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Le 22 MAI 1848 : les esclaves se libèrent… Abolition de l’esclavage : le décret du 27 avril 1848 (Marie-Christine Permal)

Publie le dimanche 22 mai 2011 par Open-Publishing
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Chaque année, nous fêtons le 22 mai et nous nous souvenons avec émotion et fierté de la grande révolte qui a mis fin en Martinique au système esclavagiste : l’émancipation n’a pas été octroyée, nous savons que nos ancêtres l’ont conquise. Le soir du 22 mai, SAINT-PIERRE est en flammes. Le 23 au matin le gouverneur ROSTOLAND , pressé par le conseil municipal de la ville, signe le décret d’abolition :
« Considérant que l’esclavage est aboli en droit et qu’il importe à la sécurité du pays de mettre immédiatement à exécution les décisions du gouvernement de la métropole pour l’émancipation générale dans les colonies françaises.
Article 1 : L’esclavage est aboli à partir de ce jour à la Martinique. ».
C’est le décret du 27 avril 1848 que le gouverneur Rostoland invoque pour s’autoriser à abolir l’esclavage en Martinique.

Dès mars 1848, ce décret est attendu en Martinique, dans l’impatience par les esclaves, dans la crainte par les maîtres ; on sait qu’il existe et il tarde à venir. On sait qu’une révolution s’est produite en France, que le roi Louis-Philippe a été contraint à l’abdication, et que la IIème République a été proclamée. On sait aussi que le Gouvernement Provisoire, au pouvoir en attendant l’élection et la réunion d’une assemblée nationale constituante, comprend des abolitionnistes et parmi eux Arago, Lamartine et Victor Schœlcher, sous-secrétaire d’Etat à la Marine et aux Colonies. On sait que pour ces républicains convaincus, l’esclavage est « un attentat contre la dignité humaine » et « une violation du dogme républicain : liberté, égalité, fraternité » et qu’il y a une contradiction fondamentale entre l’esclavage et la république …

Le 27 avril, le Gouvernement provisoire adopte douze décrets. Le premier abolit l’esclavage. Les autres règlementent la nouvelle vie sociale qui naîtra de cette abolition dans les colonies.

Tout d’abord quels sont les termes du décret d’abolition lui-même ?
Article 1 :
« L’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles » ; auparavant un décret du 04 mars avait affirmé « que nulle terre de France ne peut plus porter d’esclaves ».
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« A partir de la promulgation du présent décret dans les colonies, tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres, seront absolument interdits. » Le commerce des êtres humains et les sévices physiques sont explicitement interdits : pour les rédacteurs elles manifestent à elles seules la domination des maîtres et la non-liberté des esclaves .

L’esclavage est « entièrement aboli ». L’émancipation est générale et s’impose à tous les Français « même en pays étranger ».

Mais l’émancipation n’est pas immédiate ; un délai de deux mois est nécessaire « pour préparer toutes les mesures d’exécution » de l’abolition.

Cette fois-ci, l’abolition sera définitive. Elle ne sera jamais remise en question comme le fut la première abolition, celle de la Convention en février 1794, par Napoléon Bonaparte en 1802.

Après avoir affirmé le principe de la liberté, le Gouvernement Provisoire en règlemente les limites. Dans les articles suivants et les 11 autres décrets, il définit les mesures qui lui paraissent favorables la mise en place d’un affranchissement généralisé.
Voici quelques unes de ces mesures qui semblent les plus significatives.

L’indemnisation des anciens maîtres, des colons est le premier problème. Oui, posséder un être humain est illégitime mais pendant plus de deux siècles la propriété humaine a été légale, instituée par l’Etat français qu’il soit monarchique ou républicain, autorisée par des lois en bonne et due forme, reconnue par l’Eglise catholique. Les maîtres, dit-on, n’ont fait qu’appliquer la législation en vigueur, ils ne sont pas légalement responsables, ils doivent donc être dédommagés. « L’Assemblée Nationale règlera la quotité de l’indemnité accordée aux colons » dit l’article 5 du décret. Au nom du droit de propriété, Le principe de l’indemnisation fait l’unanimité ; quelques voix discordantes ne seront pas entendues. Indemnisés, les colons le seront amplement- ce qui permettra de maintenir, même de renforcer leur pouvoir économique dans la nouvelle société coloniale.
Le principe même de cette indemnisation est un scandale. Les maîtres seraient-ils des victimes ?
Les vraies victimes ne sont-elles pas les esclaves eux-mêmes ? Quels dédommagements pourraient réparer la déportation, les violences physiques et morales, les contraintes, le travail forcé, les conditions épouvantables de vie et de travail imposés à des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants pendant plus de deux siècles par ces mêmes colons ?
La liberté réduite aux termes d’un marchandage….

Etre citoyens français « libres et égaux en droit ». Le suffrage – à moitié universel (les femmes en sont exclues) a été adopté. Les nouveaux libres peuvent exercer leur droit de vote au niveau de leurs communes, de leur cantons. « Les colonies purifiées de la servitude (…) seront représentées à l’Assemblée Nationale. » qui sera élue plus tard. Ceux qui n’avaient même pas le droit d’être maîtres d’eux-mêmes auront désormais celui de décider pour leur pays et pour la France. C’est un droit tout à fait formel. On peut s’interroger jusqu’à présent sur la réalité du pouvoir ainsi octroyé : quelle prise donne-t-il sur l’existence même des individus qui en « bénéficient » ?

La liberté du travail . La suppression de l’esclavage, par ailleurs, bouleverse toute l’organisation sociale. Les anciens maîtres restent des propriétaires fonciers, des capitalistes, propriétaires des moyens de production. Ils deviennent les patrons de travailleurs libres noirs : ouvriers agricoles sur les habitations, ouvriers industriels dans les usines à sucre naissantes et les distilleries.
Désormais le travail est libre : pas d’association forcée malgré les vœux de certains békés qui craignent de voir leur main d’œuvre disparaître. « Le nègre se livrera au travail s’il y trouve profit convenable ». Juridiquement, le consentement mutuel devient la loi : c’est le contrat de travail.
Certes en principe le travail est libre mais dans les faits, il est obligatoire. Ceux qui ne peuvent justifier d’un emploi sur une habitation ou d’un métier ou de l’exploitation régulière d’un lopin de terre justifiés dans un livret – sorte de passeport intérieur qu’on doit avoir toujours sur soi, sont considérés comme des mendiants et des vagabonds. Arrêtés par les forces de l’ordre, ils sont condamnés à travailler dans les ateliers de discipline au bénéfice de l’Etat.
Les révolutionnaires français de 1848 vouent au travail un véritable culte au travail et à son pouvoir rédempteur ; une fête du travail est instituée : les travailleurs les plus méritants, ceux qui se sont distingués par leur « bonne conduite » y sont récompensés par de l’argent ou même par des lopins « de bonnes terres arables ».

Les conflits entre patrons et travailleurs ne sont plus réglés selon la volonté des seuls maîtres . Des tribunaux sont formés . Ils sont présidés par des juges de paix et constitués de « jurys cantonaux » . Les membres de ces jurys sont tirés au sort « sur les listes électorales des communes du canton » .Il y a un nombre égal d’employeurs et de travailleurs ; cela ressemble à nos conseils de prud’hommes . On est sensé rechercher la conciliation .
Mais ces tribunaux jugent aussi les troubles à l’ordre public et sur les lieux du travail : il est interdit aux travailleurs et de se réunir pour discuter des conditions de travail, évidemment de faire grève et encore plus de créer des syndicats . Toute tentative de se rassembler, toute demande collective d’augmentation de salaire, tout arrêt de travail collectif sont des délits . Ils sont sanctionnés par des amendes et des peines de prison. La solidarité de classe est un crime ; juridiquement et pratiquement, le travailleur se trouve seul face à la toute puissance de son patron.

Sur les habitations des problèmes bien particuliers se posent.
« celui la jouissance coutumière de la case et du jardin » dont bénéficiaient les esclaves sur les habitations est l’un des plus importants. Le décret affirme que les cases, les jardins, les arbres de l’habitation sont la propriété privée des propriétaires fonciers. En conséquence, les travailleurs ne peuvent en bénéficier que dans le cadre des contrats d’association ; c’est une contrepartie à l’accomplissement d’un travail sur l’habitation.
En dehors de ces accords, l’occupant sans titre peut-être expulsé par le police. Les travailleurs de l’habitation dépendent du bon vouloir du propriétairesans garantie légale.
On a vu l’année dernière que la question se posait toujours en Martinique : un nouveau propriétaire a refusé de continuer à loger une famille installée de façon coutumière depuis des décennies sur l’habitation…

Il y a aussi la question de la subsistance et de l’entretien des personnes âgées, des malades et des orphelins. Avant l’abolition, l’esclave était la « chose » de son maître. Il en est totalement dépendant. Le maître avait le devoir, prévu dans le CODE NOIR, de le prendre en charge quand il était malade ou trop vieux pour travailler. Les orphelins sont aussi sous sa responsabilité. Après l’abolition, les anciens maîtres sont libérés de toute obligation envers leurs anciens esclaves . Le travailleur est un individu libre, complètement responsable de lui-même et de sa famille, responsabilité qu’il assume grâce à son salaire. Pour ceux qui ne peuvent pas travailler, le décret prévoit que l’ensemble des travailleurs valides de l’habitation doit fournir au patron une somme de travail supplémentaire équivalente à leur entretien et subsistance. Le devoir d’assistance passe donc du patron aux travailleurs…
Si les travailleurs refusent, le décret envisage la construction d’hospices aux frais de l’Etat…
Les orphelins, eux, seront placés dans des établissements où ils apprendront divers métiers et recevront une instruction….

