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MEXIQUE : marcher contre la peur

Publie le dimanche 8 mai 2011 par Open-Publishing
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A l’hallucinant décompte des cadavres (essentiellement de migrants) découverts dans une fosse dans le Tamaulipas (300 corps) ou dans le Durango (168), viennent s’ajouter des nouvelles alarmantes. Elles font état d’une véritable terreur au pays du peyotl, à Jicamórachi, commune de Uruachi, dans la montagne Tarahumara de l’Etat de Chihuahua.

Ce village d’un millier d’habitants - des indigènes rarámuri- est occupé depuis plusieurs semaines par un groupe de tueurs, probablement au service de l’un des cartels de la régions. Plusieurs hommes ont déjà été assassinés. D’autres ont été enlevés, et 7 cadavres viennent d’être retrouvés. Le restant a dû fuir dans la montagne. C’est maintenant au tour des femmes, des vieillards et des enfants, dont les maisons ont été incendiées, de tenter d’échapper à ces sicaires lourdement armés. L’armée, présente bien sûr dans la région, n’est pas intervenue.

Dans un article précédent, nous parlions d’une agression identique, en janvier dernier, contre un village tepehuano de l’Etat du Durango, Tierras Coloradas. Le président officiel de la municipalité avait été clair « le mieux est que ces gens-là émigrent vers d’autres régions ». Nous évoquions également un scénario désormais classique : des militaires font une "descente" dans un village qui s’est organisé contre la délinquance, la spoliation de ses terres, un projet minier, la construction d’un barrage, etc... Ils perquisitionnent et emportent les armes de chasse des habitants. Trois jours après, un commando de narco-tueurs débarque, et fait sa besogne... Cela s’est passé, par exemple, au printemps 2010, dans le village de Coire, sur la côte nahua du Michoacán. Ou encore, dans le même état, dans le village de Zirahuén, situé sur les rives d’un lac superbe...mais convoité par un gros entrepreneur et promoteur touristique de Morelia. Ou dans le Guerrero, avec les multiples tentatives pour désarmer les membres de la police communautaire, bénévoles nommés et contrôlés par les assemblées de villages mixtèques et tlapanèques.

Cette police autonome protège depuis des années la population civile de la région de San Luis Acatlán, et y a fait baisser la délinquance de 95%.

Le Congrès National Indigène (CNI) et de nombreuses organisations de défense des droits humains dénoncent de nombreux cas identiques dans tout le pays.

La plupart des médias, au Mexique et ailleurs, se contentent de fournir les images sanguinolentes et les statistiques affolantes de la « violence » (plus de 40000 meurtres depuis 2006), sans permettre l’identification des véritables responsables, de ceux à qui profitent tous ces crimes. Ils préfèrent laisser planer le mystère, ou tenter de stigmatiser une partie de la population (« ces jeunes qui ne veulent pas travailler et cherchent l’argent facile »). Ils participent ainsi à une entreprise de dénigrement et de criminalisation des résistances populaires. Le résultat est la généralisation de la méfiance et de la peur, dans une société où subsistent pourtant des liens de convivialité et de solidarité bien plus puissants, par exemple, que dans notre pays.

Si l’on observe la carte de la violence, il est relativement facile de voir qu’elle suit celle des luttes sociales, des oppositions à la politique de conquête et de spoliation que le capitalisme a entrepris de manière systématique contre le pays : cultures industrielles (destinées à l’exportation, ou à la production d’agro-carburants), barrages hydroélectriques, champs d’éoliennes, autoroutes, méga-projets touristiques, déforestation, mines à ciel ouvert, dépôts de déchets industriels, usines de montage, tels sont les principaux aspects de l’ économie qui se met en place dans les zones désertées par les paysans, les militants sociaux, hommes et femmes décimés, terrorisés par l’action conjointe des cartels et des forces de l’ordre. Car la route du « crime organisé » suit, curieusement, celle des ressources naturelles et humaines, sur lesquelles le système économique du capitalisme industriel a besoin, à tout prix, de mettre la main.

Reprenant en boucle la thèse officielle de "guerre contre le narco", la plupart des commentateurs oublient de poser les questions qui dérangent.

Qui fabrique et vend les armes ? Comment entrent-elles dans le pays ?
On peut citer par exemple, l’énorme scandale de l’ opération "Fast and Furious,” menée par les bureaux gouvernementaux étatsuniens de "Alcool, Armes à feux et Explosifs" (ATF) de l’Arizona. Les fonctionnaires US ont ainsi permis de faire passer en contrebande la frontière à une énorme quantité d’armes (2500 AK47 et fusils Barrett). Les destinataires ? Les cartels mexicains. Notamment celui de Sinaloa, dont on dit qu’il travaille main dans la main avec le gouvernement de Felipe Calderón (consulter sur le site Desinformémonos l’entretien avec la journaliste Anabel Hernández sur son livre "Los señores del narco") .
Où vont les bénéfices du trafic de drogue ? Comment sont-ils réintroduits dans les circuits économiques ?

Comment se fait-il que les massacres, qui se succèdent à une cadence obscène, se déroulent dans le cadre d’une militarisation sans cesse croissante, avec des contrôles, des patrouilles et des déploiements impressionnants de membres des forces de l’ordre ?

Le Mexique est l’une des régions de la planète où la résistance à cette guerre capitaliste est la plus vive. Ou des alternatives s’imaginent, se construisent et se vivent, essentiellement dans les zones à forte population indigène. Et cela, la plupart des observateurs, à droite comme à gauche, se refusent à le voir, ou à le dire. Ceux de droite, on comprend pourquoi. A gauche, on est souvent, au Mexique comme ailleurs, dans le giron de la droite. Ou alors, les préjugés raciaux, le mythe du progrès, et une énorme paresse intellectuelle l’emportent. Essayer de comprendre ce qui se passe réellement pourrait pourtant nous permettre de sortir de la compassion, de transformer notre indignation en décisions et en action.

A l’appel du poète et journaliste Javier Sicilia, une marche pour la paix se déroule en ce dimanche 8 mai, et progresse vers la place centrale de la ville, la place de la Constitution, également appelée le Zócalo. Les marcheurs ont quitté jeudi la ville de Cuernavaca, dans l’état de Morelos, située à près de 100 kilomètres. Partout, sur leur passage, ils ont reçu un accueil chaleureux et massif, de la part d’une population qui n’en peut plus de tant de violence, d’injustice, d’impunité et de mensonges.

Samedi, 20000 indigènes zapatistes ont défilé en silence dans la ville de San Cristóbal de Las Casas. Au nom de l’EZLN, le commandant David a expliqué : « nous sommes ici pour répondre à l’appel de ceux qui luttent pour la vie, et à qui le mauvais gouvernement répond par la mort »1... On a pu voir, au passage, la « force tranquille » de ce mouvement zapatiste, qui construit au quotidien, dans un contexte extrêmement difficile, les bases de la vie autonome et solidaire que leur histoire et leur culture les a amenés à rêver.

Dans plusieurs villes du pays, mais aussi à l’étranger, partout où vivent des Mexicains, les manifestations se sont multipliées ces derniers jours. Des collectifs s’organisent. La marche contre la peur ne fait que commencer. Comme aiment à dire les zapatistes, « ils peuvent arracher toutes les fleurs, ils ne tueront pas le printemps ».

Jean-Pierre Petit-Gras

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