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La politique de l’impossible

Publie le jeudi 30 décembre 2004 par Open-Publishing

de Marc Guillaume

Les sociétés contemporaines sont devenues des objets non identifiables, des systèmes non prévisibles et quasi ingouvernables. Au-delà de quelques statistiques globales, on ne sait plus décrire les positions sociales, les aspirations, les représentations et les opinions.

L’opinion publique, certes, n’a jamais existé, mais naguère on pouvait encore utiliser cet artefact. Tout est devenu trop complexe, ambivalent, réversible, instable, et c’est même le régime de savoir et de pensée qui a changé.

Maintenant règnent de nouvelles formes d’intelligence artificielle et surtout superficielle : des savoirs évanescents, ponctuels, peu cohérents entre eux, de la pensée coupée/collée à laquelle les technologies de type Internet ont contribué. Une pensée de masse construite autour de quelques slogans (mondialisation, développement durable, principe de précaution), mais que chacun croit personnaliser selon d’insignifiantes différences. A l’image de la production "sur mesure de masse" de nos objets de consommation. A l’image aussi des nouvelles épidémies auto-immunes, les stéréotypes sont devenus contagieux. Société gazeuse et pensée virale donc.

A partir de ce constat on voit la difficulté de reconstruire un "lien" social que les institutions et les instances politiques puissent gérer. Car la société a changé beaucoup plus vite que les institutions. Il est devenu presque impossible de faire converger sur les termes d’un débat clair des citoyens hyper-individualistes.

On vote plus selon des goûts personnels, comme dans l’univers de la consommation, que pour des projets politiques. D’où le recours encore accru aux vieilles recettes de la politique spectacle allant jusqu’à faire de l’arène politique une sorte de Star Academy.

Mais tout cela ne suffit pas, ou plus. Puisque les engagements collectifs sur de grands programmes et des visions du monde sont hors de portée, on assiste à un retrait du politique et à un changement de nature de la gouvernance.

Le régime dominant est fondé sur l’exploitation d’une catégorie de passions individuelles. On peut le qualifier de régime de droite, non seulement parce qu’il est le plus souvent associé à des positions conservatrices mais surtout parce que conservatisme et individualisme sont étroitement liés.

Parmi ces passions, on trouve en premier lieu la peur, ou plutôt les différentes formes de la peur. Peur réelle de l’autre, de sa différence, des incivilités ou des insécurités potentielles dans la densité des relations urbaines.

Mais il y a des peurs plus abstraites et plus ambivalentes : terrorisme, catastrophes de moins en moins considérées comme naturelles, risques technologiques, effet de serre. Dans bien des cas, on joue à se faire peur, cela donne un fond tragique à l’existence, rend plus vif le sentiment d’exister, qui ne va pas de soi.

Plus que l’extension du domaine de la peur, il s’agit plutôt de la généralisation du statut d’otage. Nous sommes tous devenus des otages. Des terroristes à venir bien sûr pour lesquels, par précaution, nous nous déchaussons dans les aéroports. De l’effet de serre - quelle belle expression pour des otages ! - mais aussi, dans un tout autre registre, des enfants, car nous sommes tous des pédophiles potentiels.

Le syndrome de Stockholm aidant, certains trouvent légitimes les pouvoirs qui nous prennent en otage et les privations de liberté qu’ils imposent.

On se limite ainsi à construire un lien social pauvre, de négativité sociale. Contrôle, autocontrôle, intercontrôle. Mettre l’autre à distance, le normer, le surveiller, le sécuriser. L’assigner à vivre sainement sous la tutelle d’administrations même si elles sont inadaptées, cloisonnées, traversées de corporatismes virulents. Capables seulement de grossir - plus de prisons, de policiers, de magistrats - mais pas de se réformer.

Pour "faire société", les pouvoirs bureaucratiques, mais aussi économiques, se tournent vers ces valeurs sûres que sont la sécurité, la prévention, la précaution. Pour développer les passions tristes (Spinoza) qui nous maintiennent dans cet état de bouc émissaire ou de victime. Ou les joies malsaines liées au ressentiment (Nietzsche).

