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Penser l’exode de la société du travail et de la marchandise (suite IV)

Publie le vendredi 15 avril 2011 par Open-Publishing
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Par André Gorz

Le philosophe André Gorz revient, dans l’un des derniers textes parus avant sa mort, sur la dynamique du capitalisme financier et sur les raisons qui permettent de voir dans le revenu social garanti une occasion de sortir du capitalisme. 25 septembre 2007.

Après avoir démontré que l’éclatement de toute forme de bulle spéculative est inévitable, l’auteur commence à nous préparer au RSG en tant que moyen pour sortir du capitalisme, donc indépendant du consumérisme, et non comme accompagnement du productivisme comme vient de le faire de Villepin dans l’ébauche de son programme présidentiel…

La crise

Toute bulle spéculative finit inévitablement par éclater en menaçant le système bancaire de faillite et l’économie réelle de banqueroutes en chaîne – à moins qu’une bulle plus grande encore ne puisse être gonflée à temps. La bulle boursière des années 1990 a été relayée à temps par l’énorme bulle Internet, et après l’éclatement de celle-ci en 2000, par la bulle immobilière – « la plus grande bulle spéculative de tous les temps », selon The Economist – qui a augmenté la « valeur » de l’immobilier des pays développés de 20 000 à 80 000 milliards de dollars. La bulle immobilière commence à peine à se dégonfler que déjà se gonfle une nouvelle bulle boursière plus grande que la précédente. Combien de temps le capitalisme peut-il se nourrir de bulles ? La nécessité dans laquelle il se trouve de recourir à ce genre d’expédients révèle son incapacité croissante à se reproduire. La crise des catégories fondamentales de l’économie politique (du « travail », de la « valeur », de la « survaleur », du « capital ») est un symptôme de cette crise. Un revenu de base inconditionnel fondé sur la création monétaire ex nihilo n’offrirait pas d’issue à cette crise [7]. Il exigerait un système économique de type soviétique, basé sur la planification de la production et de la consommation en quantités physiques et sur un système et un contrôle politiques des prix.

Il ne s’agit pas d’en conclure qu’il faille renoncer à exiger un RSG. Il n’est pas exclu qu’à la suite d’une crise sociale grave, cette revendication soit au moins partiellement et temporairement satisfaite. Mais ce succès, outre son utilité immédiate dans la vie quotidienne, n’aura tout son sens que s’il met en évidence le fait que le droit à la vie de chacun ne peut ni ne doit dépendre plus longtemps de la vente de soi en tant que force de travail et que la paupérisation générale qui accompagne depuis vingt ans des gains de productivité sans précédents est due à la seule incapacité du capitalisme à tirer parti de nouvelles forces productives sans faire passer la création de richesses par le chas de la valorisation du capital, par le chas de la valeur.

Amorcer la rupture

Le RSG doit être compris comme une occasion et comme un moyen d’ouvrir des voies à l’exode de la société du travail et de la marchandise, comme le moyen de développer des pratiques qui soustraient des secteurs de la production et de la consommation aux déterminations extrinsèques que leur impose la forme valeur et qui « font pressentir que matériellement aussi bien que psychiquement, l’existence humaine peut être assurée par d’autres voies que celle de la mise en valeur monétaire [8] ».

Il ne s’agit donc pas de poursuivre, dans la revendication d’un RSG, le but illusoire d’un réaménagement du capitalisme qui, par sa dynamique, entraînerait sa transformation, voire son extinction. Il s’agit au contraire de concevoir cette revendication comme une façon d’affronter le capitalisme là où il se croît inattaquable mais devient, en réalité, le plus vulnérable : sur le plan de la production.

Michel Opielka a formulé la nécessité d’un tel affrontement de la façon la plus incisive en 1986 : le RSG, écrivait-il, « restera captif de la logique capitaliste » s’il n’est pas lié « au droit des gens à disposer de leurs propres moyens de production » ; s’il « ne supprime pas leur dépendance vis à vis d’un employeur, vis-à-vis des rapports sociaux d’un système industrialiste et vis-à-vis de la providence étatique. Il faut que le RSG ouvre la voie à une appropriation du travail [9]. Ce qui – j’y reviendrai - suppose que les moyens de travail ne sont plus des moyens de domination et cessent d’étendre cette domination à tout le champ social par la division sociale du travail qu’ils imposent.

En somme, le RSG reste par lui-même immanent au capitalisme, mais il faut néanmoins le revendiquer dans une perspective qui transcende le système. On trouve à ce sujet chez Robert Kurz les réflexions suivantes : « La lutte pour des gratifications qui restent dans les limites du système : pour le salaire, pour des prestations sociales et contre le démantèlement, au nom de la compétitivité, de l’Etat providence… reste un moment essentiel pour le mouvement d’émancipation. Mais à la différence de ce qui était encore le cas dans le mouvement traditionnel, il n’est plus possible de passer sans rupture de continuité des revendications se situant à l’intérieur du système à des revendications qui (prétendument) le transcendent. Le contenu d’une lutte pour l’émancipation ne peut être que la critique catégoriale des formes de cohésion sociale du système moderne de production de marchandises… Ce n’est plus la régulation du système par un État ouvrier national qui peut être le but historique, mais une société mondiale au -delà du travail abstrait et de l’argent, au-delà du marché et de l’État. […]

La tâche qui s’impose est la rupture catégoriale, c’est-à-dire le passage d’une lutte pour les conditions de vie sur la base de ces catégories à une lutte pour leur suppression. Il faut savoir supporter la tension entre ces deux moments [10]. »

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la suite :

 Penser l’exode de la société du travail et de la marchandise (suite V)

Messages

  • En parallèle à cette démonstration qui ouvre la porte à la sortie du capitalisme il y a deux notions totalement inhérentes à ce système qui peuvent être remises en question.

    En premier : la notion de gains de productivité. Il ne s"agit pas de renier totalement ce principe mais d’en critiquer le sens que lui a donné le capitalisme. D’ailleurs il serait dommageable de confondre productivité et productivisme. La productivité est l’amélioration de la fabrication qui normalement devrait conduire à la libération du temps de travail si celui-ci était considéré comme un capital à part égal avec le financier, ce qui n’est pas le cas.

    Car en effet, le travail étant devenu la variable d’ajustement du capital, la productivité est devenu de fait un élément de la rentabilité du capital. C’est là d’ailleurs que l’on doit rejeter cette conception du gain de productivité dans une fabrication où qui serait aussi le moteur d’un productivisme effréné. D’autant que la valeur doit se tourner essentiellement vers la fabrication de l’usage nous sortant du consumérisme capitalisme, ce qui nous amène à rejeter la notion de pouvoir d’achat, à laquelle on préférera "le pouvoir vivre" !

    Le pouvoir d’achat est essentiellement un concept capitaliste puisque l’achat est indéfini par rapport aux besoin réels. Ce qui fait que seul le marché compte, et surtout une consommation exponentielle créatrice d’une richesse particulièrement fictive. C’est là que l’on rejoint la bulle spéculative avec marchandisation créée artificiellement pour des besoins tout aussi artificiels. L’économie capitaliste, quelle qu’elle soit, verte sociale démocrate, ne pourra jamais associer ces trois données : économique, social, écologique.

    Donc, la sortie du capitalisme est primordiale, c’est pourquoi nous devons aussi nous y préparer avec une dialectique tout à fait différente et des concepts n’entant pas dans la colonisation de la pensée unique.