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Où va la direction de la CFDT ?

Publie le samedi 14 juin 2003 par Open-Publishing

POINT DE VUE

Où va la direction de la CFDT ?, par Jacques Rigaudiat

LE MONDE | 11.06.03 | 13h06 • MIS A JOUR LE 11.06.03 | 16h44

Mis devant le fait accompli des choix de la direction de la CFDT, nombre de ses militants au mieux s’interrogent, au pire sont en profond désarroi. Ce qui jette le trouble ? La rupture de l’unité syndicale dans un moment où la montée de la mobilisation l’aurait, au contraire, exigée et alors qu’elle avait été - difficilement - obtenue.

La déclaration du 7 janvier, signée par sept organisations, constituait pourtant une véritable charte commune de la réforme des retraites, que chacune - et c’est une grande première - désormais reconnaît comme nécessaire.

Aux yeux d’un observateur un tant soit peu attentif, ce sont moins les choix de la direction de la seconde organisation syndicale française qui sont surprenants que la... surprise des commentateurs.

Comment oublier qu’une partie analogue s’était jouée il y a huit ans ? Le 30 octobre 1995, une déclaration commune de huit organisations (les mêmes qu’aujourd’hui, plus la FEN) traçait les grandes lignes d’une réforme de la Sécurité sociale. On sait ce qu’il advint quelques semaines après.

Devenu en juin 1997 conseiller de Lionel Jospin, premier ministre, après l’avoir été auparavant de Michel Rocard, j’avais alors été frappé par l’évolution symbolique qui était intervenue entre-temps.

Là où, en 1991, j’avais laissé une CFDT institutionnellement peu présente, je la retrouvai ayant très exactement pris la place qui avait été celle de la CGT-FO d’André Bergeron : présidence de l’Unedic, obtenue après la signature, en juillet 1993, d’une convention instaurant la dégressivité des allocations chômage, présidence de la CNAM, après le soutien au plan Juppé.

Paradoxe de ces temps de crise et de désyndicalisation, l’organisation autogestionnaire que, jeune militant, j’avais connue et activement fréquentée était devenue le nouveau chantre du syndicalisme d’accompagnement et "l’interlocuteur privilégié" des pouvoirs en place.

Cette évolution vient de loin. Son origine est très précisément datée : janvier 1978. Après que, dans le courant des années 1970, ses principaux dirigeants se furent fortement impliqués politiquement derrière Michel Rocard dans les réflexions de l’alors jeune Parti socialiste, avec l’éclatement de l’Union de la gauche, puis l’échec aux élections de 1978, la désillusion précipita l’autocritique. En janvier 1978, pour le rapport Moreau : "L’affirmation du débouché politique des luttes nous a entraînés à privilégier l’action gouvernementale et nationale (...), cette attitude a entraîné à la fois une certaine passivité de l’opinion et des travailleurs et une politique globale et idéologique...".

Quinze mois plus tard, le congrès de Brest entérinera cette ligne de "recentrage". Pour la CFDT, la négociation n’est plus "un moyen parmi d’autres", mais "partie intégrante de l’action".

Cette distinction peut sembler byzantine, elle est en réalité d’importance capitale pour comprendre l’évolution de la CFDT : désormais, la négociation sera recherchée en elle-même, même "à froid" sans constitution d’un rapport de forces préalable. Le contrat qui vient clore la négociation peut alors apparaître comme l’_expression la plus achevée de la démarche autogestionnaire.

En 1980, la rupture de l’accord de janvier 1966 avec la CGT viendra, sur le plan syndical, confirmer la volonté d’autonomie d’action de la CFDT.

Dès cette époque, donc, tout, déjà, était en place.

De "recentrage" en "resyndicalisation", ces choix seront depuis lors constamment réaffirmés. Sans faire question ? Tout au contraire. Mais de dénonciation des "coucous" trotskistes (1978), en exclusion de ces mêmes, devenus "moutons noirs" (1988), et jusqu’à l’éviction d’un secrétaire général jugé trop ouvert (Jean Kaspar remplacé par Nicole Notat, en 1992), en épurant ses opposants, cette ligne ne cessera jusqu’à aujourd’hui de se renforcer.

