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« L’utopie c’est la seule réalité » (Elisée Reclus)

Publie le samedi 26 mars 2011 par Open-Publishing
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Durant la période de l’émergence de la grande crise économique sociale et écologique mondiale en tant qu’expression du capitalisme moribond, Isabelle Fremeaux et John Jordan, un couple d’activistes franco-anglais a sillonné en 2007 les routes d’Europe. Ils sont allés à la rencontre de 11 communautés et expériences vivant un mode de vie alternatif, utopiste et anticapitaliste. A leur retour, durant trois ans, ils ont composé un livre-film « Les Sentiers de l’Utopie » qui retrace ces expériences. Il présente l’amorce d’une réflexion sur d’autres manières d’aimer, de manger, de produire, d’échanger, de décider des choses ensemble. D’un mot : se rebeller et proposer des utopies vivantes et joyeuses postcapitalistes, toujours connectées aux mouvements sociaux. Histoire aussi peut être, dans l’espoir qu’émerge, ici maintenant, partout des archipels insurgés d’utopies construites sur des amitiés rebelles.

Fédor Dostoïevski paya en 1848 de 4 ans de bagne et un simulacre d’exécution son amour de l’utopie fouriériste, « système harmonieux sans haine ».
Les milieux libres anarchistes (coopératives ouvrières de production et de consommation / expériences naturistes, végétariennes, d’amour libre, écoles libertaires, d’éducation intégrale…), fleurirent par dizaines à la Belle Epoque en France. Taxés d’utopies, ces expériences pourtant novatrices se jouèrent souvent la vie brève.
Henri Laborit lors de ses entretiens à radio libertaire dans les années 80 mettait aussi en garde contre les utopies, sur le mode de fonctionnement d’une cellule qui ne pouvait pas se développer seule. Les communautés des années 70, à part quelques exemples rencontrés au cour du livre-film d’Isabelle et John, à force de se désengager complètement de la société et du militantisme, s’asphyxièrent comme des bulles hermétiques privées d’oxygène !

De toutes ces analyse, j’éprouvais un amour impossible pour les utopies au pluriel, d’autant que le Bartos avait toujours été très inspiré par les alternatifs berlinois. Alors, vous pensez bien, quand ce livre-film m’est tombé entre les mains, j’ai foncé. Je l’ai dévoré, il m’a ouvert de nouveaux horizons, bien loin des clichés éculés en vigueur véhiculés par les tristes en manque de représentation concrète. Il existe encore en Europe de nos jours, des modes de vies viables fraternelles, joyeuses, alternatives utopistes et anti-capitalistes, en quelque sorte, un objet de désir dans l’imaginaire fécond de ses créatrices et créateurs.

Deux sacrés personnages, les auteurs à eux tout seuls ! Isabelle Frémeaux est (ou était) maître de conférence en Média & Cultural Studies au Birkbeck College-University de Londres. Ses recherches la menèrent à explorer l’éducation populaire et les formes créatives de résistance. John Jordan est un artiste activiste cofondateur de Reclaim the Streets et de l’Armée des clowns. Il fut aussi caméraman du film de Naomi Klein The Take et a notamment corrigé le livre We Are Everywhere, the Irresistible Rise of Global Anti-Capitalism (2003). Et pour ne pas gâcher le tableau et me les rendre encore plus sympathiques, ils ont fondé le collectif The Laboratory of Insurrectionary Imagination.

Le livre-film de 320 pages, imprimé sur du papier recyclé avec des encres à base d’huile végétale, accroche de façon intellectuelle par le texte posé entre les pages horizontales et ses quatre colonnes pas du tout orthodoxes (encore heureux et tant mieux !). Les références politiques et historiques tissent les notes.
Le film, pas didactique mais transmetteur d’une fiction, a le pouvoir de toucher plus de personnes. Il donne de la voix à des personnages rencontrés aux quatre coins de l’Europe sur la route sans y apposer le lorgnon déformant du film à thèse. Tout le contraire d’un Michael Moore démonstrateur et lourdingue !

Devant la pléthore des lieux alternatifs autant urbains que ruraux, le choix fut difficile à déterminer pour les auteurs. Le critère principal de refus fut : pas d’endroit avec un leader, un gourou et pas non plus d’endroit où règnerait une spiritualité partagée. « Nous avons visité onze projets et communautés, et nous avons éprouvé leurs différentes manières d’aimer et de manger, de produire et de partager, de faire partie du monde, de décider des choses ensemble, d’enseigner et de se rebeller. De vivre. » (page 7)

Paths Through Utopias (trailer / french) from electronicsunset on Vimeo.

