Accueil > RECHERCHE : à propos d’un article paru dans Le Monde

RECHERCHE : à propos d’un article paru dans Le Monde

Publie le samedi 9 avril 2005 par Open-Publishing

Indépendance des Chercheurs
http://www.geocities.com/indep_chercheurs

A propos de l’article du Monde :
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-634937,0.html

Bien sûr, la recherche ne doit pas être commandée en fonction de retombées à court terme, nous le savons tous. Mais en l’occurrence, et aussi dans les actions récentes de la coupole de "Sauvons la Recherche", le souci principal semble être des questions de prérogatives au sommet en matière budgétaire et organisationnelle plutôt que le statut des personnels qui, pourtant, se trouve
très directement menacé.

Pour le reste, le "pilotage" et l’organisation "par projets" de la recherche nous ont été imposés un peu partout au cours des deux dernières décennies par des gens qui, en principe, font de la recherche fondamentale. Comme on nous impose une sorte d’industrialisation de cette recherche "fondamentale" via de grands programmes solidement embrigadés et décidés au sommet, où le métier de chercheur perd une bonne partie de sa signification pour laisser de plus en
plus la place à un travail d’exécutant. C’est un véritable asservissement de
la main d’oeuvre intellectuelle, qui n’a pas lieu seulement dans la recherche
mais un peu partout. Se tenir à l’écart de cette "mouvance" et tenter de
préserver son indépendance est très dur, car on se retrouve seuls en face des
lobbies qu’elle génère. Le "pilotage par projets" avec un pouvoir
discrétionnaire des "chefs" est le point central de la LOLF de Jospin contre
laquelle personne ou presque ne s’est mobilisé en 2001. Ajoutons que la
transparence sur les retombées réelles des projets scientifiques financés (par
exemple, les éventuels liens technologiques avec le secteur militaire, les
intérêts des lobbies industriels...) ne fait pas partie de ce que la "base" est
habilitée à demander.

Ce n’est pas rare, d’ailleurs, d’entendre des responsables de la "recherche
fondamentale" à des échelons divers dire, par exemple, que l’adaptation à
court terme aux besoins d’un projet doit l’emporter sur la compétence
professionnelle globale au niveau des choix d’embauches et de promotions. Un
point de vue que la conseillère de Jospin Anne-Marie Leroy défend ouvertement
dans son article : http://www.cadres-plus.net/pdf_lire.php?num=463 dont nous
avions déjà parlé. Critère qui permet pratiquement de tout faire et de tout
justifier, y compris la précarité croissante.

Ce qui frappe, c’est qu’au moment des manifestations du 9 mars Alain Trautmann
se soit lancé à réclamer encore une fois une nouvelle loi d’orientation de la
recherche, sachant pertinemment (et surtout au vu des copies de Fillon) qu’elle
ne pourra être que pire que l’actuelle de 1982. Qui a intérêt à une nouvelle
loi d’orientation ? Ce n’est pas les chercheurs, car tout le monde sait que
dans la nouvelle loi les échelons les plus bas, les emplois des jeunes...
deviendront officiellement précaires, et qu’il est même question de faire
disparaître le corps des chargés de recherche titulaires pour les remplacer par
des CDD. En réalité, il y a déjà eu un refus net, depuis 1984, d’appliquer de
manière conséquente les lois de 1982 et 1984, notamment en ce qui concerne le
statut des doctorants. Voir par exemple :
http://www.geocities.com/indep_chercheurs/TractIndep010405.doc et des
articles précédents sur le même site.

Curieusement, l’article du Monde ne souffle mot sur une question aussi
essentielle que celle du statut des personnels : peut-on faire de la recherche
avec une vue à long terme si on a un statut précaire et qu’on est constamment
tenu en haleine par l’instabilité d’emploi ? Nous ne le croyons pas.

Indépendance des Chercheurs

Suit l’article du Monde :

Point de vue
Recherche fondamentale : le gouvernement fait fausse route
LE MONDE | 04.04.05 | 15h24 • Mis à jour le 04.04.05 | 17h04

En 2004, les chercheurs de toutes disciplines, de plus en plus amers face à la
place réduite de la recherche dans les budgets publics et privés, se sont
mobilisés pour "sauver la recherche". Ce fut un magnifique élan de la part
d’une collectivité fière et blessée. Le gouvernement accorda quelques créations
de postes. Mais le débat reste entier.