« La société doit l’éducation gratuite à tous ses membres » . Préambule du décret sur l’organisation de l’enseignement dans les colonies françaises. Et l’article 1 :
« Aux colonies, où l’esclavage est aboli par décret de ce jour, il sera fondé, dans chaque commune, une école élémentaire gratuite pour les filles, et une école élémentaire gratuite pour les garçons. »
Et l’école sera obligatoire de six à dix ans aussi bien pour les filles que pour les garçons. Mais on donnera des livres qui montreront « les avantages et la noblesse des travaux de l’agriculture ». De quoi inciter les enfants noirs nouveaux libres à s’estimer heureux de devenir « ti band » après l’âge de 10 ans, et prendre la succession de leurs parents dans les cannes du béké quand ils en auront la force.
On prévoit aussi des collèges communaux, un lycée en Guadeloupe et une école des arts et métiers dans chaque colonie. Combien d’enfants d’amarreuses et de coupeurs de cannes y auront accès ?
Ecole publique, laïque, obligatoire et gratuite. Ecole prévue depuis des décennies par les autorités coloniales : il fallait transformer les esclaves par l’instruction. Ils devaient mériter la liberté en devenant des citoyens « responsables » et surtout des travailleurs dociles ; l’instruction pouvait permettre leur intégration dans l’ordre colonial et l’acceptation d’une exploitation d’une forme nouvelle. Pour le gouvernement français, l’école est indispensable à la réussite de la société coloniale d’après l’esclavage.
Aucun mot du décret n’évoque ni la couleur, ni l’origine des esclaves des colonies de la France. Il n’y est jamais question des racines profondes du désir de liberté. Le silence est la pire des armes. Le racisme va de soi. « Les nègres n’ont pas de culture » pense-t-on.
Pour le gouvernement provisoire seule la culture française est civilisatrice. La domination culturelle doit garantir la paix sociale, l’école en est le vecteur principal..

Ainsi les révolutionnaires français de 1848 ont voulu concilier LIBERTE et ORDRE dans le contexte colonial où le souci de maintenir à tout prix la paix sociale à l’aide de la loi, de l’éducation et éventuellement de la force ne pouvait mener qu’à de nouvelles formes d’exploitation. Aucune parole du décret n’évoque ni la couleur, ni l’origine des esclaves des colonies de la France . Il n’est jamais question les racines profondes de leur désir de liberté. ils ont été effrayés par la violence de leurs exigences. Ils ont parlé de sécurité, de travail, c’est-à-dire d’ordre. Ils ont choisi leur camp : celui des colons, celui du capital. Ils ont défendu le grand principe de toute colonisation : la prospérité des colonies pour le plus grand profit de leurs métropoles.

Désormais les travailleurs noirs des colonies ne seront plus ni châtiés, ni vendus : le décret du 27 avril 1848 l’interdit. Une définition bien négative de la liberté. Ils ne s’en contenteront pas. Leurs luttes contre toutes les formes d’exploitation témoignent de leur volonté de donner sens et contenu à cette liberté. C’est à eux de proclamer qu’ils sont libres et égaux en droit et d’exiger pour tous une liberté pleine et entière.


L’INSURRECTION DU SUD

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Intervention de Marie-Christine PERMAL le 25 septembre 2009 à la MAISON DES SYNDICATS

L’INSURRECTION DU SUD Du 22 au 30 septembre 1870

Aujourd’hui 25 septembre 2009 - Il y a 139 ans, en septembre 1870, durant huit jours , le sud de la MARTINIQUE « explosa » .
Le gouverneur de la Martinique écrit : « Des nègres ivres de rhum et de rage sèment la terreur dans les campagnes de Rivière-Pilote . Ils se reconnaissent entre eux à des lambeaux de tissu de couleur rouge, verte et noire » .
A travers ces mots tout le mépris, la haine, la peur surtout du colonisateur et en même temps la reconnaissance d’un mouvement d’une grande ampleur ; son signe de ralliement, son symbole : ces 3 couleurs qui auront une histoire .

22 ans après l’insurrection de 1848, c’est la première grande révolte depuis l’abolition de l’esclavage.
Seulement il y a une différence importante entre les deux révoltes :
- Le 23 mai 1848est un jour de victoire pour le peuple martiniquais . Il s’est battu et a gagné : les esclaves sont libres, l’esclavage est aboli . On plante des arbres de la liberté . On fait la fête .
- Le 26 septembre 1870 : l’insurrection est écrasée . Les troupes coloniales viennent à bout des révoltés . Des dizaines d’entre eux sont massacrés . Plus de 500 sont emprisonnés . Les chefs sont condamnés à mort – d’autres au bagne d’autres à la prison…. Une défaite !

Les manuels d’histoire même ceux qui prétendent à « l’adaptation des programmes » d’histoire de France à nos soit-disant spécificités sont muets sur cet épisode de notre histoire . Heureusement qu’il y a des historiens martiniquais - Gilbert PAGO, Marie-Helène LEOTIN, Alex FERDINAND et Armand NICOLAS principalement – qui, chacun à sa manière, ont redonné vie à la mémoire de ces événements .
C’est en m’inspirant de leur travaux que je vais essayer de raconter l’histoire de ce mouvement .

Il n’y pas de parenthèses en histoire. Chaque lutte effective – fut-elle défaite - participe au processus par lequel une société s’organise et crée son propre développement historique .
Cette participation est mise en lumière ou elle occultée selon les intérêts de ceux qui nous gouvernent . Elle n’en n’est pas moins essentielle à l’appropriation par nous-mêmes de notre histoire.
Notre devoir ici, aujourd’hui, est de la révéler pour que soit renoué le fil interrompu, pour que nous sachions de qui nous, organisation de lutte anti-capitaliste et anticoloniale, sommes les héritiers – et pour que nous sachions reconnaître le chemin que cette lumière tragique montre à nos luttes d’aujourd’hui .

Quels sont les faits ? Que s’est-il passé ? Comment tout cela a commencé ?

Tout d’abord, à l’origine de l’insurrection, ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire LUBIN » . Un fait divers en apparence, en réalité lourd de sens .

Le 19 février 1870, le jeune LUBIN – noir de 22 ans – circule à cheval sur un chemin non loin de l’habitation GRANDS FONDS au MARIN – Arrivent dans l’autre sens deux cavaliers blancs : il s’agit de AUGIER DE MAINTENON, aide-commissaire de la Marine, récemment arrivé de France et son ami un autre blanc PELLET DE LAUTREC. Le chemin est étroit . LUBIN n’écarte pas son cheval pour les laisser passer – il ne les salue pas et les met en situation de passer dans les raziés - les deux blancs indignés jettent LUBIN à bas de son cheval et le roue de coups de cravache « pour lui apprendre à respecter les blancs » . Le père et les frères de LUBIN travaillent non loin de là à creuser un canal pour l’usine du MARIN qui est en construction . Ils ont une entreprise de travaux publics .
LUBIN porte plainte auprès du procureur – son affaire est classée sans suite . On lui suggère l’action civile …

Il décide alors de se faire justice lui-même . Il prend connaissance du parcours habituel de AUGIER DE MAINTENON pour aller à la messe et le 25 avril ,il le coince dans une petite rue, le désarçonne et lui administre une volée de coups de cravache : 20 jours d’incapacité de travail .

LUBIN est arrêté, emprisonné et jugé le 19 août 1870 par une cour d’assises . Il est condamné à 5 ans au bagne de CAYENNE et 1500 francs de dommages-intérêts : « pour coups et blessures avec préméditation et guet-apens » . LUBIN veut aller en cassation – le pourvoi sera rejeté .

Il est faible de parler d’une justice à deux vitesses .
Il y a là deux hommes libres dans un espace public – ces hommes ne sont liés par aucune relation de subordination . Ils sont l’un et l’autre responsables d’actes violents l’un envers l’autre. L’un échappe à tout jugement – l’autre est lourdement condamné pour crime devant une cour d’assises . L’un est blanc, l’autre est noir .
L’homme blanc a exigé avec arrogance que soit reconnu la suprématie blanche et les autorités coloniales, et le système judiciaire se sont mis à son service . On a même modifié la composition du tribunal : le tirage au sort avait désigné comme assesseurs quatre hommes dits « de couleur » - ils sont récusés et remplacés par des blancs – parmi eux CODE, béké de RIVIERE-PILOTE, qui déclare condamner « le nègre qui avait levé la main sur un blanc. Afin de faire un exemple »-
La volonté d’humiliation est manifeste : LUBIN est condamné au bagne– condamnation infamantepour une famille honorable « qui a su, dit le Ministre de la Justice, s’élever des rangs les plus humbles à la grande propriété presque » - elle n’est appliquée qu’aux originaires d’Afrique et d’Asie d’après un décret d’août 1853 .
Il n’y a plus ni maître, ni esclave et pourtant les blancs maintiennent leur pouvoir, leurs privilèges . Ainsi c’est en tant que blancs,qu’ ils affirment leur domination sur tous les rouages de la société martiniquaise et légitiment l’exploitation qu’ils font subir à la majorité de la population.

