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vidéo : la colère froide d’un citron pressé

Publie le vendredi 22 août 2014 par Open-Publishing
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Il suffit de regarder des photos assez récentes de Givors, au temps du plein emploi, à l’heure de la sortie des usines, (des rivières d’ouvriers emplissent les rues, on croit entendre le chahut, l’humour, les paroles et les rires venant de tous ces corps, de tous ces visages), pour comprendre l’étendue des transformations qui ont bouleversé la ville après la débâcle industrielle des années 80 et le stress qui en a découlé.

A l’Union Locale CGT où j’étais venu expliquer notre projet de film, deux femmes de permanence m’écoutent attentivement et ce que je raconte semble crever un abcès, un trop plein de paroles contenues. La rage est grande mais la colère est mâtinée d’un sentiment d’impuissance. Elles n’en peuvent plus : « La misère nous épuise, on est fatigué. » La veille elles ont reçu un homme qui s’est pendu à son travail, il s’en est fallu d’un rien avant que ses camarades ne le trouvent et lui sauvent la vie. Il faisait partie d’un plan de licenciement et ne le supportait pas. Elles sont sorties vidées de cette rencontre et de l’énergie qu’elle ont du trouver une fois de plus pour réconforter, tenter de donner de l’espoir, voire essayer de trouver une solution, et ensuite retourner chez elles et faire à manger, continuer sa vie malgré tout. « On se sent comme des guerrières, ou des pompiers. »

Elles parlent de leur sens du combat pour tous, lorsqu’il y avait du travail. Aujourd’hui, elles ne sont plus que le dernier filet auquel les gens se raccrochent. Là où il n’y a pas si longtemps on défendait les droits durement acquis des travailleurs, aujourd’hui on épluche les dossiers de surendettement, on fait appel à la maigre caisse du syndicat pour répondre à des situations de détresse, car parfois les personnes qui viennent n’ont plus rien, et même plus droit à la sécurité sociale. Pour un syndicat qui a fondé son titre de gloire sur les conquêtes de 36, et « le droit à la Sécu pour tous », c’est dur à supporter.

Leur sentiment d’impuissance est grand, même si souvent on leur dit merci pour avoir simplement pris le temps d’écouter les récits des uns et des autres, trop plein de vies qui n’entrevoient plus de solution. « La misère nous tire vers le bas, même les vieux, anciens syndiqués, viennent nous voir, car ils ont de moins en moins d’argent. »

Nous avons rencontré Mr Trad la première fois où il venait à l’épicerie du Secours Populaire. Une démarche impensable pour lui qui avait travaillé toute sa vie, cette honte qui se traduit dans tout son corps, son visage, ses mains. Heureusement, les bénévoles savent accueillir et respecter ces blessures là, être prévenant, tenter de dédramatiser, rire avec lui, mettre à l’aise.

Il dit qu’il ne dort pas beaucoup, que toute la nuit il pense, et qu’il pense tellement qu’il en a des douleurs au ventre. Un silence qui se continue par ces mots : « C’est beaucoup, ça pèse. Je suis là, comme si j’étais dans un nuage, ça ne part pas. On vous laisse partir petit à petit, jusqu’à ce que vous n’existiez plus. Parfois, quand je suis à table, je regarde mon assiette, et je me dis que ce n’est pas normal que ça se passe comme ça. »

Avant de s’éloigner par la porte qui donne sur la rue, chargé de ses deux sacs ED emplis de nourriture, il dit encore : « Il y a un proverbe français qui dit que l’oiseau en cage ne chante pas de joie mais de rage, parce qu’il est enfermé, et qu’il veut s’évader. Je ne sais pas chanter mais je suis cet oiseau, je chante à l’intérieur de rage et de colère. »

Nous sommes allés rencontrer Mr Trad chez lui, il voulait témoigner pour tous les autres dans sa situation. Il habite au sommet d’une tour de quatorze étages dans un quartier périphérique, les Vernes. Une cité comme il y en a tant, des immeubles, des squares avec des jeux pour enfants, une supérette, une boulangerie et un café tabac journaux.

En nous ouvrant la porte, avec toujours cette gêne de se montrer ainsi, d’ouvrir son intérieur, il dit : « Ce n’est pas un château, c’est un abri, c’est un toit. »

Au montage, nous n’avons pas réussi à l’intégrer aux personnages du film. Il n’avait pas voulu nous revoir après cette rencontre, et je crois qu’il nous manquait de quoi le raconter autrement que par ses mots. C’est pourquoi je suis très heureux que vous puissiez comprendre un peu mieux la situation de Mr Trad, par le court montage vidéo qui suit. Depuis, il a pu rejoindre ses enfants à Marseille, et je n’ai plus eu de nouvelles. Quand je pense à lui, je me souviens qu’il commençait souvent ses phrases en disant : « Quand vous avez été un honnête homme sur terre… »

Ecoutez Mr Trad chanter sa vie, sa complainte de rage, elle nous permet de comprendre un peu mieux cet indicible du chômeur dont il parle si bien.

Jean-Pierre Duret

http://documentaire-pauvrete.blogs.la-croix.com/monsieur-trad-ou-la-solitude-du-chomeur-de-fond/2014/06/05/

Messages

  • L article communique une RAGE SALVATRICE ;
    Si seulement cette rage pouvait nous soulever nous,les perdants de la vie, et nous
    entrainer dans une lutte victorieuse qui fasse enfin le bonheur de
    l’humanite

    • pour cela il faut qu’un espoir renaisse car, à contrario de ce que pensent (mais le croient ils réellement ?) beaucoup de militants, on ne se bougent pas contre sans un POUR

      qu’ont fait les socialistes de gouvernement de l’idéal de l’émancipation sociale ?

      qu’ont fait les socialistes autoritaires de cet idéal en russie et ailleurs ?

      qu’ont fait les anarchistes ?

      qu’ont fait tous ces petits bourgeois qui en 68 et après trouvaient les prolos pas assez rouge ? ils sont devenus les drh "modernes", les larbins du capital

      tout est à reconstruire et cela ne se fera qu’avec les deux jambes qu’ a toujours eu le mouvement de l’émancipation sociale : les luttes et les alternatives concrètes répondant aux besoins premiers des prolétaires.