Ce qui est vraiment inquiétant, c’est que cette nouvelle approche politique est, partiellement, légitime. Car l’une des composantes du développement durable s’inscrit parfaitement dans ce nouvel art de paître le bétail humain ou de gérer le "parc humain" (Peter Sloterdijk).

Certes, le fond de sauce du politique est à peu près identique, du pain et des jeux, de la consommation et du spectacle. Mais la croissance économique s’étant fortement ralentie, ses finalités étant de plus en plus contestées, les acteurs politiques, dont le pouvoir s’est affaibli, ne peuvent plus s’adosser à une régulation sociale par la croissance et cherchent donc d’autres consensus.

La production matérielle n’est plus notre seul horizon, car la gestion de la sécurité, de la santé, de la prévention ouvre de nouveaux territoires à conquérir. Et ces nouveaux investissements ne sont pas illégitimes dans des sociétés dont la croissance économique, même ralentie, ne cesse d’engendrer de redoutables menaces.

Le problème, c’est qu’ils sont réalisés sans souci de liberté ni d’équité, avec les méthodes du management industriel. Zéro mort n’est que l’application aux hommes de la formule de la qualité totale pour l’industrie (zéro délai, zéro défaut, zéro stock).

Zéro mort est évidemment absurde, mais zéro humain (l’effacement de l’humain que Michel Foucault avait à sa façon évoqué) est une possibilité implicitement inscrite dans ces formes de développement.

Existe-t-il un autre régime de gouvernance ? Ce serait un régime qui appréhenderait d’abord la société comme une totalité et lui proposerait un destin, au moins un avenir et non pas seulement un simple futur de survie. C’est cela qui fonde, philosophiquement, une gouvernance de gauche, même si les projets de la "gauche" actuelle sont loin de s’inscrire dans cette approche.

Certes, cette politique est "impossible". C’est même cet impossible qui en fait un idéal jamais atteint, comme la démocratie, mais qui propose des règles - et non pas des "valeurs" - pour tenter de l’atteindre.

En effet, comment maintenir à la fois des objectifs de croissance, d’emploi, de compétitivité face à des pays émergents, qui, légitimement, nous feront de plus en plus concurrence, et viser en même temps un développement plus qualitatif donnant la priorité à la formation, la santé, la prévention des risques, l’aménagement de l’espace, la qualité et la préservation de l’environnement ?

Vouloir un développement durable qui soit aussi, ce qui est beaucoup plus difficile, équitable pour les plus défavorisés des pays riches et pour les pays les plus pauvres.

Pour relever ces défis, il faut mobiliser d’autres forces, les forces majeures de la joie et de la vie. Créativité, audace, exigence de liberté, capacité à débattre et à accepter sereinement les différences et les conflits, goût pour le risque et donc l’action. Des forces qui nous détournent des complaisances de la dénonciation, de la critique et de la fausse humilité de l’autocritique.

C’est dans cette perspective que se sont placées les Rencontres "Modernité 2004", organisées à la mi-décembre au Théâtre du Rond-Point à Paris, qui montrent la voie que peuvent prendre les entreprises, principaux acteurs de la mondialisation, pour donner un contenu à la notion de responsabilité sociale.

Ces forces qui visent plus l’autonomie et la responsabilité que les interdits et la précaution sont présentes aussi bien dans la "vieille Europe" que dans la jeune Europe ou aux Etats-Unis. Il n’est pas raisonnable d’espérer qu’elles triomphent de l’effet des passions tristes qui nous enserrent.

Pourtant, si chacun continuait à entreprendre, le monde pourrait quand même changer, avant que des catastrophes ne nous y obligent.

Marc Guillaume est professeur à Paris-Dauphine.

http://www.lemonde.fr/txt/article/0,1-0@2-3232,36-392123,0.html