Seulement, l’autre, le noir, se défend et met en cause cette domination .
Dès le début, parce qu’il refuse le passage et le salut à deux blancs , le jeune LUBIN rend manifeste sa liberté . Il exige la reconnaissance de sa dignité . Il répond à l’arrogance du blanc par l’arrogance du noir – la vengeance qu’il inflige ensuite à AUGIER DE MAINTENON le place sur le terrain de l’égalité – il se fait justice lui-même puisque le système judiciaire ne lui rend pas cette justice et par là il témoigne de la légitimité de sa personne libre et égale . N’est ce pas la conquête fondamentale de 1848 ?

A cette résistance individuelle, va se solidariser la résistance de ceux qui s’identifient à LUBIN : le peuple des bourgs et le peuple des campagnes – dans le Sud, surtout aux alentours de Rivière-Pilote, du Marin, de Sainte-Luce …..

La solidarité s’exprimera d’abord de façon pacifique – elle n’en est pas moins active .
- A Rivière-Pilote, des jeunes – auquel se joignent de nombreuses femmes - se réunissent chez VILLARD , un instituteur devenu petit commerçant – qui a un prestige certain du fait de ses engagements contre la discrimination raciale, la fiscalité injuste – il est animé d’un désir de changement vers plus d’égalité . Ce groupe décide d’envoyer deux délégués au gouverneur pour obtenir la mise en liberté de LUBIN.
Des pétitions circulent ainsi que des listes de souscription : il faut de l’argent pour payer les 1500 francs d’amende, et l’avocat, et les frais de justice …. Les femmes prennent souvent en main la logistique – Ainsi la compagne de VILLARD, Amanthe JEAN-MARIE et Marie-Célanie LUBIN qui est marchande .
Ceux de la campagne se rapprochent du bourg, viennent au marché vendre les fruits et les légumes qu’ils cultivent, écoutent, parlementent, s’informent et répandent dans leurs quartiers les nouvelles . Peu savent lire et écrire , mais ils comprennent très bien le racisme, l’injustice , le manque de respect humain dont est victime LUBIN – ils le relient à leur propre situation faite de travail acharné, de misère et d’exploitation. C’est le cas de Lumina SOPHIE dite SURPRISE et de Madeleine CLEM qui participeront très activement à l’insurrection ….

- Le 19 août le pourvoi en cassation est rejeté – la condamnation de LUBIN est confirmée .
Le béké CODE ne trouve rien de mieux que de proclamer sa satisfaction d’avoir fait condamné LUBIN allant jusqu’à faire flotter sur le toit de la maison de maître de son habitation de la MAUNY le drapeau blanc qui ici en Martinique , plus que le symbole de la Monarchie française, symbolise pour nouveaux et anciens libres le système esclavagiste.

Les tensions se font plus vives, la colère monte, la révolte est imminente.

Les nouvelles de France vont précipiter les événements . Il faut se souvenir qu’en août 1870, l’empereur NAPOLEON III règne depuis 1852 . C’est le SECOND EMPIRE : un régime autoritaire qui permet à la bourgeoisie de doter le pays des lois dont elle a besoin pour éliminer toute entrave à son pouvoir économique . En outre, depuis le 19 juillet la France est en guerre contre l’Allemagne - l’armée française est vaincue et NAPOLEON III prisonnier capitule le 1er septembre . Le 4 septembre l’empire s’effondre et le 6 septembre la république est proclamée.

En Martinique, on n’apprendra ces faits que le 15 septembre après que les autorités aient laissé croire à des victoires en organisant des fêtes au Marin et à Rivière-Pilote pour soutenir l’effort de guerre.
Chez les noirs et les mulâtres l’espoir est grand : depuis 1848 on pense que la république ne peut apporter que du bon . La deuxième république n’a-t-elle pas décrété l’abolition de l’esclavage ? Une autre république va garantir l’égalité et en finir avec la discrimination raciale . LUBIN sera libéré .

Le peuple de Rivière-Pilote s’agite . Le maire béké, CORNETTE DE VENANCOURT, pense ne pas pouvoir maintenir l’ordre et demande des renforts au gouverneur.

Le travail cesse sur les habitations.

Les békés favorables dans l’ensemble à l’Empire, craignent pour leur vie et confient les habitations à leurs travailleurs congos – immigrés africains engagés après l’abolition . Comme en 1848, ils fuient .

Dès le 19 septembre, des groupes de travailleurs investissent l’habitation de CODE et tentent de l’incendier.

Le 22 septembre, tôt le matin, le gouverneur proclame la république .
- A RIVIERE PILOTE, le maire proclame à son tour la république dans sa commune . On plante même comme en 1848 un arbre de la liberté.
- Dans l’après-midi, Eugène LACAILLE pénètre dans le bourg accompagné de quelques 300 paysans armés – c’est un noir, propriétaire d’une habitation à REGAL. Il a participé à l’insurrection de 1848 (il a 68 ans) . Patriarche d’une famille nombreuse , il est aussi quimboiseur.
- Plus tard, TELGA arrive avec plus de 1000 personne dont une majorité de femmes . Tous crient : « Mort aux blancs,mort à Codé, vive la république ».
Louis TELGA est un petit propriétaire et aussi boucher –il a environ 40 ans – il a milite en faveur de LUBIN – Il apparaît comme un chef de guerre avec le souci permanent d’organiser la lutte et de discipliner ses troupes .

Tous ces manifestants exigent et obtiennent du maire que des perquisitions soient menées chez les blancs. Des armes seront saisies .

Ils se dirigent ensuite vers la MAUNY, habitation de CODE – qui s’est enfui – dans les cannes – GEORGES, négre congo, veut interdire l’entrée de la maison – il est tué – l’habitation est incendiée de même que la case à bagasse et les champs de cannes - les femmes prennent une part très active à l’attaque.

Pendant ce temps, des troupes du MARIN appelées par le maire arrivent au bourg, tirent sur la foule de ceux qui sont restés : deux morts, deux blessés.

Les insurgés sont armés de coutelas, de bambous aiguisés, de vieux fusils de chasse, de torche enflammées . Ils se répandent dans la campagne. Ils se rassemblent au son des conques de lambis. Ils attaquent des habitations : JOSSAUD – MAUNY – BEAUREGARD – GARNIER-LAROCHE….
Lumina SOPHIE dite SURPRISE aurait déclaré :« Il ne faut rien épargner, le Bon Dieu aurait une case que je la brûlerais aussi parce qu’il doit être un vieux béké » - elle sera accusée d’avoir mis le feu à 3 habitations.

Le 23 septembre : des pourparlers s’engagent entre le maire CORNETTE DE VERANCOURT et les insurgés . Le maire veut démissionner et propose un remplaçant en la personne du mulâtre GROS-DESORMEAUX – il demande à VILLARD de devenir adjoint. VILLARD, cet instituteur devenu commerçant l’homme d’apaisement et de compromis, humaniste épris de justice et de non-violence.
Les gendarmes sont retranchés dans leur caserne face aux troupes de TELGA . VILLARD parlemente avec les insurgés et évite le choc meurtrier - ce qui n’empêchera pas qu’il soit plus tard lourdement condamné à la déportation en forteresse en Nouvelle-Calédonie .

La révolte s’étenddans la nuit – des habitations sont incendiées au VAUCLIN SAINT-ESPRIT – à RIVIERE SALEE – SAINTE-LUCE - à l’habitation TROIS-RIVIERE qui appartient à DES ETAGES : lui aussi un assesseur qui a condamné LUBIN, les insurgés tuent TOBIE un ouvrier congo qui prétendait défendre les biens de son patron ….

L’insurrection a gagné tout le sud et toutes les couches de la population noire : ouvriers agricoles – petits cultivateurs – ouvriers des bourgs – artisans….
Les travailleurs immigrants indiens mais surtout congos – plus nombreux dans la Sud - sont complices et s’investissent dans le renseignement et les problèmes de ravitaillement .

Le gouverneur de la Martinique MENCHE DE LOISNE proclame l’état de siège dans le Sud du pays ; et il investit le commandant MOURAT des pouvoirs civils et militaires . Il demande même l’aide du gouverneur britannique de SAINTE-LUCIE pour empêcher la contrebande des armes.

24 septembre
Le matin Madeleine CLEM aperçoit CODE caché dans un champ de cannes du Morne Vert, un quartier de RIVIERE-PILOTE ; elle l’empêche de s’enfuir en le menaçant avec deux roches et le tient en respect jusqu’à l’arrivée des insurgés qu’elle ameute de ses cris . CODE est tué – châtré (« yo coupé coco code » comme dit la chanson) On raconte que Rosanie SOLEIL aurait proposé de « le saler comme un cochon » .