Nous avons le sentiment que ni les pouvoirs publics ni les grandes industries (à
de très rares exceptions près) n’ont de la "recherche" la même définition que
les chercheurs eux-mêmes. Si bien que le problème, encore sans solution
véritable, continue d’être posé de façon de plus en plus cruciale.

Une menace lourde pèse sur l’avenir de la recherche en France, et, par voie de
conséquence, sur toute la vie intellectuelle, économique et sociale. C’est
pourquoi, un an plus tard, les chercheurs se font à nouveau entendre.

Qu’entend-on donc par "recherche" ? Avant tout, la "recherche fondamentale", qui
se préoccupe, sans souci des applications, de comprendre les mécanismes de la
nature ­ chimie, physique, biologie, géophysique, etc. ­ ou de la société ­
sociologie, ethnographie... La recherche mathématique est plus difficile à
définir.

Mais, pas plus que les autres domaines de la recherche fondamentale, elle n’est
pilotée par l’aval : le souci du rendement, l’espoir de retombées pratiques, le
désir de profit matériel.

Le pilotage est au contraire par l’amont : par la curiosité, les recherches déjà
abouties et prolongées par des interrogations, la quête de réponses à ces
questions scientifiques. C’est aussi la recherche appliquée, qui développe
outils et méthodes. Indissociable de la recherche fondamentale, elle procède de
la même logique.

La recherche permet l’élaboration des connaissances. Ses acquis passent dans la
vie quotidienne sous de multiples formes, culturelles aussi bien que
matérielles. Le développement des applications, souvent appelé "innovation",
n’est pas de la recherche. Ni fondamentale ni appliquée. C’est l’exploitation
des résultats des deux facettes étroitement imbriquées de la recherche.
Pourtant, c’est à ce développement des applications que notre gouvernement et
la plupart des industriels, inconscients de cette réalité, souhaitent limiter
leurs activités.

Faire de l’essor de la recherche fondamentale un objectif prioritaire est
essentiel, c’est la source de toutes les évolutions de nos modes de vie et de
pensée. Nous voudrions donner quelques exemples tirés de nos disciplines.
Prenons l’astrophysique. Elle ne sert à rien, cela paraît clair ; nous dirions
presque que c’est un peu pour cela que nous l’aimons. Cette discipline
n’aboutit à la fabrication d’aucun objet, matériau ou concept d’usage courant ;
elle ne produit pas davantage d’énergie et ne laisse espérer aucun profit
financier ou économique. Et pourtant...

Newton, Fraunhofer, Kirchhoff et d’autres découvrent, aux frontières de la
physique et de l’astrophysique, la décomposition spectrale de la lumière.
L’analyse de la lumière du Soleil permet, plus tard, de déterminer sa
composition chimique et d’y découvrir l’hélium, inconnu jusqu’alors et
aujourd’hui présent dans de nombreuses applications industrielles et médicales.
Plus important peut-être, l’analyse de la lumière des astres nous donne une
autre idée de notre place dans l’Univers : elle montre que nous partageons avec
les mondes les plus lointains les éléments ­ hydrogène, carbone, oxygène ­ dont
nous sommes faits.

Autre exemple : Hertz découvre, à la fin du XIXe siècle, que la lumière arrache
des électrons d’un métal si sa fréquence dépasse une certaine valeur. Einstein,
dans un article publié en 1905, explique le phénomène en considérant la lumière
non plus comme une onde, mais comme un quantum, un grain d’énergie. Ce sera un
des éléments fondateurs, plus de vingt ans après, de la mécanique quantique.
Cette théorie est avant tout une révolution dans notre façon de voir
l’infiniment petit, mais elle en déclenche aussi une autre, celle de
l’électronique, puis des technologies numériques.