Les ouvriers serbes de Zrenjanin, qui autogestionnèrent leurs entreprises pour survivre dans un grain de solidarité fraternelle, sont très émouvants.

L’organisation parfaite et l’ambiance du Camp Climat pour résister à la construction d’une piste d’atterrissage supplémentaire en Angleterre sont parfaitement narrées par la caméra de John. Les décisions par consensus de règles sur des plans horizontaux, très cadrés, très canalisés chez les milieux activistes sont relatées dans le livre.

On découvre l’intérieur des habitations fabriquées avec des bâches pour la couverture des plafonds et l’univers de ce jardin-forêt des Landmatters. A part l’importance de l’eau pour irriguer les cultures, on ne perçoit pas le fonctionnement de l’écologie naturelle de la permaculture. Qu’à cela ne tienne, vous prenez le livre au chapitre consacré aux Landmatters et vous piger tout entre les lignes. « La permaculture considère le monde naturel comme un système complexe et intelligent dont nous devons imiter les principes pour éviter de mettre un terme à l’accumulation de cadavres, de ruines, de saccages et de mers mortes à laquelle conduit la civilisation actuelle ». (page 44)

Marinaleda en Andalousie sur 1200 hectares, c’est le village espagnol qui a viré sa police et ses curés. Dans les années 1990, des journaliers précaires ont réussi à force de luttes intenses à exproprier la terre d’un aristocrate local pour se la réapproprier et gagner leur dignité. Dès lors, huit coopératives érigèrent leurs savoir-faire de tous les espoirs de vivre et travailler au pays !

« Des 11 projets que nous avons visités, c’est sans doute (Paideia, dernière école anarchiste en activité en Espagne) l’expérience plus intense, même si nous n’y sommes restés que trois jours. Voire une école gérée à ce point par des enfants, c’était extraordinaire. D’un certain côté, nous étions déçus de voir que ce n’était pas une petite usine à activistes, mais d’un autre côté il y a un tel respect pour ce qui s’y fait, pour les femmes qui pensent la pédagogie de cette école depuis trente ans ». (Isabelle Fremeaux in interview par Mouvements)

Can Masdeu dans les hauteurs de Barcelone (la ville adorée de l’amie Fred Romano), est un projet fondé sur l’agriculture bio. Des squatteurs internationaux ont remis les murs en état d’une ancienne léproserie abandonnée depuis plus cinquante ans et défriché le terrain. Dans le film on voit l’ingéniosité des anciens qui donnent des solutions formidables aux habitants de Can Masdeu pour se procurer de l’eau si précieuse surtout en été. Ce projet s’inscrit dans la vie du quartier et des luttes urbaines de Barcelone, ancienne capitale durant la révolution anarchiste espagnole.

Retour en France dans les Cévennes à la Commune Libre de La Vieille Valette. Comme le dit John dans le livre : « Des gens qui se revendiquent « articulteurs » ne peuvent être qu’intéressants ! » (page 153) En effet, je confirme que ce bastion anarco-punk et ses productions de sculptures m’a laissée sur le cul. D’autant plus en ayant visionné le film, avec ses paysages majestueux où les éléments de pierre et de métal communiquent des formes et des personnages qui ne laissent pas du tout indifférent.

Cravirola est une ferme autogérée de paysans-éleveurs située sur un plateau du versant sud de la Montagne Noire qui a aboli la propriété privée. Elle doit répondre à des impératifs économiques drastiques. « Alors que, à Landmatters, Can Masdeu ou la Vieille Valette, on a misé sur peu de besoins (pas de loyer ou de prêts à rembourser, peu d’équipement) pour avoir le choix de vivre le plus lentement et le plus sereinement, à Cravirola, il n’y a pas une minute à perdre : le site est immense, les travaux sont multiples et urgents, les dettes pressantes ». (page 175)

Je tiens à signaler, qu’il y a une scène dans le film, où l’on tue et dépèce un cochon, qui est carrément insoutenable. Une mention devrait être portée pour prévenir un public très sensible qui aime les animaux sans pour autant éprouver le désir de les manger en saucisson.