A ce jour 24 habitations ont été incendiées .
L’habitation DAUBERMESNIL est occupée : un partage des terres s’amorce parmi ces cultivateurs privés de bonnes terres .

Mais après un temps de surprise devant l’ampleur du soulèvement, la répression s’organise – Plus de mille soldats sont sur le pied de guerre .
Et des détachements de volontaires civils à pied et à cheval : des hommes de la bourgeoisie blanche mais aussi des bourgeois de couleur, mais aussi les employés noirs de certains békés - ils viennent de Saint-Pierre et de Fort de France – ils viennent du François et du Lamentin.

Le soir du 24, le commandant MOURAT avec trois détachements entre dans RIVIERE PILOTE – les insurgés, surpris, abandonnent le bourg .

Pour les autorités coloniales, il faut empêcher l’extension de l’insurrection vers le nord : trois barrages sont installés : 1 – au niveau des communes de RIVIERE SALEE/SAINT-ESPRIT/FRANCOIS - 2- LAMENTIN/ROBERT 3-GROS-MORNE/TRINITE.

Les insurgés se préparent à résister.
Un camp retranché est formé à REGALE sur la propriété de LACAILLE – là sont réunies les troupes de TELGA et de LACAILLE . TELGA prend en main la défense ; on se prépare à soutenir un siège, on creuse des fossés, on fourbit comme on peut les armes, les femmesremplissent des bouteilles de piment écrasé dans l’eau pour les jeter à la tête des soldats …. Défense dérisoire.

Tous sont animés d’une grande détermination, surtout d’un courage colossal et bientôt désespéré.

Le 25 septembre :
Dans la nuit du 24 au 25 : 12 habitations sont la proie des flammes au MARIN au VAUCLIN à SAINTE-ANNE ;
Dans tout le Sud, militaires et volontaires se livrent à une chasse à l’homme acharnée .

Le 26 septembre : tôt le matin – La répression s’amplifie .
- l’habitation DAUBERMESNILest attaquée : 17 insurgés tués – plus de 100 prisonniers
- le camp de REGALE est assiégé et envahi – 35 insurgés sont faits prisonniers – on ne connaît pas le nombre de tués.
- à TOLLY HUIGHES au MARIN : 15 morts et des dizaines de prisonniers
Un seul mort du côté de force de l’ordre : un volontaire .

La population des campagnes est terrorisée . Militaires et détachements de volontaires pourchassent les gens qui fuient, se cachent . Les cases misérables des cultivateurs et des ouvriers agricoles sont incendiées. Les troupes massacrent - sans distinguer les insurgés des autres..

Le 28 septembre : l’insurrection est écrasée dans le feu et le sang . C’est la débandade parmi les insurgés . Ceux qui ont échappé aux troupes coloniales se terrent ou s’enfuient vers SAINTE-LUCIE.

Le vendredi 30 septembre : Pour arrêter le massacre le gouverneur proclame une amnistie partielle et demande que ne soient poursuivis que les chefs et les assassins .
Une prime est offerte à ceux qui livreront LACAILLE et TELGA – LACAILLE sera arrêté le 1er octobre – TELGA s’enfuit et ne sera jamais pris .

Les insurgés sont responsables de quatre morts – les deux nègres congos zélés, CODE et un civil, membre d’un détachement de volontaires.
On n’a pas compté les victimes de la répression tant elles sont innombrables.

LES PROCES ont lieu pendant l’année 1871 et débutent le 17 mars.

Les insurgés sont jugés par un conseil de guerre présidé par le COMMANDANT LAMBERT – pour les autorités coloniales, l’Insurrection du Sud est une rébellion armée et a été vaincue par l’armée – 7 séries de procès ou « parodies de procès » comme l’écrit Armand NICOLAS.
Les chefs d’inculpation : le complot, le « commandement de bandes armées », l’assassinat, la participation à des émeutes, l’incendie et le pillage d’habitation .
« L’inculpation de complot sera la plus grave accusation » nous dit Gilbert PAGO ; elle oriente en fait toute l’instructionet ce, malgré la spontanéité du mouvement, son impréparation manifeste, le manque de coordination entre les groupes, les stratégies floues, parfois contradictoires …. Cette accusation permet de faire porter la responsabilité sur les chefs et de nier le caractère profondément populaire du mouvement.
Les avocats, tous blancs, sont commis d’office
Suivent des mesures d’exceptiondans le pays comme par exemple : le contrôle de la presse directement par le président du conseil de guerre .
Et évidemment des pressions sont exercées sur les accusés pour obtenir des dénonciations – en sorte qu’il est difficile de connaître aujourd’hui encore les responsabilités réelles des chefs de l’insurrection .
Il faut dire aussi qu’à la même époque en France c’est la COMMUNE de PARIS – grand mouvement révolutionnaire qui se terminera lui aussi dans le sang et qui inspire jusqu’à présent les mouvements révolutionnaires dans le monde entier.
Il ne s’agit donc pas pour les autorités de montrer aucune faiblesse : l’avenir de la colonie en dépend et par ricochet celui de la France.

Il y aura soixante-quinze condamnations.
- 8 condamnations à mort « pour exercice d’un commandement dans une bande armée »– 5 exécutions dont celle de LACAILLE – ces condamnés ont été fusillés– TELGA introuvable est condamné à mort par contumace .
- 2 déportations dans une enceinte fortifiée à perpétuité– c’est le cas de VILLARD en NOUVELLE-CALEDONIE – aucune preuve de complot : si ce n’est « d’avoir de l’ influence sur les noirs » …
- 16 travaux forcés à perpétuité – dont Lumina SOPHIE dite SURPRISE condamnée bien que enceinte au bagne à CAYENNE.
Parmi les supposés chefs : acquittement pour Jérémie GERMAIN et Léonce ELISE pour absence de preuve…..

L’INSURRECTION DU SUD n’est pas un accident de l’histoire – Elle actualise les luttes fondamentales de la société martiniquaise dans la deuxième moitié du XIXième siècle, et leur donne une forme radicale. Pour quelques jours, l’affrontement quotidien entre la domination économique sociale et politique de la grande bourgeoisie blanche et de couleur et la résistance des classes populaires noires s’est actualisé dans une flambée de violence et d’espoir.
Lui donner un sens c’est le situer dans le contexte des rapports sociaux en MARTINIQUE en 1870, des forces sociales en présence et des actions qu’elles développent dans leur effort pour conquérir le droit de contrôler le devenir de la société .

Je vais donc présenter rapidement une sorte de photographie de la situation économique et sociale .

1°Tout d’abord : la MARTINIQUE est un pays essentiellement rural ; la plus grande partie de la population vit à la campagne . Les chiffres qui suivent sont cités par J.ADELAÏDE-MERLANDE.
- en 1877 : population totale : 161995 habitants population urbaine : 48587
Population rurale : 113408
- c’est encore plus vrai pour le sud – voici les chiffres concernant certaines communes
RIVIERE-PILOTE : la population totaleest de 6000 habitants .Le bourg compte 450 habitants et les quartiers 5550 .
MARIN : population totale:4100 habitants dont 1218 au bourg et 2882 dans les quartiers .
VAUCLIN : sur une population totalede 5015 habitants, 660 habitent le bourg et 4355 les quartiers.

L’Insurrection du Sud apparaîtra comme une révolte du monde rural .

2°Du point de vue agricole, on distingue deux « pays » : le pays sucrier et le pays vivrier.

C’est le pays sucrier qui domine largement en superficie et en richesse . C’est le domaine de la canne et de la grande propriété.
Culture d’exportation, la canne occupe 56% de la surface cultivable.
On compte en Martinique 564 sucreries – en moyenne : 33 hectares par sucrerie – dont le revenu annuel moyenest de 16500 francs.
Le pays vivrier compte 5478 vivrières sur environ 30% de la surface cultivable- en moyenne 2.5 hectares par vivrière produisant un revenu annuel moyen de 360 francs.
La disproportion est donc considérable entre le grand propriétaire sucrier et le petit exploitant de vivres.
Le reste de la surface cultivable est consacrée à des cultures secondaires d’exportation comme le café, le cacao, le coton et le tabac .

Le pays sucrier s’étend dans les bonnes terres des plaines depuis longtemps défrichées.
A partir de le deuxième moitié du siècle, la production du sucre se modernise Les usines centrales remplacent les anciennes sucreries devenues peu rentables. De 1868 à 1872on construit 11 usines centrales – (c’est à la construction de l’usine centrale du Marin que la famille LUBIN travaille lors de l’agression) – C’est que le sucre de canne se porte fort bien sur le marché des denrées coloniales et comme l’écrivent JOURJON et DUQUESNAY :« les actions des usines centrales de la Martinique…pour longtemps encore offriront des placements de tout repos aux taux inouïs de 15 à 30 %».