En biologie, toutes les études sont-elles menées pour vaincre une maladie, comme
les thèmes de recherche prioritaires de la nouvelle agence nationale de la
recherche pourraient nous le faire croire ? En réalité, c’est en comprenant la
nature que l’on a le plus de chances de vaincre une maladie. Un seul exemple
parmi des centaines. Tout au long du XXe siècle, des biologistes se prennent de
curiosité pour des micro-organismes capables de vivre dans des sources thermales
à plus de 70 ºC. Dans les années 1970, l’enzyme assurant la synthèse de l’ADN
d’un de ces organismes est isolée. En 1988, Mullis utilise cette enzyme pour
mettre au point une technique qui permet de copier des fragments d’ADN à des
millions d’exemplaires.

C’est une révolution pour la biologie et la médecine, permettant le diagnostic
précoce de maladies infectieuses comme la tuberculose ou le sida, la prévention
de certains cancers et beaucoup plus encore. C’est aussi une révolution pour la
paléogénétique, qui explore la biologie du passé. Cette discipline a ainsi pu
nous offrir une nouvelle vision du monde, tel qu’il était il y a quelques
milliers d’années. L’expérience acquise dans la récupération d’ADN en mauvais
état a bénéficié à son tour à la préservation des espèces et à de multiples
autres domaines.

La recherche en sciences humaines passe souvent pour la plus désintéressée, donc
la plus inutile de toutes. Mais c’est parce que quelques hurluberlus se sont
passionnés pour des manuscrits grecs, latins, arabes ou hébreux que s’est
imposée, à la Renaissance, la revendication d’un savoir libre, apte à
contredire, s’il le fallait, les vérités enseignées. Sans la connaissance de
l’algèbre arabe, il n’y aurait peut-être pas eu de mathématiques modernes. Sans
le courage des premiers humanistes, il n’y aurait eu ni médecine ni physique
modernes.

Plus modestement, le savoir accumulé depuis le XVIIIe siècle par des savants qui
ont voyagé dans des conditions très dangereuses au Proche-Orient ou passé leur
vie à lire des manuscrits n’est peut-être pas inutile pour comprendre la
complexité des rapports entre la Turquie et l’Europe ou le fondamentalisme
islamique. C’est parce qu’il y a eu au long des siècles des spécialistes
d’Homère ou de Villon qu’on hésiterait aujourd’hui à détruire le Parthénon ou
le toit de Notre-Dame de Paris. On peut penser que le développement
désintéressé de la recherche en sciences humaines n’est pas étranger à ce
minime progrès.

Aucun des scientifiques qui ont réalisé tous ces travaux n’avait la moindre idée
de ce qui en découlerait. Auraient-ils su rédiger une demande d’allocation de
recherche fondée sur les retombées de leurs travaux, telle que celles que notre
politique trop étroite et utilitariste exige de nos chercheurs ? Sans doute pas.
Ces retombées n’étaient pas prévisibles ; leur perspective était absente ; il
n’était pas possible de piloter quelque recherche que ce soit en vue de ces
applications.

Si bien que les pouvoirs publics et les industriels s’honoreraient de financer
la recherche fondamentale dans tous les domaines, y compris ceux en apparence
les plus éloignés de leurs propres domaines d’intérêt, même si elle ne semble
pas susceptible d’applications à court terme. C’est bien l’avenir, l’avenir
lointain, celui de nos enfants et petits-enfants, qui se construit ou se
détruit aujourd’hui. C’est l’avenir de la recherche, évidemment, mais aussi
l’avenir du pays. L’élaboration des connaissances par la recherche est un moyen
essentiel de faire face à l’inconnu. Sans une aide largement offerte, sans
contrepartie prévisible à la recherche fondamentale, notre pays n’a pas
d’avenir.

YVES COPPENS, professeur au Collège de France, chaire de paléoanthropologie
et préhistoire.

GÉRARD FUSSMAN, professeur au Collège de France, chaire d’histoire du monde
indien.

AXEL KAHN, directeur de recherches à l’Inserm, directeur de l’Institut Cochin.

JEAN-CLAUDE PECKER, astrophysicien, professeur honoraire au Collège de France.

GABRIELE VENEZIANO, professeur au Collège de France, chaire des particules
élémentaires, de la gravitation et de la cosmologie.

JEAN-PIERRE VERNANT, historien de l’Antiquité, professeur honoraire au Collège
de France.

HUBERT REEVES, astrophysycien, directeur de recherches au CNRS.

Article paru dans l’édition du 05.04.05