Longo Maï situé dans les Alpes de Haute-Provence représente l’ancêtre des communautés « post-soixante-huitardes ». Cent personnes vivent sur 300 hectares. « Nous avons entendu à son propos à peu près tout et son contraire : secte sous l’influence d’un gourou (forcément) charismatique et manipulateur, modèle de collectif radical ayant su résister à toutes les tempêtes, lieu de prédilection pour écrivain en quête de calme, exploitation agricole dotée d’une station de radio libre et légendaire ». (page 187)

Zegg est selon moi la plus originale. A une heure de route de Berlin, à 200 kilomètres de la mer, c’est un trou de verdure au milieu des pins, un ancien camp de la Stasi (police politique est-allemande). Lieu de vie pour 80 adultes et 15 enfants qui a éclot depuis trois décennies. « Lors de la préparation de notre voyage, il était facile de trouver des communautés alternatives en Europe qui se concentraient sur l’agriculture écologique ou des formes différentes de travail, mais celles qui explorent le sexe et l’amour semblaient plus rares ». (page 241.) Sans oublier les quolibets déféqués à son encontre par les frustré(e)s d’une certaine frange allemande de la gôche extrême. Zegg a atteint le stade suprême de l’intelligence animale et sensuelle, comme chez les bonobos, qui ne connaissent pas eux non plus le concept de jalousie remplacé par celui d’honnêteté totale. On aurait pu penser qu’à force de caresses douces et respectueuses entre les membres de Zegg, ils en oublieraient les faits politiques autour d’eux. Nada, ils ont été solidaires de groupes antifascistes, contre des pestes brunes qui voulaient installer dans la région, une zone nationale libérée du non droit pour les étrangers et les chevelus.

Etonnant non, encore une fois, comment des lieux de casernement des esprits et des corps atrophiés sont devenus des lieux libres, lorsqu’on a évacué l’esprit des armes. Cette fois c’est Christiania, 900 habitants, une ville dans la capitale du Danemark qui s’est déclarée « Libre Ville » en 1971 sur un terrain appartenant au ministère de la Défense ! Les vélos y sont rois et les autos proscrites. Toujours sur le qui-vive contre les pouvoir publics et les promoteurs qui voudraient investir les lieux pour en tirer du fric, la communauté tient le coup. Les échoppes côtoient les lieux de culture, les bars… Chaque quartier est autogéré. « Christiania est en effet un espace d’interaction permanente entre ceux qui sont trop pauvres, trop fragiles ou trop intoxiqués (alcool) pour s’ajuster dans la société et ceux généralement d’origine plus aisées qui sont venus ici pour des raisons idéologiques. Toute la magie de la communauté tient depuis toujours dans la capacité de groupes profondément différents à partager un projet de vie commun sans cadre politique ou religieux spécifique ». (page 289)

Un autre point qui décrie aussi souvent les communautés touche la thématique du travail et l’autodétermination du temps. « En fait dans la plupart des endroits où nous sommes allés, c’est comme partout, il a des gens qui travaillent tout le temps et d’autre qui ne travaillent que très peu. En ce qui concerne les personnes rencontrées, elles ont le choix, c’est elles qui ont fait ce choix, il n’y a pas de pression économique. Le travail est seulement lié au désir de travailler, de créer un projet ». (John Jordan in interview par Mouvements) Fi aussi en ces lieux du gain individuel qui se transforme en bien commun, la compétition en aide mutuelle.

Même que le Bartos me souffle son enthousiasme sans borne pour ce qu’il a lu et vu dans ce livre-film. Il me sous-entend que les trois héros considérés comme des activistes terroristes du feuilleton « On n’en parle jamais ! », qu’il écrit avec son amie Fred Romano, pourraient bien aboutir en l’un des onze lieux racontés entre les pages et les images. (A suivre !)
http://www.lepost.fr/perso/on-n-en-...

Alors si vous aussi, vous en avez marre d’attendre le Grand Soir qui ne viendra pas plus que Godo en nos sociétés, lisez, diffusez ce livre-film dont une version gratuite se trouve sur le site des éditions Zones.
Editions Zones : http://www.editions-zones.fr/

Sachez aussi que les deux auteurs, suite à leurs voyages en utopies,
se sont rendus compte qu’ils ne pourraient jamais plus vivre leur existence d’antan. Ils ont donc décidé de créer à leur tour un projet en Bretagne : La rOnce « Mêlant permaculture et éducation populaire, art et activisme, une cuisine collective, un atelier de mécanique autogéré, notre projet ambitionne de devenir un Bauhaus pour le XXIe siècle ; un ajout à l’archipel grandissant de commune en communes ». (page 308) Tous les droits d’auteur du livre-film seront reversés au collectif.
La rOnce : Résister, Organiser, Nourrir, Créer, Exister : http://laronceblog.wordpress.com/about/

Bonne continuation pour un autre futur utopique et fraternel à Isabelle Fremeaux et John Jordan. J’espère bientôt une ou des suites, voir des ateliers, des laboratoires d’utopies, des archipels rebelles à gueules d’ananartistes….

Les Sentiers de l’Utopie de Isabelle Fremeaux et John Jordan, livre-film, 319 pages / DVD / PAL / 109 minutes / sous-titres : français / anglais, éditions Zones, février 2011, 25 euros

Le blog des sentiers de l’Utopie :
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