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Philippe Corcuff : en solidarité avec Florence Aubenas et Hussein Hanoun

Publie le mercredi 2 mars 2005 par Open-Publishing
15 commentaires

Le regard du sociologue : en solidarité avec Florence Aubenas et Hussein Hanoun

de Philippe Corcuff*

“De la postmodernité des années quatre-vingt, restera ce point de réel : nous sommes ceux qui ont à tenir compte de la complexité des choses”
Florence Aubenas et Miguel Benasayag, Résister, c’est créer, La Découverte, 2002.

Un grand reporter comme Florence Aubenas, dans le travail en Irak avec un guide-interprète comme Hussein Hanoun, est quotidiennement confronté à la complication des affaires humaines. Le danger, le climat d’incertitude, les bouillonnements du réel, avivent d’autant plus le sens des nuances, véritable boussole éthique.

Quand sa vie est menacée par le moindre faux-pas, par une minuscule erreur d’appréciation, les pensées-bulldozers qui aplanissent par avance le terrain de l’enquête sont de peu de secours. Seuls les porte-micros d’idées reçues peuvent s’en contenter, calfeutrés dans leurs hôtels internationaux, biberonnant les “ informations officielles ” servies par les puissants du moment. Cet imbroglio humain sur le sol irakien renvoie notamment aux complications de l’islam qui suscitent tant de fantasmes simplificateurs.

Ici donc, à la suite de l’ignoble crime du 11 septembre, les esprits se sont mis à essentialiser et à diaboliser. “ L’islam ” est peu à peu devenu un terme porteur d’une essence maléfique, synonyme de “ menace ”. L’amalgame s’est transformé en mode de pensée : “ islam ”, “ islamisme ”, “ intégrisme ” et “ terrorisme ” ont été couramment associés, assimilés. L’essentialisme - en tant que réduction d’une réalité sociale complexe à une “ essence ” exclusive, négative ou positive - a régné comme une nouvelle “ pensée unique ”, à droite, à gauche et ailleurs. Un essentialisme portant au manichéisme, car face à un islam essentialisé en “ barbare ”, se profile un Occident (pour les plus bushiens) ou une Europe (pour la version “ gauche ”) “ civilisés ”. Editorialistes y voyant une occasion de gonfler leurs vocalises rhétoriques du sens de leur propre importance, intellectuels médiatiques assénant une fois de plus les versets de leur ignorance, essayistes dénicheurs du dernier “ complot ” commercialement juteux, etc. : de nouveaux Croisés ont amplifié dans l’espace public les peurs de secteurs de la population. Claude Lévi-Strauss rappelait, dans son célèbre texte pour l’UNESCO de 1952 intitulé Race et histoire, que cette attitude, somme toute assez ancienne dans les sociétés humaines, avait pour caractéristique de refuser “ d’admettre le fait même de la diversité culturelle ”. “ On préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit ”.

Cet essentialisme diabolisant a quelque chose à voir, dans sa vision du monde, avec l’essentialisme des fondamentalismes musulmans. Et certains tenants du Jihad contre l’Occident mettent leur rhétorique réductrice au service d’entreprises meurtrières. Leur haine assassine tente alors de trouver des justifications dans les rapports historiques de domination entre le Nord et le Sud. Quelques Occidentaux marginaux leur emboîtent le pas, toujours à la recherche d’une figure mythique et purificatrice de “ l’Opprimé ”, afin de calmer leurs petites culpabilités et leurs angoisses existentielles. “ Les Juifs ” incarnent, une fois de plus, la figure “ idéale ” du bouc émissaire, cristallisant les ressentiments contre l’Occident, les rivalités religieuses, les effets de l’abcès du conflit israélo-palestinien et des stigmatisations plus ancestrales. Judéophobie et islamophobie se présentent comme les deux faces antagonistes, mais liées, de l’essentialisme contemporain, dans un contexte où des Huntington à la petite semaine célèbrent “ le choc des civilisations ”.