Une minorité békée possède les plus grandes plantations de sucre et les usines centrales et veut « toujours plus de sucre et toujours plus de profit » - Elle domine le commerce des importations et des exportations
Il a parmi eux des nostalgiques de l’esclavage qui, comme JB CODE,
manifestent racisme et mépris à l’égard de tout ceux qui ne sont pas blancs et prétendent traiter leurs ouvriers comme des esclaves
D’autres s’adaptent à la nouvelle donne et renforcent leur pouvoir économique ; ils jouent de leur influence sur les autorités coloniales pour construire une législation du travail, véritable carcan juridique qui limite la liberté des travailleurs .
Au moment de l’insurrection, les uns et les autres appellent à la répression – allant jusqu’à demander des exécutions pures et simples. Certains s’enfuient dans les îles voisinesou ailleurs.

Les grands propriétaires mulâtres sont objectivement les alliés des békés : leurs sont communs ; propriétaires d’habitations importantes, ils ont des parts dans les usines centrales et un rôle important dans le commerce.
Mais, ils ne sont pas blancs et ils subissent eux aussi le racisme – dans une moindre mesure car bien sûr l’argent n’a pas de couleur…. Ils sont certainement touchés par l’affaire LUBIN ils sont favorables à l’égalité des races , une idée dont ils sont le produit – et ils sont animés de sentiments républicains, proches des PERRINON, BISSETTE….
Seulement au moment décisif de la répression du mouvement insurrectionnel , ils n’hésitent pas à prêter main forte aux forces coloniales en intégrant les détachements de volontaires en action dans la chasse à l’homme, en financement armement et même volontaires moins fortunés qu’eux . Le maintien de l’ordre capitaliste et colonial dont ils bénéficient tant et qu’ils contribuent si bien à construire est à ce prix .

La législation du travailest une législation d’exception. Elle est à la fois création propre à la colonie à la demande de ses classes dirigeantes et instrument privilégié d’exploitation.
A la base : le décret du 13 février 1852 , complété par un arrêté du gouverneur GUEYDON le 15 septembre 1855 , porte sur le contrat de travail des travailleurs agricoles : les contrats d’associations âprement négociés par les nouveaux libres en 1848 sont supprimés et remplacés par des contrats d’engagement.
Engagement obligatoire d’un an au moins – 26 jours de travail effectif- plus de 9h de travail par jour – un salaire mensuel fixe payé si seulement les 26 jours de travail sont effectués .
Pour les travailleurs qui ne sont pas rattachés à une habitation : le livret – qui indique les noms, prénoms, surnoms ,âge et lieu de naissance,domicile, résidence et profession, signalement,filiation et numéro d’immatriculation .
Il est obligatoire de signaler le changement de domicile à la mairie de la commune .En cas de changement de travail ou de domicile, le livret doir être « visé par le propriétaire, patron ou chef d’industrie » (art2)
Le but de cette législationest d’empêcher ce que les autorités appelle le vagabondage . Les vagabonds n’ont ni livret, ni contrat d’engagement sur une habitation , ils n’exercent pas de métier – il peuvent être condamné à des amendes - qui sont en fait converties en journées de travail gratuit sur une habitation avec le statut obligatoire d’engagé ; s’ils refusent, ils intègrent l’atelier disciplinaire de l’Etat… Soulignons que tout groupement de travailleurs était qualifié de « réunions de vagabonds » .
L’habitation tend à être un monde clos, répressif qui ignore la négociation – où le conflit est permanent mais étouffé jusqu’à ce qu’il explose ….

L’immigration d’INDIENS et de CONGOS , de 1852 à 1884, est organisée à la demande des patrons békés ou mulâtres .
Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, contrairement à ce qu’on pense habituellement il n’y a pas eu de désertions brutales des habitations sucrières mais les grands propriétaires se sont trouvés face à une main d’oeuvre exigeante : les nouveaux libres qui, forts de leur liberté et de leur nouvelle citoyenneté, ont discuté pied à pied avec l’aide d’anciens libres instruits comme CORIDON, les conditions des contrats d’association qui les liaient à leurs anciens maîtres, entre autres des salaires décents, la scolarisation de leurs enfants…. . Il faut casser ses prétentions en créant de la concurrence avec des travailleurs étrangers plus fragiles, plus dociles – et imposer ainsi aux travailleurs créoles les conditions de salaires et de vie de ces nouveaux arrivants Cela se faisait déjà dans les colonies anglaises comme Trinidad et la Guyane britannique – Des Indiens qui fuient la famine – des Africains qui viennent principalement de la région du CONGO– c’est-à- dire d’anciens lieux de traite
Les INDIENS sont recrutés plutôt dans le nord et le centre du pays, Les CONGOS dans le sud.
Ils sont liés à l’habitation par un contrat d’engagement de 1 à 7 ans au termes duquel ils peuvent demander leur rapatriement et ils reçoivent un salaire mensuel ; c’est bien ce qui les distingue des esclaves. Car comme les anciens esclaves, ils sont à la merci du patron : mal nourris, mal logés, mal habillés – familles séparées – manque d’hygiène – ils sont dans un état sanitaire lamentables – ils travaillent mal, ils sont « la ruine des propriétés »paraît-il – mortalité élevée – alcoolisme – suicides – ils fuient comme les nèg mawon – ou bien ils refusent d’obéir – il leur arrive d’incendier les cases à bagasses ce qui provoque l’arrêt de la production faute de combustible ….. . Ces travailleurs immigrés ne semblent pas avoir toujours participé volontairement à la révolte : ils affirment avoir été forcés par les insurgés – et sont relaxés lors des procès ….Leur dépendance à l’égard des patrons les rend suspects aux yeux des autres travailleurs ; Ces derniers savent qu’ils sont là pour casser les revendications salariales et eux-mêmes communiquent difficilement avec eux pour des raisons de langue – ils parlent peu le créole - et aussi de pratiques religieuses surtout en ce qui concerne les Indiens très attachés au culte Hindou – en 1870 ils ne sont pas liés à la société créole .- perçoivent-ils leur avenir ici ? – n’ont-ils pas tendance à s’enfermer dans leur communauté ; il est difficile de s’intégrer à une société étrangère et souvent hostile .
INDIENS et CONGOS forment à peu près 1/3 des travailleurs des habitations .

Les deux autres tiers, c’est-à-dire la majorité des travailleurs, sont créoles.
Parfois ils sont « casés » c’est-à-dire qu’ils vivent sur les habitations et en échange de leur travail ils disposent d’une case et d’un lopin de terre avec l’obligation de ne pas travailler sur une autre habitation.
Mais cela leur rappelle trop la période de l’esclavage , aussi ils préfèrent se louer à la journée – être des « journaliers » . Les patrons ne sont pas favorables à cette solution : car cela suppose des paiements en numéraire qui les mettent en concurrence les uns avec les autres sur les montants des salaires.
Les grands propriétaires sont assez favorables au colonat partiaire : la location de la terre correspond à un pourcentage de la récolte qui revient au patron .
La plupart de ces travailleurs d’habitation, misérables et surexploités, ont rejoint l’insurrection ; leur connaissance des moindres recoins les habitations lui sont d’une grande utilité.

Dans les mornes : le pays vivrier.
La majorité des habitants des zones rurales sont propriétaires d’un lopin de terre dans les mornes ; de temps à autre ils trouvent un complément de ressources en se louant sur les habitations comme travailleurs saisonniers au moment de la récolte de la canne. Mais la plupart du temps, ils cultivent des légumes , élèvent du bétail et des volailles et développent une agriculture d’auto-subsistance – pratiquement sans monnaie – ou tout s’échange même le travail avec la pratique régulière des koudmen – Ils font aussi de la farine manioc, du charbon de bois . Les femmes sont très actives dans cette société de voisinage : elles sont souvent couturières, certaines sont matrones et aident les femmes à accoucher. Gilbert PAGO nous parle de ZULMA qui est à la foie couturière, cultivatrice, journalière sur une habitation et marchande au bourg. Leur dénuement est grand – il suffit de la sécheresse ou de trop de pluie pour que ce soit la misère sans grand espoir de secours que la solidarité de voisinage. Plus de 90% ne savent ni lire ni écrire – et ils savent ce qu’il leur en coûte : l’instruction des enfants est une grande préoccupation depuis que la loi MACKO avant l’abolition prévoyait l’éducation des petits esclaves .
Les hommes comme les femmes sont en relation avec le bourg où ils descendent vendre le surplus de leurs récoltes et acheter viande salée, huile, morue, tissus ….etc. Au bourg il y a aussi la mairie, l’école et surtout l’église…..
Ces paysans formeront le gros des troupes insurgées : ils sont animés par la haine des békés dont ils connaissent le pouvoir d’exploitation et le mépris – plus indépendants que les travailleurs casés, ils ont un sens aigu de leur dignité d’hommes libres . Ils savent que les hommes sont des citoyens, qu’ils ont le droit de vote mais que ça ne change rien à leur misère. Ils vont se solidariser volontiers avec LUBIN qui a osé tenir tête .

