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Cesare Battisti : entrevue virtuelle a Fred Vargas

Publie le mardi 16 novembre 2004 par Open-Publishing

de Le Vieux Nice

LVN : Fred Vargas, comment interprétez-vous cette "affaire Battisti" ?

L’"affaire Battisti" s’étend sur deux plans : c’est d’abord un drame individuel, le cauchemar d’un homme, une vie en grand danger.
Cette vie, il nous faut absolument la sauver. Puis, au-delà du destin terrible que vit Cesare, son histoire a pénétré l’Histoire en devenant emblématique des sinistres dysfonctionnement de notre pays. Sur ce terrain aussi, nous sommes obligés à la défense.

LVN : Vous avez écrit un livre à ce sujet, pourquoi ?

Il y a en effet mille causes dont on devrait s’occuper avec autant d’intensité. Pourquoi celle-ci ?
Sûrement parce qu’aucun historien ou archéologue ne supporte de voir la vérité être sciemment déformée et détruite. Et justement, ce trait caractérise spécifiquement l’affaire Battisti, et il y en a peu comme cela dans l’Histoire.

En effet, si l’on examine -entre autres exemples- la cause des Sans papiers, c’est un sujet dramatique, pour lequel il faut se battre aussi. Mais concernant les Sans papiers, la vérité est connue : on sait de quoi il s’agit. Il n’y a pas de propagande, de mensonge d’Etat. C’est un drame ouvert.

Avec l’affaire Battisti, on entre dans les coulisses les plus sombres de ce que peut nous secréter un Etat malsain : un négoce dissimulé, un amalgame prémédité, un matraquage de l’opinion publique, des mensonges, de la manipulation, des faux et usage de faux de la part de l’Etat, le droit français broyé, l’indépendance de la justice massacrée.

Tout cela derrière le rideau de fumée d’un bourrage de crâne médiatique. Cette pollution de la vérité sur l’homme, de la vérité sur les enjeux de ce négoce inter-Etats oblige l’archéologue à mobiliser ses forces au secours de ces vérités que l’on essaie de nous enlever.

Le livre que j’ai publié a pour but d’informer pour dissiper la propagande qui a été servie aux Français pour permettre à Perben et Chirac de faire leurs cadeaux en chair et en os à Castelli - Berlusconi. L’Histoire nous permet de rester optimiste : car aucune propagande, si puissante soit-elle, n’a jamais vaincu l’Histoire, jamais. Ses vérités finissent toujours par remonter à la surface. Mais l’Histoire est lente, elle a donc besoin d’aide. C’est à nous de la soutenir en dénonçant cette propagande, ses contenus comme ses mécanismes et ses enjeux.

LVN : Vous avez parlé d’un "échange" avec le gouvernement transalpin, vous pouvez nous en dire un peu plus ?

Malheureusement non, car aucun de nous n’a accès aux coulisses de l’Etat. Que Berlusconi ait trouvé dans le soudain "rappel des ex-activistes" un moyen idéal de créer une éphémère cohésion électorale autour de lui, c’est évident. Berlusconi se fiche de ces gens, se fiche de les "punir". Il n’attend de cette opération que sa réélection.

Pour l’Italie, l’opération "réfugiés" est un négoce à fins électorales. A fins politiques aussi, pour les membres des nombreux partis, actuellement investis, et qui portent de lourdes responsabilités dans la répression au cours des années de plomb.

Telle la "gauche" italienne (le parti DS), qui n’est que l’héritière de l’ancien Parti Communiste italien, qui théorisa et pratiqua à cette époque une très brutale répression judiciaire à l’encontre des insurgés d’extrême gauche.
D’où l’adhésion de la "gauche" italienne, aussi. Obtenir l’incarcération des derniers protagonistes de cette guerre civile, c’est s’assurer de leur silence.

Mais que "gagne" la France en échange de ses "cadeaux" ? De l’argent ? Evidemment. Beaucoup. On apprend il y a quelques jours que le gouvernement italien vient de passer à Alsthom sa plus grosse commande depuis 1991... Tiens, curieux. L’Italie achètera également nos Airbus -enjeu majeur par rapport à Boeing- et nous laissera probablement maîtres du TGV Lyon-Turin. N’oublions pas que D. Perben ambitionne la mairie de Lyon. Etc. Ceci n’est que la partie émergée de l’iceberg. L’Histoire dira les termes complets de cet échange inter-gouvernemental, qui se paye tout bonnement en vies humaines.

Nous n’avons pas fini d’être surpris et écoeurés.

LVN : Quelles peuvent être les conséquences de ce manquement à une parole donnée ?

Au plan international, la fin, tout simplement, de tout crédit accordé à la "parole de la France".

Désormais, les déclarations de notre pays n’ont plus aucune fiabilité, et c’est normal. On ne vend pas ceux que l’on a promis de protéger. On ne piège pas sur place des personnes que l’on a encouragées à venir. La France se couvre de honte, c’est évident, mais aussi d’un manteau de ridicule, de versatilité et de cynisme. Ce que viennent de faire Chirac et Perben est très grave pour la réputation de cette "terre des droits de l’Homme", qui vient ici de déshonorer (ou de perdre ?) son titre, si chèrement acquis au long des siècles.

Au plan individuel, une centaine de familles massacrées, des personnes perdues, comme Cesare, des enfants de la promesse traumatisés, séparés de leurs parents. La France se conduit comme la plus cruelle des marâtres. Elle tue (parce, envoyer des gens en prison à vie, c’est tuer) des gens qu’elle avait appelés à elle, des gens qui, après vingt ou trente ans, rêvent en français, elle brise les enfants nés sur son sol.