La défaite progressivement avérée de la deuxième gauche ne fera que conforter les dirigeants de la CFDT dans cette conviction. Après l’arrivée de Mme Notat et, singulièrement, depuis 1995 avec la stratégie dite du "nouveau contrat social", cette évolution s’accélère.

C’est peu de dire que, dans cette dérive vers un véritable fétichisme du contractuel, la forme, parfois, finit par primer sur le fond. Exemple : cet argument donné par la direction confédérale pour expliquer sa signature du 15 mai : "Le dossier retraite nous échappant, il passait (...) dans le camp politique. Nous ne voulions pas laisser filer le dossier dans les mains des députés sans l’avoir verrouillé."

Curieuse conception des rapports entre démocratie sociale et démocratie politique, où, parce que la première est postulée seule légitime, la seconde n’est là que pour enregistrer servilement l’accord. A quoi bon, alors, élire des représentants ? Pourquoi ne pas se contenter de désigner des scribes ? En vertu de la nature même du processus qui les fait naître, et quel que soit leur fond, la loi serait oppressive et le paritarisme libérateur.

Dans ces conditions, un gouvernement de droite, qui est en général à la recherche d’une caution, est un partenaire potentiel. Quant à la gauche, dès lors qu’elle a un projet validé par la victoire électorale, elle est un concurrent.

C’est, en résumé, ce que nous avons eu à vivre au cours de la législature précédente.

Déjà, la réception à Matignon des associations de chômeurs en janvier 1998 avait fait problème pour la direction de la CFDT. Elle n’était venue rencontrer le premier ministre que pour lui dire son dépit : présidente en titre de l’Unedic, sa secrétaire générale voyait les choix qu’elle venait de faire discutés dans la rue et, pourquoi pas, peut-être même remis en cause par les pouvoirs publics...

Acceptant la mort dans l’âme de "déférer à la convocation" qui, selon elle, lui avait été envoyée, la délégation conduite par Mme Notat ne vint pas à Matignon pour négocier ou faire évoluer quoi que ce soit des choix de l’assurance-chômage. Que le gouvernement se débrouille avec les chômeurs mécontents...

Ces rapports, qu’à l’instar des diplomates on qualifiera aimablement de francs, durèrent jusqu’à la fin. Jusqu’à, par exemple, le vote au printemps 2001 de la loi dite de "modernisation sociale", qui, après les affaires Michelin, Cellatex, Moulinex puis LU, et malheureusement tant d’autres, modifia de façon drastique la législation sur les licenciements. Là encore, le fond fut largement critiqué au motif de l’absence de respect de la forme, au nom d’une bien improbable négociation entre partenaires sociaux, qui aurait dû venir en préalable.

Ce que le gouvernement de la gauche plurielle avait fait, le nouveau gouvernement s’est empressé de le défaire dès l’automne dernier, de le "suspendre", dans l’attente de l’heureuse conclusion d’une négociation à venir... Je doute fort qu’elle puisse jamais véritablement parvenir à se nouer.

Entre-temps, le Medef, organisme de combat, était créé sur les décombres du CNPF et les dirigeants patronaux modérés mis à l’écart.

Dans un tel contexte, le choix le plus lourd de conséquences fut, à l’automne 1999, le refus par la direction de la CFDT, au mépris de ses prises de position constantes, du "recyclage" des excédents de l’Unedic liés aux 35 heures. La réduction du temps de travail se traduisant par des créations d’emplois, et donc par des cotisants supplémentaires comme par des chômeurs en moins, l’Unedic se trouvait doublement bénéficiaire financièrement. Il n’était donc pas illégitime de lui demander de rétrocéder, de "recycler", une partie de cet excédent spécifiquement lié aux 35 heures pour aider au financement de la Sécurité sociale. Cette idée était depuis longtemps portée par la CFDT ; elle était inscrite dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2000. Le refus de la CFDT lui porta un coup fatal.