Les habitants des bourgs forment la petite bourgeoisie dite « de couleur » . Hommes et femmes sont artisans ou petits commerçants – des petits métiers, quelques ouvriers dans les ateliers et dans les entreprises de travaux publics comme celle de la famille LUBIN.
Il y a aussi des enseignants comme VILLARD, instituteur qui deviendra commerçant – et un des dirigeants du mouvement, des domestiques…
Tout le monde n’est pas aisé mais la vie paraît moins dure qu’à la campagne ;ils vivent dans une certaine indépendance vis-à-vis de l’habitation .
Souvent ils ont une certaine instruction, leurs enfants vont à l’école . Ils peuvent espérer pour eux une meilleure situation économique , un meilleur statut social .
Ils agissent sur le plan de la politique municipale : ils s’intéressent à la gestion municipale même et revendiquent la participation réelle aux affaires de la commune qui leur est refusée habituellement par les békés . Nous avons vu comment le maire béké de RIVIERE-PILOTE entend garder le pouvoir sur la commune . Mais nous avons vu aussi qu’aux moments les plus critiques de la révolte, il n’hésite pas à faire appel à VILLARD pour négocier avec les rebelles qui accepte volontiers ce rôle d’intermédiaire. Ils préfèrent la force de la parole à la violence des armes ; peu d’entre eux s’impliqueront dans la lutte armée. C’est par l’action politique qu’ils veulent assurer leur contrôle sur la société : ils soutiennent le parti de « la couleur » contre le parti des blancs. L’affaire LUBIN les a atteint dans leur dignité d’homme et de citoyen . Ils manifesteront une solidarité certaine avec le mouvement insurrectionnel tout en utilisant leur influence pour apaiser le conflit.

Quel sens donner à l’INSURRECTION DU SUD aujourd’hui ?

On pense généralement que l’on se trouve devant une révolte spontanée sans programme, peu coordonnée, sur quelques jours à peine. Les insurgés n’ont pas fait de compte-rendu de réunion – ils n’ont pas – à ma connaissance- écrit leur histoire. Nous avons pour les connaître ce qui été dit lors de leurs procès…..Nous avons aussi la tradition orale, et les chansons…..La mémoire populaire.

Cependant si nous pensons qu’une révolte s’inscrit toujours dans une logique, plus que des paroles, ce sont les actions qui nous en livrent le sens .

Les insurgés ont occupé l’habitation DAUBERMESNIL–le temps leur a certainement manqué pour en partager les terres ; peut-être ont-ils commencé. Peu importe . Par ce geste, ils ont contesté le système de propriété à la base de l’exploitation coloniale, et posé dans les faits le problème toujours pas résolu de la terre en Martinique.

On a attribué à LACAILLE et à TELGA des idées d’indépendance – on parle même d’une proclamation de la REPUBLIQUE MARTINIQUAISE - il faut se rappeler que l’exemple de la REPUBLIQUE D’HAÎTI première république noire d’AMERIQUE est le symbole de la victoire des anciens esclaves noirs sur leur maîtres blancs. La volonté de s’emparer du pays n’est peut-être pas exprimée – elle n’est pas impossible – le temps a manqué.

Les insurgés avaient un drapeau - 3 couleurs : le noir, le rouge et le vert . Ces couleurs ont flotté en tête de nos manifs en février 2009 – on les voit sur les plaques d’immatriculation de certaines de nos voitures, sur des t-shirts et au fronton de la mairie de SAINT-ANNE et reprises par certains partis comme le PPM – Il est émouvant de penser aujourd’hui qu’elles relient à la grande insurrection vaincue en 1870 nos aspirations de MARTINIQUAIS et de MARTINIQUAISES de ce début des années 2000 .

Les insurgés de 1870 nous ont légué – comme les révoltés de 1848 – la nécessité impérieuse de lutter sans cesse pour la reconnaissance de notre dignité, contre les discriminations, contre l’exploitation .

Il nous faut aussi continuer ensemble par l’étude à redonner chair et sang à ces combats anciens pour qu’ils nous livrent mieux le sens profond de leur cause qui est aussi la nôtre .


Le 22 MAI 1848 : les esclaves se libèrent… Marie-Christine PERMAL : intervention du 22 mai 2009 à l’Anse CAFARD

Le 22 MAI 1848 : les esclaves se libèrent…

C’est une grande émotion,pour moi, de me trouver aujourd’hui, 22 mai 2009, avec vous, camarades, à l’Anse Cafard, face à ces sculptures massives, voutées, si puissantes, tournées vers l’Afrique, loin là-bas au-delà de l’océan . Symboles de malheur absolu mais aussi de force, de détermination ….

Parler du 22 mai aujourd’hui, c’est commémorer une révolte et une victoire : la liberté gagnée dans la lutte après deux siècles de déportation et d’esclavage.

Ce n’est pas l’abolition de l’esclavage que nous célébrons aujourd’hui ici - elle n’est qu’une forme juridique qui serait vide de sens si elle n’était vivifiée par les luttes incessantes des esclaves pour l’obtenir et ensuite celles des affranchis que nous sommes pour la conserver contre ses remises en cause plus ou moins masquées .

Parler du 22 mai aujourd’hui, c’est trouver à nos luttes d’aujourd’hui une filiation, c’est établir une continuité entre les combats du passé et ceux de notre présent contre l’exploitation coloniale capitaliste qui, elle, n’a pas cessé.

Tout d’abord quelques mots pour rappeler le contexte historique.
.
Le 22 mai 1848, la Martinique est une possession, une colonie de la France depuis plus de deux siècles – les Amérindiens qui la peuplaient alors, les Kalinas, ont été rapidement éliminés, les colons européens se sont emparés de leur terre et ont importé des captifs africains pour la travailler. Une société neuve basée sur le travail forcé et le trafic d’êtres humains voit le jour pour le plus grand bien de la France et de ses représentants sur place.

En février 1848, une révolution républicaine se produit en France. Le roi Louis-Philippe est contraint à l’abdication. Un gouvernement provisoire proclame la république. Il est formé de républicains modérés mais aussi de socialistes qui, comme Victor Schoelcher, font depuis plus d’une dizaine d’années campagne pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies ;
Le 27 avril 1848, le gouvernement provisoire prend un décret : « L’esclavage est entièrement aboli dans les colonies et possessions françaises »(article 1) . Le 4 mars précédent il avait proclamé que « nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves ».
Ce décret n’arrive pas soudainement. Il est l’aboutissement d’un processus d’assouplissement de l’esclavage qui se développe au cours de cette première moitié du XIXième siècle. Il faut rappeler qu’il a été précédé en 1845 par la loi MAKAUD qui s’est substituée au Code Noir et qui prévoit une émancipation progressive échelonnée sur 30 ou 40 ans ; elle précise droits et devoirs des maîtres et des esclaves dans le sens d’un « allègement » de l’esclavage. Elle est le résultat des révoltes de plus en plus fréquentes, de plus en plus violentes des esclaves et des « libres » qui, plus que jamais, depuis le début du siècle, mettent en danger la colonie.
Il faut dire aussi que la Grande-Bretagne a aboli l’esclavage dans ses colonies en 1838, que la Traite négrière a été interdite au 1815 et que, surtout en 1804, HAÏTI est devenu la première république noire d’Amérique et la seule issue d’une révolution anti-esclavagiste .
_ C’est dans ce climat que toute la Martinique attend l’abolition de l’esclavage, les uns avec enthousiasme et impatience, les autres avec rage… Depuis le 26 mars, les événements de France sont connus et on sait qu’un décret d’abolition de l’esclavage doit être pris.
Les esclaves ne veulent pas se faire voler leur émancipation et font pression : ils refusent de travailler et quittent les habitations pour se rassembler dans les bourgs en compagnie des « libres », à Case-Pilote, au Marin, au Saint-Esprit, à Sainte Marie, à Sainte-Anne, au Lamentin….. Ils veulent obliger les békés qu’ils rencontrent à signer des pétitions en faveur de l’émancipation. L’atmosphère est explosive. Ils ont tracé le chemin de la liberté et se comportent en personnes libres.

Certains békés comme Huc, le maire du Prêcheur, recrutent des hommes armés et se montrent de plus en plus durs, cruels et intransigeants envers leurs esclaves, affichant haine et mépris, dérogeant même de la loi Makaud.
D’autres sentent le vent tourner. Ils jouent la carte de la conciliation et de la prudence.
Pendant les huit semaines qui précèdent le 22 mai, la tension monte.
Les mulâtres tout en soutenant la lutte des esclaves les incitent à la modération et tout en cherchant à les organiser tentent en fait à les canaliser par de « bonnes paroles ». Ils répètent à l’envie leur mot d’ordre : « L’ordre et la liberté ».