Les sciences sociales se sont efforcées depuis longtemps d’échapper à de tels essentialismes. Elles ont tenté de porter un regard tout à la fois compréhensif et critique sur les complexités humaines. Compréhensif, pour essayer de comprendre les raisons humaines, avant de juger, pour condamner ou pour louer. Comprendre tout particulièrement les raisons de ceux qui parlent avec d’autres mots, d’autres silences, d’autres référents culturels, d’autres expériences sociales. Comprendre la variété des raisons, la diversité des comportements, leurs contradictions. Critiques, pour ne pas se contenter des paroles prononcées, mais démasquer les formes d’oppression, les rapports de forces, les intérêts politiques et économiques, le non-dit des violences sociales. La pente compréhensive du regard sociologique prend au sérieux la pluralité humaine chère à Claude Lévi-Strauss.

Sa pente critique appuie ses jugements sur nos fragiles étalons de valeur, c’est-à-dire sur ce dont nous faisons la pari de l’universalisable dans nos traditions morales et politiques (les valeurs d’égalité des droits, contre les discriminations sociales, sexistes, racistes ou homophobes, de pluralisme et de démocratie, de séparation des églises et des pouvoirs publics, etc.). Un regard compréhensif et critique, ne prenant appui ni sur un universalisme arrogant et définitif, ni sur un relativisme dissolvant. Ce type de regard sociologique a permis, par exemple, de comprendre qu’il y avait des usages sociaux du “ foulard islamique ” en France. Que certains usages traduisaient une demande de différenciation personnelle, que d’autres relevaient de l’imposition d’un pouvoir patriarcal, que d’autres exprimaient une revendication politico-religieuse, que d’autres encore, etc. Cette posture apparaît analogue à celle des grands reporters qui, en Irak et ailleurs, s’imprègnent des différences tout en traquant les rapports de pouvoir. Ils sont si rares et précieux dans le brouhaha médiatique.

* Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon.

Paru dans Les Inrockuptibles
N° 483, du mercredi 2 au mardi 8 mars 2005

Les médias et la guerre > En signe de solidarité avec Florence Aubenas, journaliste de Libération, et Hussein Hanoun al-Saadi, son interprète, Les Inrocks invitent chercheurs et journalistes à réfléchir sur leur disparition et les questions qu’elle suscite.

Messages

  • Les Inrocks, ils ont oublié d’inviter les journaleux à une prière commune en faveur de Florence Aubenas. Sûr que celle-ci va se trouver réconfortée si elle parvient à déchiffer la corcufferie ci-dessus.

    • Plus fort encore que les Inrocks !!!

      « jeudi 03 mars 2005 (Liberation - 06:00)

      Le vendredi 4 mars, la randonnée parisienne en rollers sera dédiée à Florence Aubenas, Hussein Hanoun al-Saadi et Giuliana Sgrena. Libération et Reporters sans frontières donnent rendez-vous vendredi 4 mars à 22 heures devant la gare Montparnasse * à tous les amateurs de rollers.
      Après les terribles images de Florence Aubenas diffusées mardi, la mobilisation est plus que jamais nécessaire. Nous appelons les Parisiennes et les Parisiens à descendre très nombreux dans la rue.
      Un T-shirt, réalisé spécialement pour ce rassemblement, sera distribué au départ de la randonnée. Il portera l’inscription : « Ils sont partis pour nous, ils rentreront grâce à nous. »
      * En cas d’intempéries, la manifestation serait reportée au 25 mars.
      Reporters sans frontières et Libération remercient Pari-Roller et la région Ile-de-France pour leur soutien. »

  • Le député Julias est très demandé ! Je voudrais faire une remarque. Cet homme s’était investi pour la libération de Chesnot Et Malbruno. Il avait malheureusement échoué. J’ai trouvé très inconvenant voir abject, le comportement de l’un de ces journalistes envers M. Julias qui s’était dépensé pour lui ! Le gouvernement a suivi bien sûr les deux revenants...car en cas de réussite du député c’était un blâme ! Lamentable. Arnaud.