Ce refus ouvrit directement la voie à la "refondation sociale", voulue par le Medef et supposée aboutir à rien moins qu’une "nouvelle constitution sociale de la France". Elle était conçue comme devant être discutée entre les seuls partenaires sociaux. La CFDT s’y engagea de façon active - elle fut la seule - suivie de façon plus ou moins résignée, mais toujours sans illusion, par les autres confédérations qui ne pouvaient se dispenser d’être présentes.

On ne voit pas bien aujourd’hui quel profit les organisations syndicales, et a fortiori les salariés dont elles défendent les intérêts, ont pu tirer des différents chantiers qui ont alors été ouverts et dont aucun n’a pu déboucher sur des propositions concrètes et utilisables : formation professionnelle, voies et moyens de la négociation... On voit bien pourquoi, aujourd’hui encore, le bilan tarde à être dressé par ceux qui en furent les protagonistes !

On voit mieux, par contre, quelles difficultés cela a entraînées pour le gouvernement de Lionel Jospin.

Le "feuilleton de l’assurance-chômage" de l’été 2000 en a été la manifestation la plus connue. Il est très tôt apparu, début juin, que les négociations qui allaient s’engager pour le renouvellement de la convention risquaient d’avoir des conséquences qui n’étaient guère souhaitables, et notamment la remise en cause du service public de l’emploi. Il était envisagé que certaines de ses prérogatives propres, en particulier le contrôle de la demande d’emploi, soient prises en charge par l’institution privée qu’est l’Unedic.

Ce n’était pas acceptable pour le gouvernement ; l’aurait-il d’ailleurs accepté que la modification législative en ce cas nécessaire n’aurait pu trouver une majorité de gauche plurielle. Les deux ministres concernés, Laurent Fabius et Martine Aubry, écrivirent alors une lettre à l’ensemble des partenaires pour les informer par avance des enjeux que cette négociation présentait pour les pouvoirs publics.

On connaît la suite : par deux fois, une convention fut signée en tête à tête entre le Medef et la CFDT, par deux fois le gouvernement refusa de l’agréer. Une troisième version fut finalement agréée, après un échange téléphonique entre le premier ministre et le président du Medef. Non d’ailleurs que cette convention soit apparue véritablement satisfaisante. Les perspectives financières en particulier étaient totalement irréalistes et supposaient que le fameux PARE ait des effets fabuleusement positifs, ce qui relevait du conte pour enfants, mais enfin les prérogatives du service public étaient sauvegardées.

Tout aussi important était le fait que les dirigeants de l’Unedic, association privée loi de 1901, menaçaient de ne plus assurer l’indemnisation ; aller plus loin dans le bras de fer supposait alors d’envisager sa réquisition, ce qui demandait l’aval... du président de la République !

Pour avoir été la plus visible, cette difficulté ne fut pourtant pas à mes yeux la plus dommageable ; bien plus important me semble avoir été le fait que, contraint de rester spectateur faute de quoi il aurait été accusé d’ingérence, le gouvernement n’a pu ouvrir ses propres chantiers de négociation.

Ce n’est qu’à la veille de l’été 2001, avec la fin de ces chantiers supposés refondateurs, qu’il a été possible de renouer des discussions officielles avec les partenaires sociaux. Ils ont alors été tous reçus à Matignon en juin.

Mais il était déjà bien tard pour engager des négociations. Nous étions pourtant, non sans difficulté, parvenus à dresser une liste commune de thèmes importants : avenir de la Sécurité sociale, démocratie économique et sociale, sécurité sociale professionnelle... Mais, déjà, nous étions à la veille de la période des élections, seule une discussion concernant la santé a pu alors s’ouvrir en juillet.

Le choix fait par la direction de la CFDT de s’engager avec ce gouvernement-ci sur un ensemble de mesures concernant les retraites aura des effets à long terme. Sans aucun doute des effets sur le paysage syndical, peut-être même sur le paysage politique de la gauche. Nous verrons bien. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas le coup de tonnerre dans un ciel serein : il vient de loin et n’est que la dernière manifestation d’une évolution de fond.

Jacques Rigaudiat, ancien conseiller social de Michel Rocard puis de Lionel Jospin lorsqu’il était premier ministre, est conseiller référendaire à la Cour des comptes.

• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 12.06.03