Nous connaissons tous l’événement déclencheur de l’insurrection du 22 mai.
Le 20 mai au soir à l’habitation Duchamp, le maître a interdit le tambour pendant la soirée de la grage du manioc ; pourtant c’est la coutume et Romain, le tanbouyé, refuse d’obéir ; il en résulte un « charivari ». Duchamp appelle les gendarmes qui arrêtent Romain et le conduisent à la geôle à Saint-Pierre.
Une foule de plus en plus nombreuse d’esclaves et de « libres » venant du Prêcheur mais aussi du Morne Rouge, du Carbet, des quartiers de Saint-Pierre se dirigent vers la ville et réclament à grands cris la libération de Romain. Pory-Papy, un mulâtre adjoint au maire de Saint-Pierre prend sur lui de faire libérer Romain. Les esclaves regagnent joyeusement les habitations : ils ont gagné !
Tout aurait pu en rester là si Huc n’avait pas fait tirer sur eux – trois morts et dix blessés. On fait demi-tour, on se dirige vers Saint-Pierre emportant morts et blessés. On tue au passage le beau-fils de Huc qui fait de la provocation. Il s’en suit une véritable bataille qui fera vingt morts dans les rangs des révoltés. Mais ils l’emporteront. Huc et quelques familles békés sont contraints de fuir par la mer et quitteront définitivement la Martinique pour Cuba, Puerto-Rico ou mieux le sud des Etats-Unis où l’esclavage a encore de belles années devant lui…
Le 22 mai, le peuple envahit les rues de Saint-Pierre. Des familles békés se réfugient dans la maison des Sanois. Les insurgés entourent la maison. Un coup de feu est tiré de l’intérieur et tue un manifestant ; la maison est alors incendiée ; on dénombrera trente-trois morts.
Nous sommes le soir du 22 mai, une grande partie de Saint-Pierre est en flammes. Le peuple en armes s’est soulevé et réclame l’abolition immédiate de l’esclavage.
L e conseil municipal de Saint-Pierre appelle en urgence le gouverneur Rostoland et lui demande de décréter l’abolition même si pour ce faire il outrepasse ses pouvoirs.
Le 23 mai au matin le décret d’abolition est signé par Rostoland à l’hôtel de l’Intendance :« Considérant que l’esclavage est aboli en droit et qu’il importe à la sécurité du pays de mettre immédiatement à exécution les décisions du gouvernement de la métropole pour l’émancipation générale dans les colonies françaises…. Article 1 L’esclavage est aboli à partir de ce jour à la Martinique ». Trois jours plus tard l’abolition sera étendue à la Guadeloupe.
L e décret du 27 avril arrivera 10 jours plus tard, le 4 juin, avec le nouveau représentant de la France, François-Auguste Perrinon, un mulâtre.
Le soir du 23 mai non seulement Saint-Pierre mais toute la Martinique est dans la joie .On crie : « Vive la liberté ! », « Vive la république ». On plante des arbres de la liberté sur les places et des prêtres, consentants ou forcés, les bénissent. L’armée présente les armes et salue le drapeau de la liberté, bleu-blanc-rouge.

Durant les semaines qui ont précédé l’abolition et celles qui l’ont suivie, quelque chose de fondamental s’est produit :
On est passé d’une société dominée par les colons, propriétaires de la terre, maîtres d’esclaves, à une société contrôlée – même de façon provisoire pour quelques jours seulement – par les esclaves puis par les nouveaux libres .
Pour la première fois la lutte séculaire des esclaves contre leur maîtres a infléchi durablement le cours de l’histoire : la Martinique n’est plus une société esclavagiste .
Toutes les forces en présence dans la société martiniquaise au lendemain du 22 mai 1848 – Békés, mulâtres, Etat, Eglise, nouveaux libres – doivent tenir compte de ce nouvel état de fait.
Des questions s’imposent.
Quelles sont ces forces en action dans les jours qui ont précédé l’abolition ? comment ont-elles agi ? au nom de quoi ? quelles alliances elles ont contractées ? comment elles se sont opposées ? Comment s’est articulé à ce moment la lutte des classes pour tisser la trame du pays Martinique ?

Tout d’abord les esclaves . Ils luttent pour leur liberté et s’opposent de tout temps à leurs maîtres, à ceux dont ils sont la propriété, le « bien meuble » c’est-à-dire ce qu’on vend et qu’on achète, qu’on échange et dont on hérite .
Mais qu’est-ce qu’être libre pour un esclave ? Il ne s’agit pas de l’idée de liberté chère aux philosophes du XVIII ième siècle mais de quelque chose de bien concret :
C’est manger à sa faim alors que la pénurie d’aliments est un problème permanent de la société esclavagiste dont l’essentiel de l’effort de production concerne les produits d’exportation et pour laquelle il faut importer de la nourriture .
C’est circuler librement dans le pays sans le billet du maître.
C’est habiter où on veut et non obligatoirement sur la terre du maître, dans la case donnée par le maître.
C’est s’habiller à son goût sans ces règlements qui obligent à porter les haillons donnés par le maître.
C’est travailler où on veut, avec qui et comme on veut et effectuer un travail harassant du lever au coucher du soleil sous le fouet du commandeur .
C’est bénéficier des richesses que son travail produit et non ces tâches sans fin ni but qui ne produisent aucun avenir .
C’est croire à Dieu ou aux Dieux et non se voir imposer le baptême .
C’est avoir le droit d’aimer et même d’épouser l’homme ou la femme de son choix sans être contraint de requérir l’autorisation du maître – sans risquer aussi de se trouver son jouet sexuel.
C’est élever ses enfants, être responsable d’eux, pouvoir leur enseigner une vie digne sans se dire que tant qu’ils seront la propriété du maître il n’y aura aucun avenir pour eux .
Et surtout cesser d’être la victime écrasée par les souffrances d’une exploitation sans frein, les violences physiques, l’humiliation, l’avilissement, le mépris, le racisme .
Etre libre c’est être une femme, un homme reconnus comme des personnes….
Très tôt les esclaves ont cherché à imposer leur humanité et ceci par toutes sortes de moyens qui vont de la compromission à la révolte sanglante en passant par la résistance passive, le vol, le mensonge, la complaisance sexuelle … Peu à peu les luttes se radicalisent, les esclaves passent à l’offensive, conscients que la fin de l’esclavage dépend avant tout de leur combat, un combat à mort : « la liberté ou la mort ».

Leurs plus proches alliés sont les « libres » ou « libres de couleur » . Ils sont en général récemment affranchis par leurs maîtres ou bien ils ont pu économiser pour « racheter » leur liberté, celle de leur femme, de leurs enfants. Ils forment le peuple des bourgs, ils sont petits marchands, petits artisans. Ils sont aussi petits cadres d’habitation ou même paysans . Ils sont pauvres . Ils luttent pour une vie matérielle meilleure, subissent la double discrimination de la misère et de la couleur. Ils sont en liberté surveillée . Ils pensent que la disparition de l’esclavage est essentielle à l’amélioration de leur situation et à la reconnaissance de leur dignité . Ils n’ont pas oublié qu’il y a peu ils étaient dans la servitude et que leur libération est précaire .

Les mulâtres sont eux aussi « des libres de couleur » mais leur affranchissement est plus ancien et souvent directement lié à leur métissage .Ils ont souvent bénéficié des largesses de leurs pères békés . Ils forment une catégorie sociale particulière caractérisée par l’instruction, la fortune, la propriété de terres et d’esclaves. Ils ne leur manque que d’être vraiment blancs pour participer réellement au contrôle de la société et au besoin la dominer .
Ils luttent donc pour l’égalité avec les blancs et cela passe par la disparition de l’esclavage, cette infamie liée à la couleur de la peau . Ils mènent à la fois une lutte antiraciste et abolitionniste .En France, ils participent à la commission qui prépare le décret d’abolition . En Martinique la « politique de fusion » leur permet d’avoir accès aux différents conseils de la colonie, aux chambres de commerce de Saint-Pierre et de Fort-de- France ; leur terrain de lutte se situe au niveau des instances politiques et économiques .
Ils sont partisans, nous l’avons vu ,de « l’ordre et de la liberté ». Ils soutiennent une abolition « sans émeute et sans répression ». Ils interviennent dans les événements de mai 1848 pour rétablir l’ordre par le dialogue et la justice – ainsi Pory-Papy fait libérer Romain . Leur arme est la parole et ils ne participent pas physiquement à la lutte même s’il arrive à certains de prendre des risques réels en s’interposant entre les adversaires .
Ils sont persuadés que l’abolition apportera à la colonie une vie nouvelle et qu’il est indispensable d’éduquer le peuple aux exigences d’une liberté responsable. Républicains, souvent libres penseurs, ils lutteront pour une école laïque, gratuite et obligatoire pour tous qui leur semble seule capable de dispenser une éducation conforme au changement social.

