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La corrida, cette fausse tragédie !

Publie le dimanche 19 décembre 2004 par Open-Publishing

(ou une anthropologie inconsciente)

"Or être vieux c’est Rome qui
Au lieu des chars et des échasses
Exige non la comédie
Mais que la mise à mort se fasse."
Boris Pasternak

Il paraît que la mise à mort d’un taureau sur le sable ensanglanté d’une arène, au soleil vespéral de quelque Andalousie transposée sous nos latitudes, dans les ors , les chants et les clameurs d’une foule en liesse, relèverait de ces grands moments inscrits dans le tragique de l’Histoire humaine que l’esthétique du spectacle suffirait à légitimer ! " Les belles étrangères qui vont aux corridas ", par l’élégance de leur seule présence, apporteraient ainsi la caution suprême à la sanglante beauté de la fête .
On a même, paraît-il, ouvert des Ecoles pour le démontrer.

Autrement dit, l’arène où agonise un taureau après les longues minutes d’un jeu clownesque de tortures raffinées élevé au rang de tragédie quasi mystique, égalerait l’amphithéâtre de Delphes et de Délos où Andromaque, épouse d’Hector devenue esclave de Pyrrhus, pleure son fils Astyanax menacé par les Grecs d’être précipité du haut des remparts de Troie.

Quelle dérision ! Mieux si l’on peut dire : quelle pitoyable régression intellectuelle, quel réductionnisme psychologique dans l’interprétation et l’expression de la véritable dimension tragique sise au plus profond du cœur humain !

Certes il s’agit bien dans la corrida des souffrances parfois atroces d’un animal. Mais au-delà, bien au-delà, c’est toute une philosophie de la vie, toute une éthique qui se révèlent.

L’aficionado n’est pas un homme tragique, c’est plutôt quelqu’un qui fuit la véritable tragédie humaine, qui l’évite et la nie au lieu de l’affronter dans toute sa complexité, dans toute sa vraie grandeur affective, intellectuelle, métaphysique, morale.

Ce n’est pas l’enthousiaste ferveur du théâtre classique qui l’habite, cette "terreur de l’âme" en proie aux émotions et interrogations les plus profondes, mais plutôt l’hystérie morbide du sacrificateur antique , celle des croix et des bûchers où périrent toutes les victimes émissaires de l’Histoire.
Incapable en effet de se voir tel qu’il est dans sa propre histoire et d’analyser le rôle qu’il y joue ou qu’on l’y fait jouer, tels Œdipe, Andromaque, Iphigénie, Hamlet, le roi Lear, etc..., l’aficionado projette de la manière la plus simpliste qui soit, ses propres malheurs inconscients, son " refoulé " personnel et social, sur un Autre, le COUPABLE (ici un animal) dont la mort le libère, mythiquement, de son identité honteuse. Les dieux et le destin sont revenus pour l’exorciser ainsi à bon compte de sa propre responsabilité.

Processus ultra-classique qu’utilisèrent entre autres les Césars du Bas Empire dans leurs arènes célèbres condamnant " ad bestias " ces "responsables" d’une décadence historique à exorciser par la mort sacrificielle des chrétiens de l’époque. Ainsi comme aujourd’hui, une foule provisoirement domestiquée par beaucoup de jeux et un peu de pain (panem et circenses), supportait-elle moins dangereusement pour le pouvoir, les malheurs du temps.
C’est dans cette anthropologie inconsciente que s’enracine encore aujourd’hui la corrida moderne, écho lointain des meurtres rituels antiques et des arènes de l’Empire.

Contrairement à la tragédie classique dont les jeux sanglants de l’arène ne sont qu’une parodie et dont le déroulement s’identifiait à toutes les dimensions de l’homme, de la condition humaine, et s’ouvrait parfois sur l’espoir d’un autre possible ( " Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi ", Don Rodrigue, dernier vers du Cid), la corrida s’enferme dans la violence indépassable, morbide et désespérée du meurtre !

Ce n’est pas un divertissement gratuit pour dimanches soirs ensoleillés, mais un jeu odieux avec la mort qui vise à en exorciser mythiquement l’horreur dans un monde où plus aucune perspective - historique ou métaphysique - ne s’ouvre au-delà de son horizon désenchanté.

Arène - lieu de culte où de nouveaux fidèles laïcisés viennent quand même célébrer un office funèbre au symbolisme dégradé dans la réalité visible et quasiment palpable de la victime sacrifiée. Il ne s’agit plus ici de l’humaine et pathétique hésitation de Rodrigue : " Faut-il laisser un affront impuni / Faut-il venger le père de Chimène ? ", qui interpelle la foule hystérique des arènes ; c’est plutôt le hurlement du général franquiste Milian devant le vieil Unamuno à l’Université de Salamanque qu’on entend encore résonner ici : " Viva la muerte ! "

C’est dire si notre radicale opposition à la corrida est porteuse de valeurs humaines inestimables : c’est le vieux monde de la violence, de la domination, du machisme, de la fatalité, de la brutalité, de la haine qui se trouve profondément interpellé ; c’est , pour tout dire, l’identité d’un homme encore enlisé dans la barbarie néolithique où le seul idéal était de se "rendre maître et possesseur de la nature" (Descartes) qui se trouve ébranlé dans ses antiques fondements. D’où la violente résistance de nos adversaires que nous combattons et pardonnons à la fois " car ils ne savent ce qu’ils font " ! A leur tristesse résignée, à leur profonde misère morale, nous opposons la joie d’exister de femmes et d’hommes qui pour vivre ensemble dans la fraternité et la paix n’ont plus besoin de tuer ni dans les arènes ni hors de celles-ci !

Henri CALLAT
Responsable MRAP
Professeur de philosophie

Diffusé avec l’aimable autorisation de l’auteur