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Un non mélancolique

Publie le mercredi 18 mai 2005 par Open-Publishing
6 commentaires

de Philippe Corcuff

« Le désenchantement est une forme ironique, mélancolique et aguerrie de l’espérance ; il en modère le pathos prophétique et généreusement optimiste, qui sous-estime volontiers les terrifiantes possibilités de régression, de discontinuité, de tragique barbarie latentes dans l’Histoire. » Claudio Magris, Utopie et désenchantement, Gallimard, 2001.

Le XXe siècle, gorgé de promesses de progrès et de liberté, s’est aussi avéré tragique : l’horreur extrême de la Shoah, les autres barbaries génocidaires (des Arméniens, au Cambodge, au Rwanda...), les boucheries des guerres mondiales, les crimes du colonialisme et de l’impérialisme, les horreurs des stalinismes, etc.

Certains cherchent le réconfort dans la nostalgie de passés mythifiés. Nauséabonde nostalgie raciale pour l’extrême droite ou inquiétante nostalgie du « combat contre les Sarrasins » chez de Villiers. Nostalgie de l’Etat-nation chez les souverainistes de droite et de gauche. Nostalgie du mouvement ouvrier traditionnel, incarnée avec une beauté digne par Arlette Laguiller. D’autres, n’en finissant pas de régler des comptes avec leur passé stalinien ou gauchiste (comme Daniel Cohn-Bendit), cultivent la nostalgie par la négative, par le ressentiment, mais en en restant prisonniers, incapables de saisir des pépites d’inédit dans les mouvements de l’histoire. Toutefois, comme les tenants du « c’était mieux avant » cher à Alain Finkielkraut, ils risquent que « le mort ne saisisse le vif », selon la formule de Marx. Que les griffes du passé n’enserrent les aspirations du présent.

A l’inverse, les leaders des deux forces politiques provisoirement hégémoniques, UMP et PS, jouent d’un faux optimisme, un optimisme-marketing pour campagne électorale. Mais, justement, l’enthousiasme publicitaire des couples Raffarin/Lorie et Royal/Hollande sonne faux, comme s’ils n’y croyaient pas vraiment...et s’enfoncent un peu plus dans un monde marchand dénaturant la belle idée d’Europe. Ainsi, l’écart se creuse entre professionnels de la politique et citoyens ordinaires !

A distance de cette double tentation nostalgique et béatement optimiste, une attente mélancolique n’émerge-t-elle pas dans certains secteurs de la population, et en particulier au sein du « peuple de gauche » ? N’alimente-t-elle pas un des courants principaux du non au traité constitutionnel européen ? C’est en tout cas une hypothèse. Une mélancolie qui n’aurait pas oublié les blessures et les déceptions du passé, mais qui demeurerait ouverte aux arcs-en-ciel de l’avenir. Une mélancolie qui, refusant de s’enfermer dans le culte d’hier, se confronterait aux défis renouvelés du XXIe siècle (la résorption des énormes inégalités planétaires, l’ouverture à un monde métissé, les risques écologiques, l’égalité hommes/femmes, les enjeux de l’individualité, etc.) mais en gardant la mémoire des impasses et des faiblesses révélées par le XXe siècle. En abandonnant les mirages d’« absolu » et de « pureté », pour se coltiner les indépassables imperfections de l’action humaine tentant de transformer le monde.

L’avant-goût d’une telle politique mélancolique, on le sent poindre dans la galaxie altermondialiste, dans les mouvements sociaux et, plus largement, parmi nombre de citoyens déçus mais en attente. Cela concerne peu les organisations politiques. Quelques rares cailloux blancs, en pointillés de nos cheminements politiques, nous font cependant signe. A la croisée du champ intellectuel et de l’espace militant, le philosophe Daniel Bensaïd s’est efforcé de renouer les fils mélancoliques de l’anticapitalisme entre sa « génération 68 » et les plus jeunes, dans le bel éloge d’Une lente impatience (Stock, 2004). Empreint d’une mélancolie toute joyeuse, Olivier Besancenot exprime sur la scène politique la rencontre des héritages émancipateurs des combats collectifs et des impétuosités de l’individualité contemporaine. Tous deux militants de la Ligue communiste révolutionnaire, ils ne correspondent guère aux images médiatiques qui traînent paresseusement sur cette mouvance : « archaïque », « extrémiste », « gauchiste », etc.

