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Le lobbying, discipline olympique

Publie le mercredi 6 juillet 2005 par Open-Publishing

Les candidats ont tout mis en œuvre pour rallier le vote des membres du CIO.

Par ALAIN LEAUTHIER

Libération, le vendredi 13 juillet 2001

Ancien professeur de philologie et ex-apparatchik communiste, le Mongol Shagdarjav Magvan n’est pas, a priori, le plus influent des 122 membres du CIO. Pourtant, ces derniers mois, peu d’entre eux auront été aussi courtisés que ce passionné de lutte dont le désir le plus cher est d’organiser un championnat du monde de la discipline dans son pays. Dans leur course aux voix des indécis - ou des girouettes -, les représentants de certaines des cinq villes candidates ont eu la promesse facile pour gagner le vote du camarade d’Oulan-Bator. Certes, comme le souligne un responsable de Paris 2008, « les promesses n’engagent que ceux qui veulent y croire ». N’empêche. La question se pose : combien seront-ils à désigner vraiment en leur âme et conscience le meilleur dossier ?

« Autrefois, il suffisait de contrôler quelques personnages clefs du CIO pour gagner, c’est comme cela que nous avons obtenu les Jeux à Moscou, malgré l’opposition farouche des Américains », affirme l’homme d’influence André Guelfi (1), ami à la fois de Horst Dassler, le défunt PDG d’Adidas, et de Juan Antonio Samaranch, le très bientôt ex-président du CIO. Cette époque est paraît-il révolue, balayée en 1999 par le scandale des pots-de-vin versés lors du choix de Salt Lake City pour les Jeux d’hiver 2002. Il serait désormais impensable, sauf à prendre un énorme risque, d’acheter ouvertement des délégués avec du liquide ou des virements bancaires, des présents somptueux ou même des prostitués, comme ce fut parfois le cas. Après un ravalement de façade et les exclusions symboliques de quelques brebis galeuses, le CIO veille à la probité des candidatures et garantit la transparence des procédures.

Aide médicale, dettes effacées. Alors, pour glaner les quelques voix qui feront la différence, Pékin, Paris et Toronto, les trois villes possédant une véritable chance de l’emporter, ont appris, ou révisé, les grandes leçons du lobbying. Les deux premières ont beaucoup misé sur leur réseau diplomatique afin de tester les intentions de leurs alliés « naturels » ou pour essayer de capter les voix des pays du Sud. Signes tangibles de cette mobilisation : un regain de l’aide médicale et économique à plusieurs pays africains possédant des représentants au CIO, des annulations de dettes annoncées au cours des derniers mois. Efficacité ? « Variable, estime un vieux routier du CIO. Probablement réelle avec les membres très liés au pouvoir politique du pays "ami", a fortiori quand il s’agit d’ex-ministres ou de hauts fonctionnaires. »

Les deux capitales se sont ainsi assurées d’un certain quota de voix. Restait ensuite à draguer toutes les autres. Pour y parvenir, les stratèges de Paris 2008 ont défini trois cibles principales : d’abord les membres du CIO eux-mêmes, puis les présidents des grandes fédérations sportives et enfin les athlètes. Depuis la réforme des statuts votée en 1999, les premiers, les « votants directs », ont été mis à l’abri des tentations : les villes ne peuvent plus les accueillir - et éventuellement les « régaler » - à la seule exception des membres de la commission d’évaluation conduite par le Néerlandais Hein Verbruggen. Les candidats sont donc allés à eux. Officiellement, les rencontres organisées dans le cadre de « manifestations du mouvement olympique » ont été tolérées. « Car il fallait bien tout de même que les villes fassent leur lobbying », estime le Français François Carrard, directeur général du CIO. On a donc vu les uns et les autres, quelquefois au même moment, à New York, à Boston, au Brésil, au Paraguay, en Asie à plusieurs reprises, à Saint-Marin ou encore à Rome. Avec comme point d’orgue la réunion de la commission d’évaluation du CIO - et parallèlement celle des fédérations sportives - mi-mai à Lausanne. Une semaine de chassés-croisés dans les palaces et les restaurants de la molle cité lémanienne où les lobbyistes des différentes villes se disputaient les faveurs des « CIO boys ». A ce petit jeu, John Bitove, le patron de Toronto 2008 s’est montré le plus agressif, sinon le plus efficace.

