Accueil > A Vintimille, on ne passe pas

A Vintimille, on ne passe pas

Publie le jeudi 7 avril 2011 par Open-Publishing
1 commentaire

A la frontière française, la police refoulent les migrants tunisiens arrivés de Lampedusa. Elle les renvoient en Italie, où les attendent d’autres passeurs.

Khaled occupe le siège 115, et moi le 112. C’est un compartiment de seconde classe pour six personnes dans train régional vétuste, sur le trajet Gênes-Vintimille. Khaled, fatigué, garde le silence. Il n’a qu’une idée en tête. Régulièrement, il pose la même question. "Vintimille ?" "Non, pas encore." Le train s’arrête un peu avant d’entrer dans une gare. "Vintimille ?" "Non, ne vous inquiétez pas. Il reste encore une heure. Ce sera le dernier arrêt." Khaled, 30 ans, fait partie d’une vague humaine qui est partie des côtes de la Tunisie, a traversé la mer jusqu’à l’île de Lampedusa et fui un camp quelconque en Sicile ou dans le sud de la péninsule italienne. L’objectif est généralement le même : atteindre la frontière française, la traverser et rejoindre ensuite Lyon, Marseille, Paris, Bruxelles ou n’importe quel endroit où ces immigrants sans papiers ont des parents ou connaissent quelqu’un.

Il est difficile d’arracher une parole à Khaled. Soit il ne comprend pas le français, soit il ne veut pas le parler. On perçoit une certaine méfiance dans son regard, mais il m’offre quand même des biscuits salés. Tout ce que j’arrive à lui soutirer, c’est qu’il est de Sidi Bouzid, qu’il a passé quinze jours à Lampedusa et quatre autres dans le camp de Manduria, dans les Pouilles. Sa destination finale est Toulouse. Le train traverse les villages pittoresques de la Riviera italienne, entre la montagne et la mer. Mon compagnon de voyage montre peu d’intérêt pour le paysage. Il a une autre priorité.

"Vintimille ?" "Encore quinze minutes, Khaled." Nous arrivons enfin à la ville frontière. Les harragas, comme on les appelle en Tunisie (littéralement "ceux qui brûlent", parce qu’ils brûlent leurs papiers d’identité pour ne laisser aucune trace et rendre leur rapatriement plus difficile), sont bien visibles. Un car de la Croix-Rouge attend ceux qui arrivent pour les transférer dans un centre d’accueil où ils pourront se laver, manger et revêtir des vêtements propres. Le centre est une ancienne caserne de pompiers, un local très décent où l’on a installé une incroyable cuisinière de campagne de fabrication allemande capable de préparer mille repas en trente minutes. "Cet engin cuit 18 kilos de pâtes en sept minutes", explique avec émerveillement un maréchal des carabiniers, responsable des hommes qui gardent l’endroit.

Les forces de l’ordre italiennes traitent généralement les Tunisiens avec beaucoup d’humanité, parfois même avec sympathie. Ils savent qu’ils se sont échappés des camps mais se montrent compréhensifs. Ils les laissent faire. "S’ils ont risqué leur vie pour venir jusqu’ici, c’est qu’ils sont très mal dans leur pays", affirme le maréchal, qui va bientôt prendre sa retraite. "Pauvres gars. Ce sont avant tout des êtres humains." Certains des carabiniers qui patrouillent devant la gare de Vintimille sont aussi allés à Lampedusa et à Manduria. "Ça fait des jours et des jours qu’on vit, qu’on mange et, excusez-moi de le dire, qu’on chie avec les immigrants", déclare un jeune carabinier.

Les Tunisiens reconnaissent la bonté des Italiens, mais ils couvrent le président français des pires insultes. Adam, 27 ans, explique qu’il a essayé de passer la frontière cinq fois, par les falaises, par la route et par le train, et que la police française l’a toujours attrapé et obligé à repartir en Italie. Il dit avoir été retenu quarante-huit heures et forcé de rentrer en Italie à pied. "Comme les chèvres", se plaint-il. Il travaille comme pizzaïolo. Il montre une cicatrice à son poignet, causée par une balle pendant la révolte contre Ben Ali. "Ben Ali est parti, mais il y a beaucoup de Ben Ali en Tunisie", prévient-il.

Une BMW noire suspecte, immatriculée à Nice, avec deux Tunisiens à son bord, s’arrête devant la gare. Ce sont probablement des passeurs* engagés par un parent d’un des immigrants pour l’emmener en France. Contre un beau paquet d’euros, bien sûr. Khaled s’est volatilisé peu après notre arrivée à Vintimille. Il a empoigné son sac à dos Evergreen et sa bouteille d’eau, puis a disparu rapidement de la gare, sans un adieu. Il était pressé. Un peu plus tard, je l’ai vu remonter une rue, une cigarette à la main. Il m’a regardé, et m’a adressé son premier sourire.

http://www.courrierinternational.com/article/2011/04/07/a-vintimille-on-ne-passe-pas