  • Tout le monde est solidaire. Ça commence à être pénible de ne pas pouvoir se regarder penser, comme le fait Corcuff, sans être obligé d’afficher sa solidarité avec Florence Aubenas. J’ai rien contre elle mais pourquoi ne pas afficher la même solidarité avec les ouvriers des chantiers victimes d’un accident du travail ? C’est du même ordre (et il y a beaucoup plus d’ouvriers qui tombent que de journalistes).

    • ça c’est une vraie question : pourquoi a-t-on toujours la solidarité sélective...? Je n’ai pas de réponse... Je suis totalement solidaire de Florence Aubenas... Et puis en même temps à deux pas de chez moi un sdf est mort de froid... C’est vrai, il y a des solidarités super développées avec certains peuples, certains individus, tandis que d’autres peuvent crever comme des chiens, on ne sait trop pourquoi... Parce qu’ils n’entrent pas dans le cadre d’explications idéologiques, parce que ceux qui les font souffrir ne sont pas le grand Satan qu’on adore détester... Parce qu’ils ne sont pas télégéniques....
      Sauf que Florence Aubenas, justement, est, ou était, de ceux qui souvent allaient traquer, débusquer les oubliés....

    • "Sauf que Florence Aubenas, justement, est, ou était, de ceux qui souvent allaient traquer, débusquer les oubliés...."

      Je ne crois pas que c’est l’explication. D’ailleurs Chesnot et Malbruno n’avaient pas cette réputation et on a parlé d’eux tous les jours. Je comprends la mise en avant de l’otage pour ne pas que le gouvernement nous endorme à coups de "restez tranquille, pas de vague, on s’occupe de tout". Mais ce qui me gêne c’est l’insistance sur la qualité de JOURNALISTE. Vous comprenez, les journalistes, ils font un métier qui leur fait risquer leur vie pour défendre notre DROIT À L’INFORMATION.

      1) il y a beaucoup plus de risque à travailler sur les chantiers et on ne dit pas grand chose sur la mortalité à la suite des accidents de travail, infiniment supérieure à celle des journalistes, y compris reporters.

      2) si vraiment le Droit à l’information (j’ajouterais la liberté d’informer) était le soucis, on ne laisserait pas se faire la concentration des principaux médias d’information aux mains de multinationales du béton ou de l’armement vivant de commandes publiques.

    • Moi je trouve que c’est bel et bien crucial de défendre les journalistes, parce que sans journalistes, sans infos, tout le reste se délite, c’est une réaction en chaîne : les répressions, les escadrons de la mort de toutes sortes, les bourreaux en uniforme et les soi-disants "résistants", les super exploiteurs de main d’oeuvre ont les mains encore plus libres…
      Et si les grand médias ne daignent pas parler des souffrances qu’ils ne trouvent pas télégéniques, c’est à nous de le faire. Il y avait un très bon mot d’ordre il y a quelques années : "BECOME THE MEDIA" !

  • Je déclare ne PAS etre solidaire avec Aubenas, journaliste du banquier Rothschild.

    Ma solidarité va d’abord au peuple irakien,
    première victime de l’impérialisme des EU et de ses valets en Europe.

  • C’est lamentable !!!!!!!!!!!!!!!

    Plus rien n’est dicible

    Tout peut être retenu contre vous :

    . le lieu dont vous parlez (sociologue, français, ...)

    . ce dont vous parlez (pourquoi avoir choisi ceci plutôt que cela ... qui est plus important ...)

    . la manière dont vous parlez (corcuferie ...)

    Ils ont gagné !

    Bientôt règneront le silence ... et la pub.

    Que sommes-nous devenus ???????????

    Poissonrouge

    P.S : Florence ... tiens bon ... nous sommes avec toi ...