Les békés, ou colons, propriétaires d’esclaves blancs forment la classe dirigeante de la
la colonie tant sur le plan politique qu’économique . Ils sont négociants et s’occupent d’exporter ce que la colonie produit et d’importer ce dont elle a besoin . Ils possèdent de grandes propriétés qu’ils plantent en cannes, et des sucreries .
Ils bénéficient de tous les privilèges et leur couleur de peau jalousement gardée au sein de leur caste est le symbole de leur domination .
En 1848, deux catégories de békés : ceux qui sont opposés à l’émancipation des esclaves et ceux qui y sont favorables.
Les premiers ne sont pas les plus nombreux mais ils sont les plus virulents . Racistes sans complexe, ils considèrent que les personnes qui ont la peau noire sont nés pour être esclaves et sont incapables de faire autre chose que d’obéir inconditionnellement à celles qui ont la peau blanche.
Malgré la loi Makaud ils continuent à mener la vie dure à leurs esclaves et répriment violemment toute tentative de désobéissance . Ils font la chasse aux marrons qui fuient en canot vers la Dominique et Sainte-Lucie où l’esclavage a été aboli depuis dix ans.
Ils sont farouchement opposés aux mulâtres qu’ils méprisent et accusent de soutenir et d’organiser les rebelles. Ils ne veulent pas de « la politique de fusion » dans les conseils municipaux qu’ils détiennent au Prêcheur, à Case Pilote ; au Gros Morne. Nous avons vu leur rôle dans les événements du Prêcheur . Souvent ils préfèrent fuir vers des pays où l’esclavage continue à sévir plutôt que s’adapter à la nouvelle société .
On peut appeler les békés qui sont favorables à l’abolition de l’esclavage les colons réformateurs . Ils sont d’accord avec une alliance avec les mulâtres et à la politique de fusion dans les conseils municipaux . Ils pensent que la société martiniquaise doit être réformée .
Le mode de production esclavagiste est dépassé et il est un frein à la modernisation de l’industrie sucrière . Les colonies doivent à leur tour participer à la révolution industrielle qui transforme profondément les modes de production en Europe et moderniser l’industrie sucrière en la mécanisant .
Or les esclaves ne souhaitent ni ne peuvent s’adapter à ce nouveau mode de production . Contraints, ils ne s’investissent pas dans un travail dont ils ne tirent aucun bénéfice . Ils ne prennent aucun soin des outils, comment entretiendraient-ils des machines ? Ils ne sont pas disposés à apprendre de nouvelles technologies aussi bien par manque d’instruction que par manque d’intérêt . Leur entretien qui comprend aussi bien la nourriture, les vêtements, le logement coûte cher d’autant plus que certains d’entr’eux comme les enfants, les vieillards, les malades sont inproductifs mais sont à la charge du maître . Tout compte fait il vaudrait mieux verser des salaires très bas et être débarrassé de ces charges . Le travail libre est le moins onéreux .
Par ailleurs la condition d’esclave ne favorise pas la natalité dont le taux est très bas . On voit des femmes qui préfèrent avorter ou tuer leur enfant à la naissance plutôt que de donner la vie à un petit esclave . Le taux de mortalité reste très élevé L’interdiction de la traite ne permet pas de s’approvisionner en travailleurs. Dans une société débarrassée de l’esclavage on peut envisager une politique nataliste en encourageant la formation de familles stables ; ne faisait-on pas crier aux esclaves à la veille de l’abolition « Vive le travail ! vive le mariage ! » ?
Enfin la situation actuelle est intenable . Les esclaves prennent de plus en plus de liberté et sont prêts à la révolte à la moindre remontrance . Haïti et son indépendance sont un exemple pour beaucoup d’esclaves . Les békés réformateurs préfèrent négocier de nouveaux rapports sociaux plutôt que de risquer de perdre la colonie .
Ils seront donc de « bons maîtres » comme Pécoul et Périnel ; ils s’impliqueront dans le processus de changement au point d’élaborer des projets de contrats d’association destinés à préparer au travail libre , c’est le cas de Louis Hayot.
Ils ont compris que le maintien de leur domination sur la société coloniale est à ce prix .

L’Etat, depuis février 1848, est représenté en France par un gouvernement provisoire républicain . L’abolition de l’esclavage est une des premières mesures prises par ce gouvernement à peine deux mois après la prise de pouvoir. Le principe du suffrage presque universel puisque seulement masculin est applicable dans les colonies . Conformément à l’idéologie républicaine et abolitionniste, l’objectif est de libérer .
Un officier mulâtre de la Martinique, Perrinon, est nommé commissaire général de la République en Martinique en remplacement du gouverneur provisoire le général Rostoland.
Mais le gouvernement provisoire ne remet pas en cause le système colonial : la Martinique et la Guadeloupe demeurent des colonies de la France . Il ne remet même pas en cause le système de propriété esclavagiste puisqu’il prévoit d’accorder une indemnité aux anciens propriétaires d’esclaves dans le décret même qui libère ces esclaves.
En Martinique l’Etat est représenté par le gouverneur provisoire Rostoland à qui sont accordés des pouvoirs extraordinaires . Ici l’objectif est plus de contenir que de libérer . La tête pensante du pouvoir local est Louis Husson, un béké, directeur de l’Intérieur qui adresse aux « cultivateurs esclaves » en français et en créole une proclamation dès le 31 mars 1848 . Ce texte répond à trois préoccupations :
- assurer les esclaves de l’émancipation prochaine pour calmer leur impatience mais c’est une liberté sous contrôle :« Soyez dociles aux ordres de vos maîtres »
- rassurer les békés : l’ordre sera maintenu et ils ne manqueront pas de main d’œuvre. Le décret d’application ne s’appliquera qu’après la récolte c’est-à-dire pas avant le mois d’août. Le travail libre sera règlementé.
- donner satisfaction aux mulâtres en leur promettant l’égalité totale et une participation plus large aux instances politiques .
On parle de « réconciliation entre les races » et « d’oubli du passé » .
Le pouvoir local d’Etat s’allie aux mulâtres et aux békés réformateurs face au danger de désordre et de violence des esclaves et des « libres » pauvres . Abolition, d’accord. Liberté, d’accord mais rien ne doit changer au fond.

L’Eglise catholique depuis le début de la colonisation est en charge de l’âme de chacun , elle dit le bien et le mal, elle dispense à chacun les bienfaits de la religion . Elle justifie le pouvoir des blancs par la Bible et fait accepter leur condition aux noirs par la même bible. Elle baptise les esclaves et mène auprès d’eux son entreprise de domestication .
En 1848, elle est d’ une grande importance pour le peuple des esclaves et des « libres ». La messe est une occasion de dévotion et de rassemblement . Le 23 mai et les jours qui suivent on exige des prêtres qu’ils bénissent les arbres de la liberté . Un Te Deum est chanté à Saint-Pierre pour célébrer l’abolition .
Mais qu’en est-il de la hiérarchie et des prêtres ? On peut considérer trois groupes .
- un clergé réactionnaire aux côtés des békés restés esclavagistes, favorables à la ségrégation raciale dans les établissements scolaires, contre la libération, contre l’égalité .
- un clergé qui s’adapte au jour le jour à la situation nouvelle, c’est la hiérarchie dont l’objectif est de maintenir l’ordre en exhortant à la sagesse, au mariage et au travail – l’important est pour les nouveaux libres d’être « des citoyens utiles et laborieux »
- enfin un clergé progressiste qui est minoritaire mais très proche du peuple .Il prend à son compte les valeurs d’égalité, de liberté et de justice . Ainsi l’abbé Marchesi à Rivière Pilote prononce des homélies en faveur de l’abolition et réunit dans une même cérémonie des communiants noirs, blancs et mulâtres . Pendant ces jours de libération, la hiérarchie tente de prendre des sanctions contre ces prêtres mais doit céder devant la pression populaire.
L’Eglise est traversée par le débat de fond de la société qui change : liberté pour les esclaves / égalité pour tous . Par la diversité même de ses réponses, elle maintient son influence sur l’ensemble de la société . Elle a main mise sur la conscience , ce qui lui donne le pouvoir de poursuivre sa mission de domination spirituelle.

Une nouvelle société se met en place . Les forces en présence modifient leurs stratégies en fonction de nouveaux enjeux .

Les nouveaux libres étrennent leur liberté toute neuve : circuler librement ; ne plus être attaché à une habitation et à un maître, s’installer sur un lopin de terre et vivre de ses récoltes ou bien s’installer en ville et vivre de ses talents.

Pour les békés, pour les mulâtres, pour l’Etat et pour l’Eglise il est impératif de rétablir l’ordre et de mettre les nouveaux libres au travail . Alors on contrôle leurs allers et venues par le livret et on punit leur « vagabondage » - on essaye de prendre des mesures coercitives qui ressemblent à un retour en arrière – mais rien n’y fait ; la main d’œuvre manque et dès 1852 on organise l’immigration de travailleurs engagés indiens, africains, asiatiques .

Les usines centrales remplacent rapidement les sucreries ; le capital se concentre entre les mains de quelques familles békés.
La classe capitaliste accroît sa puissance économique et politique.
L’exploitation prend une forme différente. Les salaires sont très bas. Aucune protection sociale. La misère est le lot du plus grand nombre.
La classe ouvrière se forme et prend de plus en plus conscience que sa lutte contre ses nouveaux exploiteurs constitue la trame même de la société martiniquaise .
Dans les années qui suivent les syndicats se créent, les grève se multiplient et ce malgré la répression….
De mai 1848 à février 2009, le peuple martiniquais a pris conscience de lui-même . I l se reconnaît comme peuple créateur de sa propre histoire . Il ne se réduit pas à une simple population comme voudrait le faire croire l’Etat français qui ne reconnaît sur ses territoires que le peuple français. Il sait qu’il est une puissance capable de lutter contre ceux qui l’exploitent et de changer ainsi le cours de l’histoire de la Martinique.

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