LVN : Ne pensez-vous pas que le gouvernement français ne s’attendait pas à de telles réactions concernant l’affaire Battisti ?

Je suis convaincue que le gouvernement français n’a organisé ce marchandage que parce qu’il était persuadé qu’il devait passer inaperçu.
Quelques "Ritals" de plus ou de moins en France, cela n’allait pas émouvoir les Français, n’est-ce-pas ?

C’était mal calculer, c’était tabler sur l’égoïsme et l’indifférence des gens, et ce mépris des réactions de la population est toujours une fatale erreur. Néanmoins, le gouvernement avait pris une précaution avant de se lancer dans ce négoce de vies : préparer un amalgame entre les ex-réfugiés et les terroristes actuels, puisque la rencontre Perben / Castelli, concernant la "livraison" des asilés en France, fut fixée au 11 septembre 2002.

Amalgame historiquement grotesque. Pas un point commun entre les violences de tous bords de la guerre civile italienne et les actes que l’on connaît aujourd’hui. Le gouvernement prouve ainsi son mépris des Français -et des Italiens- en les prenant pour des imbéciles. Fatale erreur, là aussi. Le gouvernement n’avait pas prévu qu’en touchant à Cesare Battisti, il ferait vibrer aussitôt la toile d’araignée de son milieu professionnel, le roman policier. Ou, s’il l’a supposé, il l’a méprisé aussi : car une centaine de personnes, qu’est-ce que c’est ? Rien. Erreur, là encore. Il suffit d’une étincelle pour mettre feu à la maison entière. C’est ce qui s’est passé. Face aux flammes qui gagnaient, les gouvernements italien et français ont alors contre-attaqué par une propagande aussi démente que féroce, mensongère et stupide, cherchant délibérément à faire de Cesare un monstre.

Une faute très grave, là encore, et immorale, car il se trouve que, justement, Cesare n’a pas tué. Et, contrairement à ce qu’espère le gouvernement, les gens ne sont jamais des imbéciles, en aucune façon. Simplement -et c’est normal-, ils ignorent tout des années de plomb. Mais l’information circule de plus en plus, sur cette période et sur Cesare, et elle pénètre. La propagande, comme toujours, ne durera donc qu’un temps.

Aujourd’hui, après sept mois d’information sur les vérités de cette histoire, l’opinion publique commence à vaciller. Bientôt, c’est vers les exactions du pouvoir qu’elle va tourner les yeux, et non plus vers Cesare, qu’elle protègera d’un Etat abusif qui, en broyant la justice, nous menace tous. Ainsi les négociants des réfugiés tomberont-ils dans la fosse qu’ils avaient froidement préparée pour Battisti. Ne jamais prendre un peuple pour une masse imbécile, jamais. C’est un enseignement de l’Histoire.

LVN : Avez-vous eu des nouvelles de Cesare Battisti depuis sa disparition ?

Non. Ce que je peux dire, c’est que, comme il l’a déclaré encore en juillet, il n’a pas "fui la justice". Il a échappé à l’étau de la non-justice, il s’est soustrait à la zone de non-droit instaurée par D. Perben.

Il est donc en situation de totale légitime défense, il sauve sa vie comme n’importe lequel d’entre nous le ferait. Il attend qu’une justice vraie lui soit rendue, et non pas le simulacre de justice orchestré par Perben, qui a fait plier la Cour d’Appel de Paris, avec des magistrats qui n’ont pas appliqué la loi française. La "disparition" de Cesare n’est qu’une étape, un combat. Pas une fuite.

LVN : Qu’espérez-vous de la suite des évènements ?

Le retour de Cesare, libre dans ce pays qu’il a choisi pour sien.

Pour cela, il faut que deux forces agissent simultanément : d’une part une information grandissante qui permettra à l’opinion publique de se laver de la propagande pour accéder à la vérité.

D’autre part une réaction juridique qui permettra à la France de revenir sur les rails normaux de sa légalité et de l’application de son droit, toutes choses dont Cesare a été privé. Cela se produira. Je n’espère pas ce retour, j’y compte. Il est inscrit dans le sens de l’Histoire et de la justice.
Et donc, il aura lieu.

LVN : Et pour parler un peu de vous, quel est votre dernier récit publié ?

Sous les Vents de Neptune, en avril 2004.

LVN : Et vos futurs projets ?

Il est des moments de la vie où l’Histoire vous capte sur un chemin et vous détourne de la route ordinaire.
C’est ainsi, on n’y peut rien.

Ce chemin à parcourir pour la liberté de Battisti, je le ferai jusqu’au bout, aussi long soit-il, et difficile. Et cette course ne me laisse pas le temps de penser à un roman, ni le désir. Quand une vie est en jeu, on n’a pas trop envie de se dire : "Et si on se racontait une petite histoire rigolote ?".

Bref, le prochain roman suivra donc la fin de l’exil de Battisti.

LVN : Et enfin, Fred Vargas en une couleur, une devise et un animal ?

Je ne sais pas, vraiment, et je n’aime pas parler de moi.

En ces moments, je veux dire au cours de ce combat disproportionné -mais non désespéré- que nous menons, la phrase qui me revient le plus en tête vient du Seigneur des Anneaux de Tolkien, lorsque les deux tout petits Hobbits veulent se jeter à l’assaut du ténébreux pouvoir de l’Isengard.
Un vieil arbre, interloqué, - mais sage entre les sages ! - leur répond simplement ceci :
"Mais vous êtes si petits que vous avez peut-être raison".

Ce n’est pas une devise, mais un encouragement pour nous tous.

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