Mais les cailloux blancs de nos espérances mélancoliques sont quelque peu clairsemés face à la taille des problèmes à affronter. C’est là que la force d’un non européen au néolibéralisme pourrait permettre d’accélérer les choses, de redistribuer les cartes, en France et en Europe. Cependant l’action politique ne renvoie qu’à des paris, adossés à des valeurs, nourris de connaissances partielles, vers un avenir pour une part incertain. Ces paris n’autorisent pas l’arrogance des certitudes ni la diabolisation unilatérale du non ou du oui. Ceux-ci sont d’ailleurs travaillés, chacun, par des paris hétérogènes. La fermeté des convictions et de l’engagement n’appelle pas nécessairement le manichéisme. Et, dans les polémiques en cours, le « non de gauche » n’apparaît pas le plus manichéen et le plus catastrophiste dans ses discours. On peut défendre le non, mélancoliquement, avec la tranquille indocilité du gauche explorateur d’un monde à rebâtir.

Paru dans le quotidien régional Sud-Ouest, lundi 16 mai 2005

http://www.sudouest.com/160505/opin...

Messages

  • Je regrette Philippe, mais je ne suis ABSOLUMENT PAS de ton avis.

    Personnellement, je lutte contre le capitalisme mais je ne suis ABSOLUMENT PAS du genre à me plonger dans la nostalgie. Pour moi, le combat de gauche est un combat progressiste. Il est synonyme de progrès et d’égalité. Bien sûr, on regarde dans le rétroviseur, pour ne pas commettre les mêmes erreurs qu’autrefois. Mais le combat de gauche : laïc, féministe, anti-raciste, anti-homophobe, anti-raciste et anti-capitaliste est résolument progressiste et donc tourné vers l’avenir et non le passé.

    • Tu te sens peut-être blasé, désabusé, etc. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Nous allons de l’avant, justement parce que nous combattons le passé et ses valeurs.

      Ne mélange pas tout ...

    • La nostalgie, c’est s’enfermer dans le culte du passé. C’est ce qui est critiqué dans cet article.

      La mélancolie, c’est garder des traces des désenchantements passés et des risques pour le futur, afin d’ouvrir de nouvelles voies pour l’avenir justement.

      La mélancolie s’oppose seulement à l’optimisme béat, mais pas à tout progrès, comme pari (voir le livre de Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique). Comment être béatement progressiste après les catastrophes du XX° siècle et les menaces écologistes ? Pourquoi ne pas redéfinir justement un progrès mélancolique ?

      un écolo-libertaire mélancolique

    • Moui ....

      Je pense que les luttes que nous mènons ne doivent pas
      être enfermées dans ces notions de tristesse qui en affectent
      la dynamique. Je ne voudrais surtout pas de combats larmoyants.
      Nos luttes sont fondamentalement positives et elles n’ont
      aucune raison de nous lier à une tristesse, qu’elle soit d’ordre
      nostalgique ou mélancolique. Je la vois comme une bouffée
      d’oxygène dans un système qui cherche à nous en priver.

      Je suis moi-même anarcommuniste, situationniste et écolo.
      Mais je ne me retrouve pas du tout dans cette tristesse avec
      laquelle vous caractérisez nos combats.

      La nostalgie est liée au passé et la mélancolie peut être liée
      au passé, au présent et aussi à l’avenir, mais si c’est pour
      changer le monde et en faire un nouveau en traînant la savate
      bâti sur la mélancolie ou la nostalgie, merci, très peu pour moi !
      On a bien assez d’un monde triste pour le remplacer par un
      monde triste. Ca fait des millénaires qu’on nous bassine avec
      la souffrance et la tristesse. J’ai le bonheur de participer à
      quelque chose qui va bouleverser tout ça, et franchement,
      ça ne m’emballe pas des masses de voir notre combat être
      entâché de morosité. C’est bien assez dur au quotidien,
      la vie dans cette société. On n’est ni dans un monastère,
      ni dans un couvent, ni à un enterrement. Ce que nous faisons,
      ce pour quoi nous luttons est éminament vivant et positif.
      Aucune raison de jouer les dépressives/ifs.
      Le monde dans lequel on vit, oui. Il est lugubre, et lui
      peut nous déprimer, mais pas nos combats.

      Vive le dynamisme, à bas la morosité ! :o))

    • Si c’est pour combattre livide, autant rester au lit.

  • On appelle ça fendre les poils en quatre.