accusations de fraude, la pression populaire très grande avec le facteur Tea Party, les règles souvent anachroniques et différentes en cas de contestation selon les Etats… Cauchemar ? Il suffit de se rappeler l’élection contestée de 2000 de GW Bush, et les semaines folles en Floride, avec comptages et recomptages, pour finir par une décision arbitraire et contestée de la Cour Suprême…

    http://www.dedefensa.org/article-scenario_de_cauchemar_le_senat_us_en_panne_25_10_2010.html

    Tribulations grecques de l’Union européenne, par Alain Gauvin

    25 octobre 2010

    http://www.pauljorion.com/blog/?p=17553

  • meme l abbe pierre a declare un jour << il y a des moments ou la violence est neccessaire

  • Pourquoi pas un ou des badges, genre "touche pas à mon peuple" ou "non à la casse des acquis sociaux" ou "casse-toi pov’con", etc... Fabrication, vente au profit des grévistes, par ex. ?

  • Un passage du texte qui mérite réflexion (le reste aussi) :

    Or, en un instant où les grèves reconductibles, bien que significatives, n’apparaissent pas en mesure de peser suffisamment, une vision mécanique et étriquée de « la grève générale » pourrait empêcher d’envisager d’autres possibilités, ou du moins des petits déplacements, plus adaptés à la situation présente. Une tyrannie de la lettre de « la grève générale » pourrait contribuer à tuer l’esprit de « la grève générale » : 1) en nous enfermant dans un « tout ou rien » mortifère et à terme démobilisateur ; 2) en nous poussant dans la voie de la déception plutôt que de celle du développement de l’enthousiasme ; et 3) en oubliant que la perspective de généralisation suppose au minimum de garder au sein de la mobilisation les secteurs les plus prudents et/ou les plus modérés.

  • Si je suis d’acccord pour une certaine "guérilla" du type blocage d’une ville, péages gratuits, envahir de sigles 62/67 les feuilles de propagandes de l’UMP et autres complices, investir les conseils municipaux, les conseils régionaux, les départements pour leur faire voter des motions etc ; ; ;, je pense que il faut aussi un moment centraliser les actions par une marche nationale sur Paris, l’Elysée me semblant être la cible politique adéquate ! que ce soit le fantôme Fillon ou le clown Borloo, les réponses devront être immédiate pour dire aux médias, venez pas nous bassiner avec ce faux changement, Sarlo est le seul à gouverner, tous les autres sont des pantins !

  • je remarque juste que la proposition de la CGT Nord Pas de Calais est tombée dans l’oubli alors qu’elle était extrèmement destructrice pour les médias et le pouvoir.

    en effet la proposition consistait en un "camping" en face du senat jusqu’à retrait de la contre-réforme.

    cette idée , en la calquant EXACTEMENT, comme les occupations devant le parlement ukrainien par exemple , aurait montré la différence de traitement du pouvoir et des medias entre une révolution orange téléguidée par les capitalistes et un point de fixation territoraliser en face le parlement français ?

    qui reprend cette idée ? des tentes , des palettes, un forum permanent comme sur la place Tienamen ?

  • texte assez réac et consistant à repousser tout ce qui peut être efficace.

    Nous rangerons donc notre ami parmi ceux qui sont pour tout sauf la grève générale, sa préparation méthodique (en en donnant une version caricaturale)

    la prise en compte des difficultés à la préparation, la centralisation organisationnelle, devient une ode aux faiblesses du mouvement actuel.

    La comparaison avec le Mai rampant italien est aussi prématurée que la comparaison avec le Mai 68 français, car pour l’instant nous ne connaissons nullement la durée de ce mouvement.

    Et ce n’est pas ainsi qu’il faut construire, l’adversaire n’a pas la même pugnacité.

    la question de l’unité et de l’organisation du mouvement est traitée de la pire des façons, c’est également là, après le "tout sauf la grève générale" en "tout sauf l’organisation démocratique, unie et centralisée"

    Mais l’insistance sur la pluralité du mouvement n’est-elle pas contradictoire avec le souci d’« unité » ? Peut-être que notre façon habituelle d’envisager le rapport entre le commun et le pluriel, à partir du vocabulaire de « l’unité », de « l’unification », voire de « la centralisation », est également inadaptée. Cela tend à écraser le Multiple sous hégémonie de l’Un.

    C’est à dire que les faiblesses de l’organisation du mouvement social sont érigées en vertus, laissant en cela les questions de centralisation du mouvement, seules à même de faire plier l’adversaire, entre les mains de petites équipes directionnelles des syndicats, largement inadaptées, qui ont jeté dans le mur depuis 20 ans le mouvement populaire.

    Personne ne croit que les choses sont aisées, mais si il y a une faiblesse du mouvement à compenser c’est bien son organisation unitaire, démocratique et centralisée dans l’action afin d’étendre le mouvement et de ne pas faire en sorte que des secteurs partent les uns après les autres ou que plus personne ne bouge car chacun attendant l’autre.

    Ce texte est un condensé de ce qu’il ne faut pas faire, il est réducteur et enfermant le mouvement sur ses interdits (pas de grève générale, pas de centralisation du mouvement, etc).

    Les tentatives actuelles de centralisation, de coordinations des AG, des équipes intersyndicales, les batailles justement pour favoriser ce qui a manqué et qui manque encore, vont à l’inverse de l’esprit de ce texte.

    Tentatives de partages des ripostes idéologiques, de circulation des infos (nous sommes toujours en deçà et l’info ne circule pas (pour l’anecdote, à un moment du mouvement , des cheminots ont repris le boulot à certains endroits parce qu’ils pensaient être isolés au moment même ou des centaines de boites du privé annonçaient leur participation, montrant en cela que l’info ne circule pas du tout sur l’essentiel).

    La coordination réelle, la centralisation de la bataille sur tous les plans est un enjeu et un travail à effectué pour gagner.

    Nul ne sait si il est maintenant trop tard sur cette bataille, il y en aura d’autres alors qui s’appuieront sur ce mouvement là pour partir encore plus haut. Encore faut-il partir de ce qui se passe pour travailler sur les faiblesses.

    Notre ami tacle sur tout ce qui peut faire progresser.

    Les termes de guérilla sociale et durable font très rouge dans le décor, mais au détail le texte est une panoplie de l’endiguement et du contingentement du mouvement social.

    Travailler dedans c’est des fois ramer à contre-courant des phénomènes dés-agrégateurs.

    La prise en compte des obstacles qui pour l’instant barrent la route à la victoire ne doit pas ériger ces faiblesses en vertus.

    Un très très très mauvais service au mouvement social est rendu par cette orientation, même si on peut en comprendre l’impressionnisme et la compréhension des difficultés rencontrées.

    Unir et centraliser est un enjeu majeur , c’est une bataille. Il faut la gagner . Que cela se fasse par la démocratie et l’action tombe sous le sens, mais il n’en demeure pas moins que qui ne centralise pas n’a rien au final, car d’autres s’en occupent .

    Ne pas avoir cette volonté c’est estimer naturel que la centralisation se fasse par des équipes dont justement les limitations et les faiblesses sont connues.

    Le pouvoir de la base ne doit pas s’arrêter en bas !