Petits déjeuners discrets. Mais Claude Bébéar n’a pas chômé non plus. Le jour où il a été placé en garde à vue pour un délit bancaire, le fondateur d’Axa et président de Paris 2008 était sur le point de rallier Monbassa (Kenya) pour une réunion des comités olympiques africains puis, après, vers une destination moyen-orientale. En groupes au cours de dîners réunissant plusieurs centaines de convives, ou bien en tête à tête au cours de petits déjeuners discrets, il aura vu presque tous les délégués. Certains à plusieurs reprises. Seul ou accompagné d’autres globe-trotters chargés de « vendre » Paris 2008 : Jean-Claude Killy, Guy Drut, Henri Sérandour, Alain Danet et Maurice Herzog, tous membres actifs ou honoraires du CIO. Les deux premiers ont diffusé la bonne parole au sein même du Comité où ils jouissent d’une réelle influence, en particulier le Savoyard, un temps pressenti pour briguer la succession de Samaranch. Longtemps membre du conseil d’administration de Coca-Cola France et familier des milieux d’affaires américains, Killy a pu aussi compléter le carnet d’adresses de Bébéar pour se rapprocher des sponsors des Jeux. Essentiellement des firmes américaines, alléchées par l’ouverture du marché chinois et donc a priori favorables à Pékin. Les compagnies américaines ne sont pas les seules dans ce cas : plusieurs grosses entreprises françaises (bâtiment, transports, logistique, environnement) ont discrètement fait savoir leur soutien aux autorités chinoises. Un nom a filtré (Airbus), suivi d’un démenti embarrassé. Un autre, sans réelle preuve, a été fréquemment cité parmi les pro-Pékin : Vivendi, très à l’affût de contrats avec l’empire du Milieu.

Du coup, tous les efforts de Paris se sont concentrés contre la capitale chinoise, incontestable favorite, et sur les meilleurs moyens de réduire l’avance de celle-ci. Du contre-lobbying. Publiquement, Bébéar s’est abstenu de tacler trop durement sur le terrain des droits de l’homme et les risques d’un choix « non sécurisé ». En privé, ce fut une autre histoire, notamment aux Etats-Unis où les médias ont chauffé à blanc l’opinion. Sans que l’efficacité de cette campagne « off » soit bien certaine : « Contrairement à ce que les gens de Paris et de Toronto imaginent, les attaques sur ce terrain, dans la presse et sur de nombreux sites Internet, nous ont beaucoup agacés et n’auront certainement pas le résultat escompté », affirme un membre européen du CIO.

De Pinochet à Pékin. En prévision de la polémique, Pékin a très tôt confié son image et son marketing à plusieurs groupes de relations publiques de réputation mondiale. Pour les Etats-Unis et l’Asie, Weber Shandwick Worldwide ; pour l’Europe, Bell-Pottinger, agence chargée, entre autres dossiers difficiles, de la communication de Pinochet lors de son « séjour » anglais. Avec une idée à défendre : les JO et le vote du CIO doivent échapper aux contingences politiques, idée somme toute paradoxale puisque le choix probable de la capitale chinoise sera surtout politique. Les Canadiens de leur côté ont porté leurs efforts sur les médias, chouchoutés, surinformés, ultra-alimentés en brochures, e-mails, invitations à découvrir les futurs sites olympiques, et même soutenus « logistiquement » : le congrès de l’Association internationale de la presse sportive (Aips) s’est tenu à Toronto fin mai.

En coulisses, les coups bas n’ont pas manqué, même si à la commission d’éthique du CIO on a trouvé la campagne moins dure que les précédentes. Paris s’est par exemple plaint des affichages tonitruants et non autorisés des Canadiens. Lesquels ont largement médiatisé les incidents survenus lors du concert - pas bénévole - des trois ténors (Pavarotti, Domingo et Carreras) dans la Cité interdite de Pékin, où un journaliste américain a été malmené. Pendant que les Chinois, eux, protestaient avec la dernière énergie contre les stands de démonstration non conformes des Français à Lausanne.

Les trois villes ont surtout réalisé que la fin des grands blocs politiques Est-Ouest, puis le scandale Salt Lake City ont considérablement brouillé la carte électorale du CIO. Les alliances passées se défont et se recomposent au gré d’intérêts mouvants : sportifs, politiques ou économiques. Il ne faut pas une ou deux mais cinq, dix grilles de lecture pour saisir et comprendre les différentes couches du mille-feuille CIO. « C’est comme une élection politique, résume un animateur de Paris 2008. En beaucoup, beaucoup plus compliqué. ».

(1) Mis en examen pour son rôle d’intermédiaire dans l’affaire Elf.